
Il s'appelle Ily. Et le jour où nous avons aperçu sa silhouette noire, tassée au bout d'un appontement que le soleil n'éclaire jamais, a commencé pour nous une aventure à laquelle nous aurions refusé de croire si on nous l'avait racontée.
Nous, c'est ma sœur Isolde et moi. Plutôt romantique Isolde, comme prénom, et ça fait son désespoir parce que le romantisme, c'est pas qu'elle soit contre, comme elle dit, - à mon avis elle a même dû tomber dedans quand elle était petite, comme Obélix dans la potion magique - mais elle trouve que ça ne va pas, mais alors pas du tout avec son physique.
Aussi loin que je me la rappelle - elle a deux ans et demi de plus que moi - elle a toujours eu les joues plutôt roses et rondes, avec des cheveux bruns coupés courts. Pas vraiment le genre blonde évanescente auquel on s'attend avec un nom pareil. Mais en plus, depuis deux ans, elle s'est mise à grossir pas mal, et ce qu'elle cache toujours sous des pulls ou des tee-shirts trop larges, je sais pas trop si c'est des nichons ou des bourrelets. - Elle a horreur qu'on dise "nichons": elle trouve ça vulgaire. De toutes façons elle a horreur qu'on en parle. - Et pour compléter le tableau, elle a un appareil pour redresser ses dents. Alors quand elle dit qu'elle est horrible, moi je trouve qu'elle exagère un peu mais ... seulement un peu !
Non, je plaisante, mais en fait je l'adore. Bien sûr on se chamaille souvent : tous ceux qui ont des sœurs savent ce que je veux dire. Ça lui arrive de jouer la grande et de me traiter de bébé, mais on a quand même toujours bien chahuté ensemble. Même quand elle invite des copines à la maison, elle ne me laisse pas tomber. Je ne sais pas ce que ça va devenir à la rentrée, quand elle sera au lycée, mais pour l'instant, c'est ma meilleure copine. Et personne n’a intérêt à dire devant moi qu'elle est moche.
D'ailleurs il paraît que Maman était pareille à son âge. C'est dur à croire parce que ma mère, c'est pas parce que c'est ma mère, mais c'est un vrai canon. Tous mes copains le disent. Alors pour Isolde, on peut toujours espérer.
En attendant, elle a réussi à convaincre à peu près tout le monde de l'appeler Izy, ou Iz si on préfère. Moi, c'est comme ça que je l'appelle. Sauf quand elle m'appelle Riri. Il y en a qui ont pris cette habitude ridicule quand j'étais petit. Je déteste. Mon vrai nom c'est Hadrien. Avec H parce que mon père est fana d'histoire romaine et de Marguerite Yourcenar. J'adore pas non plus. Je veux dire le nom : l'histoire romaine j'aime bien ça. Et la mythologie encore plus. Yourcenar, j'ai pas encore lu. Mais Had, Hadri à la rigueur, ça va. Alors donnant donnant, si elle dit Had, je dis Izy, si elle dit Riri, je dis Isolde.
Heureusement que finalement on s'entend bien tous les deux, parce que l'endroit que les parents avaient choisi pour les vacances cette année, on risquait d'avoir du mal à y trouver des copains dans nos âges. Ils ont décidé de louer un chalet au bord d'un lac, à la montagne, pas trop loin de la ville où Papa travaille, pour qu'il puisse faire l'aller-retour tous les jours. Et bien sûr, au bord du lac il y a bien un village et, autour, d'autres chalets, mais petit le village. Et puis il y a eu Ily, et ça a commencé à changer pas mal de choses. Parce que Ily, c'est pas pareil.
Le samedi où il nous y a amenés, Papa a arrêté le 4x4 en haut du col, et il nous a simplement dit :
- Regardez !
Et il faut avouer que ça valait le coup d'œil. À nos pieds, le lac brillait au soleil, ceinturé de hautes montagnes. Elles s'écartaient un peu du bord de l'eau sur la rive ensoleillée qui nous faisait face et où s'enchâssait un minuscule village de carte postale. Ailleurs elles y dessinaient des caps et des criques, au creux desquelles des canots, amarrés à de courts appontements ou tirés sur la grève, signalaient la présence des chalets dissimulés sous les arbres.
- Il est où le nôtre? ai-je demandé.
- À droite, regarde vers le bout du lac : tu vois le dernier cap en face de nous ?
- Oui
- Juste après le cap, tu vois la petite plage ?
- Oui … Enfin …On devine, derrière le cap .
- C'est notre plage, rien que pour nous. Le chalet, on ne peut pas le voir d'ici, mais il est à trente mètres du bord de l'eau, et la piste forestière qui fait le tour du lac passe derrière, à peut-être cent mètres.
- Alors on sera vraiment tout seuls sur notre plage ? a demandé Izy.
- Mais oui ma puce, tu vas pouvoir te baigner tranquillement, sans avoir peur qu'on te regarde, puisque ça t'inquiète tant ! a répondu Maman en passant son bras sur ses épaules. Même le bout de plage qu’on voit d’ici, s’il y avait des baigneurs on les verrait comme des fourmis.
- Pas de voisins à moins d'un kilomètre, a précisé Papa et un seul chalet en face, mais de chez nous on ne le voit pas et, par conséquent, de chez eux on ne nous voit pas.
- Et moi, je te regarderai pas, promis : j'ai pas envie de faire des cauchemars ! ai-je dit.
- Toi, je m'en fous, si tu veux savoir !
- Trop aimable ! ai-je rétorqué.
Depuis qu'elle a grossi, c'est sa hantise à Izy, la peur qu'on la regarde. Au collège, elle fait tout ce qu'elle peut pour se faire dispenser de piscine, et l'an dernier, on était en vacances au bord de la mer, elle ne s'est pratiquement pas baignée de tout l'été. Elle acceptait de venir à la plage quand les parents insistaient, mais elle restait là, sur le sable, avec son grand tee-shirt trop large, et j'avais beau l'appeler, rien à faire pour la faire venir dans l'eau.
Sauf quand on a loué un pédalo. Là, quand on a été un peu éloigné de la plage, elle s'est décidée. Mais on pouvait pas se baigner tous les deux en même temps en laissant le pédalo à la dérive, alors c'était pas marrant quand même.
Je crois que c'est pour ça que, cette année, les parents ont décidé de louer ce chalet. Le tee-shirt, l’an dernier, ils n’avaient pas trop apprécié, surtout qu’on était sur une plage naturiste !
Là il faudrait peut-être que je précise. Les vacances les autres années, c’était toujours dans des centres naturistes. À la maison, on ne vit pas nus tout le temps, mais quand ça se trouve on ne fait pas attention et dès qu’on peut avoir le soleil et l’eau, les parents préfèrent. Et nous jusqu’à il y a un an ou deux on ne se posait même pas la question puisqu’on était habitués comme ça.
Quand Isy a commencé à se cacher, moi ça m’a étonné, mais les parents m’ont dit que c’était de son âge et qu’il fallait la laisser faire comme elle voulait. Mais quand ils ont vu que même à la plage elle ne quittait pas son tee-shirt, ça les gênait quand même un peu vis-à-vis des autres naturistes.
Alors le chalet et la plage cachée… Comme ça chacun fait comme il veut !
Rassurée, Isy a embrassé Maman et Papa avant de se retourner vers moi :
- Tu as vu comme c'est beau ? Un vrai coin sauvage : tu aimes ça, toi aussi, avoue !
Moi, j'aurais quand même préféré qu'on soit un peu moins seuls, mais après tout, si comme ça elle acceptait de chahuter avec moi dans l'eau sans faire d'histoires ...
On a repris la route, qui descendait en lacets puis passait sur le barrage avant de traverser le village. Après, c'était le petit pont sur le torrent, puis la piste forestière. On roulait peut-être deux kilomètres sous bois, avec des montées et des descentes, avant de la quitter sur la droite pour plonger sur le chalet. Bien, le chalet. Pas très grand : on se retrouvait avec une chambre pour deux, Izy et moi, comme quand on était petits, mais pour des vacances où on allait beaucoup vivre dehors, ce n'était pas grave. Et surtout, deux surprises nous attendaient : sur la pente qui séparait le chalet du bord de l'eau, un canoë à deux places et, sous un appentis, deux VTT. Les vacances s'annonçaient bien.
Nous regardions le soleil se coucher derrière le petit cap, dont l'ombre, recouvrait déjà presque toute notre plage, tandis que celle des montagnes, tombant dans l'eau presque à pic sur la rive opposée, en enveloppait une large bande en face de nous. Il ne restait d'éclairé qu'un triangle de montagne boisée, de grève et d'eau scintillante, sur notre gauche.
- Il est où, le chalet d'en face ? a demandé Isy.
- Tu vois les deux rochers qui tombent à pic dans l'eau ? a répondu Papa. Entre les deux il y a une crique assez profonde que le premier nous masque. Le chalet est caché au fond. Je dis caché, parce qu'en fait, le seul endroit d'où on puisse le voir est une petite bande de notre versant, à quelques centaines de mètres avant d'arriver ici. Et encore, il faut quitter la piste pour se dégager des bois.
- Comment tu le sais, toi, alors ? ai-je demandé.
- Je l'ai repéré sur la carte d'état-major, et il m'a intrigué parce que, placé comme il est, il ne peut jamais recevoir le moindre rayon de soleil. Alors j'ai eu la curiosité d'essayer de l'apercevoir depuis notre rive. En revanche il y a une jolie plage et, d'après la couleur de l'eau, ce n'est pas profond : une vraie piscine. Mais éternellement à l'ombre.
- Tandis que nous, on a le soleil toute la journée, a conclu Maman. Profitez donc des derniers rayons pour vous baigner, tous les deux
- Vous voulez pas qu'on vous aide ? a demandé Isy.
- Mais non, tu es gentille, mais on se débrouillera très bien sans vous.
Nous n'avons évidemment pas insisté et le temps de semer nos vêtements sur les trente mètres qui nous en séparaient, nous étions dans l'eau. Pas folle, Isy avait prévu le coup et elle avait déjà sur elle son maillot de piscine. Et moi je n’en avais pas besoin.
- Prenez des serviettes ! a crié Maman.
Mais il était déjà trop tard. C'est Papa qui nous en a apporté, un quart d'heure plus tard, en venant nous appeler à table. Heureusement, car le soleil avait complètement disparu et, d'un seul coup, il ne faisait pas très chaud. Nous sommes sortis Iz et moi nous tenant par les épaules, heureux comme avant, quand elle n'avait pas peur d'être moche.
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