Nous avions dévalé la prairie et franchi les buissons épineux et les rochers escarpés qui protégeaient l'accès à notre bassin. Comme d'habitude, arrivés au bord de l'eau nous allions, pour nous baigner à l'aise, ôter les maillots de laine tricotée que Maman nous avait fait mettre pour y descendre. Puis, avant de remonter à la maison, nous les mouillerions soigneusement avant de les remettre.C'était en 1953. Ma sœur jumelle et moi nous avions dix ans et depuis que nos parents nous avaient autorisés à aller nous baigner seuls dans ce petit bassin du torrent où nous ne rencontrions jamais personne, à quelques centaines de mètres en contrebas de la maison isolée où nous étions nés, nous répétions à chaque fois ce rituel, qui mérite peut-être quelques explications.
L'eau, à la maison, si elle arrivait au robinet sur l'évier c'est que mon père l'avait raccordé par un tuyau à notre source. Mais on avait gardé l'habitude de ne faire chaque jour qu'une petite toilette, juste la figure et les mains, avec un broc et une cuvette, dans la chambre, en se levant. La grande toilette, c'était le samedi soir. Tout nu, debout dans le tub, devant le feu, on se savonnait entièrement, puis Maman nous versait pour nous rincer un grand broc d'eau sur la tête. L'hiver on avait chauffé une grande marmite sur la cuisinière pour la tiédir. Quand nous avions atteint nos sept ans, Maman avait décidé que nous étions trop grands pour nous laver ensemble, Monique et moi. Mais nous avions continué à partager la même chambre et, quand nous montions nous coucher, à nous déshabiller ensemble sans la moindre gêne : personne n'avait songé à nous dire qu'il ne fallait pas.
À la rivière, où Papa avait pris soin de nous apprendre à nager, il en avait été de même. Papa se baignait en caleçon, Maman avec une robe légère, Monique et moi tout nus jusqu'à l'été de nos sept ans. Mais cette année-là Maman nous avait tricoté des maillots de bain en laine. Pour moi un slip et pour Monique un grand "une pièce". Mouillés, ils étaient lourds et pendaient un peu entre nos jambes au mépris de cette pudeur qu'ils étaient censés assurer. Quand nous les remontions, mon slip me venait presque sous les bras et les bretelles du maillot de Monique glissaient sans arrêt de ses épaules. Nous n'aimions pas, mais nous obéissions.
Et puis l'été suivant, Maman ne pouvant plus nous accompagner à ce bassin d'accès difficile parce qu'elle était en fin de grossesse, Papa, qui travaillait à la scierie, avait décidé que nous pouvions y aller tout seuls. Alors nous avions commencé par nous baigner sagement avec nos maillots. Mais très vite c'est Monique qui avait dit tout d'un coup.
- Zut, j'en ai marre de ce maillot, pas toi ? Si on les enlevait ? Il n'y a jamais personne ici. Personne peut nous voir !
J'avais approuvé sans hésiter, et nous avions donc aussitôt retrouvé ce plaisir de jouer nus dans l'eau et d'escalader les rochers nus au soleil auquel nous avions été habitués jusqu'à l'année précédente. Le lendemain, au moment de rentrer, je m'étais soudain avisé que nos maillots étaient restés secs. Qu'allait dire Maman ? Dans le doute et pour esquiver le problème c'est Monique qui avait pensé à les mouiller. Et il faut bien dire que par la suite le plaisir de faire ensemble en cachette quelque chose de défendu s'était ajouté à celui de jouer sans entraves. Nous avions passé ainsi tout l'été de nos huit ans, puis le suivant et les premiers jours de celui-ci. Papa travaillait, Maman gardait le petit frère et jamais personne n'était venu nous déranger.
Mais ce jour-là, quand au détour d'un dernier rocher nous avons découvert notre bassin, il y avait quelqu'un dedans.
Trois enfants. Deux étaient dans l'eau et les cheveux longs de l'un indiquaient une fille. Le troisième, en train d'en sortir pouvait avoir huit ans et c'était un garçon. Cela ne faisait aucun doute car il était tout nu. Nous nous sommes arrêtés, surpris et hésitants. Le petit garçon nous a aperçus et, sans paraître embarrassé le moins du monde, il nous a dit :
- Bonjour !
Alors les deux autres nous ont vus à leur tour et, sans sortir de l'eau, ils ont dit eux aussi "Bonjour" en agitant un bras.
Nous avons répondu :"Bonjour!" et comme nous restions là, sans bouger, c'est le garçon qui était dans l'eau qui a demandé :
- Vous veniez vous baigner ?
Et la fille a ajouté :
- Vous habitez par ici ?
Nous avons répondu oui aux deux questions, d'un ton qui trahissait sans doute notre embarras car le petit garçon qui était tout nu a repris :
- Faut pas vous gêner pour nous !
Nous avons commencé à nous déshabiller, encore incertains de ce que nous allions faire. Mais à ce moment la fille est sortie de l'eau. Elle devait avoir notre âge et elle aussi était toute nue. Habitué à la nudité de ma sœur, je n'en fus pas plus troublé qu'elle ne l'avait été par celle du petit garçon.
- Vous vous baignez tout nus ? a bizarrement demandé Monique, s'étonnant, comme moi d'ailleurs, que nous ne soyons pas les seuls.
- Ben oui, quand il n'y a personne que ça gêne ! Pas vous ? a répondu la fille.
- Si ! a dit Monique résolument en ôtant son maillot.
J'en ai fait autant sans plus d'hésitation et c'est alors que l'autre garçon est sorti de l'eau à son tour en me tendant la main. Là, Monique et moi avons échangé un rapide regard : il était un peu plus grand que nous et son sexe ne ressemblait pas au mien.
On l'aura compris, ma sœur et moi n'avions jamais vu nus que nous-mêmes et, sur le vieux dictionnaire en deux volumes de nos parents, des reproductions de tableaux en sépia où le bas-ventre des femmes était lisse et celui des hommes toujours caché. Ce sexe de garçon que la puberté avait commencé à transformer nous surprenait donc. Mais dans le regard que nous avions échangé, nous nous recommandions l'un à l'autre la discrétion qui s'imposait. Les trois enfants étaient parfaitement à l'aise et nous l'avons bientôt été avec eux autant que quand nous étions seuls.
Nous leur montrâmes notre maison, que l'on pouvait apercevoir en montant sur un rocher, et ils nous expliquèrent que leurs parents étaient occupés à planter leur tente à l'orée du petit bois, sur l'autre rive du torrent. En ces temps bénis le camping sauvage n'était pas encore interdit et ce site s'y prêtait à merveille.
- Vous voulez bien faire connaissance ? nous proposèrent-ils. C'est tout près !
Nous avions remis nos maillots pour les suivre, mais c'était si près en effet que nos nouveaux amis n'avaient pas jugé utile d'en faire autant. Et avant que nous ayons eu le temps de nous en étonner nous nous trouvions en présence d'un jeune couple en train d'installer son campement … dans la même tenue !
Ils se couvrirent en hâte en nous voyant et grondèrent leur fils aîné d'avoir amené ainsi sans les avertir des enfants que leur nudité pouvait choquer.
- Mais non, leur répondit-il. Ils ont remis leurs maillots parce qu'on leur avait rien dit mais ils ont l'habitude de se baigner tout nus, comme nous !
- Peut-être, reprit le père, mais peut-être pas avec des adultes !
C'était le cas en effet mais, déjà convaincus par le peu de temps passé avec leurs enfants qu'on pouvait sans problème être nu avec d'autres que son jumeau ou sa jumelle, si nous avions été surpris de les apercevoir ainsi de loin, avant qu'ils ne nous voient, cela ne nous avait pas empêchés d'approcher.
- C'est vrai, dis-je, mais il ne faut pas vous gêner pour nous.
- Si on avait su, on n'aurait pas remis nos maillots, dit Monique en amorçant un geste pour enlever le sien.
- Non, non, l'arrêta le père. Nos enfants ne se rendent pas compte et passe pour eux, mais il n'est pas question que nous soyons nus ensemble sans la permission de vos parents. Ils pourraient en être très choqués. En nous installant ici, nous ne pensions pas vous rencontrer et si vous y venez souvent vous baigner il vaudrait peut-être mieux que nous trouvions un autre endroit.
- Oh non! protestèrent les enfants. C'est chouette ici, et on s'amuse bien avec eux !
- Il y a peut-être une solution, intervint leur mère. On pourrait aller se présenter aux parents de ces enfants et leur expliquer la situation. Je pense que notre franchise les rassurerait sur notre honnêteté et ce serait à eux de décider s'ils nous acceptent comme nous sommes ou s'ils préfèrent que nous allions nous faire pendre ailleurs. Qu'en pensez-vous ?
- Ben… Vous avez sûrement raison dit Monique après m'avoir interrogé du regard. Seulement, ce qui est un peu embêtant c'est qu'il va falloir leur dire qu'on a l'habitude de se baigner tout nus tous les deux, sinon ils vont pas comprendre.
- Ah parce qu'ils ne le savent pas ? Hum, ça risque d'être un peu compliqué, remarqua le père.
- Je crois qu'il faudrait faire comme ça, dis-je. On va rentrer à la maison et commencer à expliquer à Maman. Si elle le prend mal, je crois que c'est pas la peine d'insister. Sinon, elle arrangera le coup avec Papa, quand il rentrera, à six heures et demie. On leur dira que vous voudriez venir les voir, et s'ils sont d'accord on reviendra vous le dire.
Ainsi fîmes-nous. D'abord choquée et fâchée contre nous, Maman, qui avait l'habitude de nous faire confiance se laissa assez rapidement convaincre de notre bonne foi.
- C'est vrai que ces maillots, avoua-t-elle …les premiers je les avais faits trop grands et quand ils étaient mouillés … Mais ceux de cette année, ils étaient mieux, non ?
En fait elle avait bien compris que la question n'était plus là.
- Des nudistes ! s'écria Papa quand on lui eut tout expliqué. Moi, c'est pas que ça me gêne vraiment, mais il faut pas être un peu tordus pur se balader tout nus dans la nature ? Enfin c'est vrai que s'ils se sont rhabillés et qu'ils vous ont empêchés de vous mettre tout nus sans notre permission, on peut rien leur reprocher. Allez ! Allez leur dire de venir qu'on se rende compte. Mais pas tout nus ! ajouta-t-il en riant.
Un quart d'heure plus tard toute la famille était là. Les parents discutèrent devant un apéro pendant que nous jouions dehors avec les enfants. Au coucher du soleil, ils repartirent vers leur tente. Les papas se serraient la main avec des tapes sur l'épaule et les mamans s'embrassaient.
Pendant le mois qui a suivi, nous étions, Monique et moi, plus souvent nus avec eux qu'habillés chez nous. Personne, décidément, ne venait jamais par là et peu à peu le domaine où les enfants et nous ne voyions pas la nécessité de porter des vêtements s'élargissait à la prairie, pour finalement s'étendre jusqu'à notre maison sans que nos parents y trouvent à redire.
Entre les nôtres et les leurs il y eut plusieurs apéritifs pour lesquels ils n'étaient pas nus. Puis un dimanche, après s'être assis un moment ensemble sur les rochers pour nous regarder jouer dans l'eau ils se décidèrent. Papa leur dit d'abord :
- Si vous avez envie de vous baigner, faut pas vous gêner pour nous !
Et ils profitèrent de la permission. Cinq minutes plus tard, timidement, après les avoir rejoints Papa attendait d'être dans l'eau pour jeter son caleçon sur la berge. Et presque tout de suite il appelait Maman.
Et Maman demandait à Monique de surveiller notre petit frère, puis se déshabillait à son tour pour le rejoindre sans plus se faire prier.
Pour Papa et Maman, cela se limita d'abord à la baignade et aux rochers qui entouraient le bassin. Puis ils décidèrent de faire à leurs amis la surprise de les accueillir nus pour l'apéritif suivant. Pas vraiment à l'aise, il leur avait fallu faire un effort et c'était vraiment pour leur témoigner leur amitié. Mais une heure plus tard quand ils se séparèrent la gêne semblait avoir disparu. À partir de là ils conservèrent l'habitude de vivre habillés, mais il arrivait à Papa, au lever, de sortir nu pour aller uriner dans le jardin et quand arrivèrent les orages d'après le quinze août à Maman de sortir toute nue dans le jardin avec le petit frère pour profiter de la douche, sous la gouttière. Quant à ma sœur et moi, même après le départ de nos amis et jusqu'à la rentrée nous ne nous habillâmes plus que quand il fallait descendre au village.
Aujourd'hui Maman, seule survivante de la génération des parents, vit toujours dans la maison d'autrefois. Il y a quelques années, à la mort de Papa, Monique qui était divorcée l'y a rejointe. Mais c'est aussi, l'été, le lieu où nos enfants et petits-enfants aiment à se retrouver. Le jardin se transforme alors en camping, les vêtements y sont facultatifs et les plus jeunes n'en portent presque jamais.
1 commentaire:
Beau récit, qui a réveillé des souvenirs : les maillots en laine qui pendent, alourdis ; le tub... (chez nous, on le sortait en été, dans le pré — gare aux taons !).
Découverte ici du partage du naturisme entre deux familles, avec toute la déontologie de rigueur. Un récit tout de finesse, de poésie et de respect.
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