
Le roi et la reine de ce pays-là pensaient que tout ce qui n’était pas roi, reine ou princesse dans le monde était fait pour obéir aux moindres désirs des rois des reines et des princesses. Un jour ils avaient décidé qu’ils auraient une fille, que ses cheveux auraient la couleur des feuilles mortes avec l’éclat du cuivre, que sa peau serait blanche comme du lait et ses yeux verts comme l’émeraude, dont elle porterait le nom. Et c’était exactement ce qui était arrivé. C’est pourquoi ils ne cessaient de lui répéter qu’elle était la plus jolie petite princesse du monde, ce qui était vrai, mais surtout que tout ce qui, dans le monde, n’était pas roi, reine ou princesse était fait pour obéir aux rois aux reines et aux princesses, même si elles n’avaient que dix ans. Et cela, ils allaient bientôt découvrir que ce n’était pas aussi vrai qu’ils le croyaient.
Mais pour l’instant personne n’osait leur dire le contraire, si bien que la princesse Émeraude n’était pas seulement la plus jolie petite princesse du monde, elle était aussi la plus capricieuse et la plus mal élevée. Car de peur de déplaire au roi et à la reine, tout le monde au château obéissait sans discuter à ses moindres caprices. Mais, tout en faisant semblant de l’adorer, les courtisans et les femmes de chambre la détestaient.
Le jardinier du château et son fils, eux, l’adoraient sincèrement. Ils avaient bien entendu dire qu’elle était méchante, mais ils n’avaient encore jamais eu à se plaindre de ses caprices car elle n’avait jamais remarqué qu’ils existaient. Et quand elle se promenait dans le jardin, parmi les fleurs, les oiseaux et les papillons, ils trouvaient qu’elle avait l’air d’un ange. Si bien qu’un jour le fils du jardinier, qui avait à peu près l’âge de la princesse mais qui paraissait un peu moins, crut bien faire de cueillir un beau bouquet de fleurs et de le lui offrir quand elle passa auprès de lui.
La princesse jeta les yeux sur le petit garçon agenouillé sous son gros bouquet et demanda :
-Qui es-tu ?
- Je suis Dominique, le fils du jardinier, Princesse, pour vous servir.
- Évidemment, pour me servir ! Qu’il est bête ! Eh bien, fils du jardinier, attrape-moi cet oiseau que j’entends chanter ici.
Dominique se leva, et il s’en allait en claudiquant vers l’arbre au sommet duquel chantait un rossignol quand la princesse lui cria :
- Pourquoi boites-tu ?
- C’est que j’ai un pied bot, ma Princesse, je suis né comme ça, je vous en demande pardon.
- Un pied beau ? Et qu’est-ce qu’il a de beau ce pied ? Mes pieds à moi sont beaux tous les deux et est-ce que je boite ?
- Un pied bot, ma princesse, cela veut dire un pied tordu.
- Alors dis tout de suite qu’il est tordu et marche à quatre pattes : je ne veux pas te voir boiter ! Et je veux que cet oiseau chante demain matin dans ma chambre. Qu’on prépare une cage d’or.
- Ma Princesse, cet oiseau est un rossignol, et s’il chante si bien, en haut de cet arbre, c’est pour sa bien-aimée. Je saurai bien l’attraper si vous le voulez, mais si vous le mettez en cage, il ne chantera plus, et il ne tardera pas à mourir !
- Tu oses discuter mes ordres, petit boiteux ? Je devrais te faire fouetter ! Va, à cause des fleurs que tu as voulu cueillir pour moi sans attendre qu’on te l’ordonne, je te fais grâce pour cette fois, mais si demain matin ce rossignol n’est pas dans ma chambre, tu seras chassé du château et ton père avec toi.
Et la princesse continua sa promenade sans se retourner.
Le lendemain matin, quand la princesse Émeraude s’éveilla, le rossignol était dans sa chambre, enfermé dans une cage d’or, mais il ne chantait pas. Elle envoya chercher le petit jardinier, qui arriva en claudiquant.
- Je t’ai déjà dit que je ne veux pas te voir boiter ! Marche à quatre pattes ! Ton rossignol ne chante pas !
- Pardonnez-moi ma Princesse, mais je vous l’avais dit. Personne ne peut l’obliger à chanter, et si vous le gardez en cage, il mourra bientôt.
- Bientôt en effet, car s’il ne chante pas, demain je le ferai étrangler. Mais toi tu es bien hardi pour un petit jardinier boiteux. Allons, à quatre pattes, et suis-moi dans ma promenade. Qu’on m’apporte une laisse pour le petit boiteux !
Et Dominique dut accompagner la princesse à quatre pattes et en laisse, avec ses petits chiens. Pendant sa promenade, elle vit un papillon magnifique qui voletait de fleur en fleur et s’enfuyait au-dessus des bassins dès qu’on s’approchait de lui.
- Petit boiteux, dit-elle, je ferai grâce à ton rossignol demain matin si tu m’apportes ce papillon épinglé sur un coussin de velours.
- Ma Princesse, les papillons ne vivent pas longtemps, mais si celui-ci est si beau aujourd’hui, c’est que c’est le jour de ses noces. Je saurai bien l’attraper si vous le voulez, mais regardez-le ! N’est-il pas plus beau dansant sur les fleurs que mort sur un coussin de velours ?
- Petit boiteux, si tu dis un mot de plus tu auras le fouet, et si tu ne m’apportes pas demain ce papillon, tu seras chassé du château et ton père avec toi.
Le lendemain matin, la mort dans l’âme, Dominique apporta à la princesse le beau papillon épinglé sur un coussin de velours.
- C’est bien petit boiteux, dit la princesse, ce papillon est très beau.
Et pour la première fois, elle regarda le petit jardinier en souriant. Et malgré la méchanceté qu’elle venait de lui montrer, Dominique pensa encore une fois qu’elle avait l’air d’un ange.
- Où donc cela vit-il, un jardinier ? reprit-elle.
- Dans une cabane, de l’autre côté de l’étang qui est au fond du jardin, ma Princesse, répondit-il.
- Qu’est-ce qu’une cabane ? Je veux voir cela. Allons, montre-moi le chemin. Mais non, pas comme cela, imbécile ! Marche sur tes deux pieds, et boite donc, puisque tu es né boiteux.
La cabane où vivait Dominique, avec son père et sa mère, était assez coquette pour une cabane. Mais depuis qu’elle avait mis son fils au monde, la pauvre femme était paralysée, et elle passait ses journées dans un fauteuil, près de la fenêtre. Aussi Dominique et son père avaient-ils aménagé pour elle, de telle sorte qu’elle puisse le voir, un ravissant petit jardin rempli des plus jolies fleurs.
Dès que la princesse Émeraude vit ces fleurs elle s’écria:
- T’es-tu donc moqué de moi, petit boiteux, l’autre matin avec ton bouquet ? Ces fleurs-ci sont bien plus belles ! Je veux que tu les cueilles toutes, et que tu m’en fasses un manteau que tu m’apporteras.
- Princesse, ayez pitié, implora Dominique en se jetant à genoux. Voir ces fleurs est la seule joie de ma pauvre mère qui ne peut bouger de son fauteuil ! Si j’en fais un manteau pour vous qui avez tant de beaux vêtements, en quelques heures elles seront toutes fanées, mais il faudra des mois avant que ce jardin refleurisse.
- Et à quoi te servira ce jardin si je te fais chasser du château, et ton père et ta mère avec toi ? répliqua la princesse froidement. Obéis, petit boiteux ! Je veux ce manteau dans deux heures, et s’il reste une seule fleur dans ton jardin vous serez chassés tous les trois.
Cette fois encore, le pauvre Dominique dut obéir. Mais tandis qu’il coupait les fleurs en pleurant, voilà qu’un Génie sortit de l’étang et lui demanda pourquoi il pleurait. Dominique lui raconta tout et le Génie fut très en colère.
- Ces gens ont passé les bornes gronda-t-il, et ils vont être punis. Apporte à la princesse le manteau qu’elle t’a demandé, mais ce sera la dernière fois qu’elle te fera du mal.
La princesse Émeraude se trouva si belle avec le manteau de fleurs que Dominique lui avait fabriqué qu’elle courut se montrer au roi son père et à la reine sa mère. Ils se promenaient alors au bord d’un bassin alimenté par les eaux de l’étang et, lorsqu’elle les y rejoignit, le Génie apparut soudain, énorme et terrible, au-dessus du bassin et tonna :
- Roi et reine stupides et criminels, la méchanceté que vous avez encouragée chez votre fille a passé les bornes. Pour le mal qu’elle a fait au petit Dominique, elle sera punie et sa punition sera la vôtre car vous ne la verrez plus.
"Parce qu’elle a mis en cage le rossignol, elle restera prisonnière pendant sept ans en un lieu inaccessible. Parce qu’elle a voulu pour se parer les fleurs qui faisaient la seule joie d’une infirme, elle n’y aura pas d’autre parure que la robe de bure des petites paysannes. Et dans sept ans, quand elle sera revenue au château dans la plénitude de sa beauté, la lance d’un soldat la clouera sur la porte de sa chambre comme le papillon qu’elle a fait épingler sur un coussin."
Avant même qu’il ait prononcé cette dernière malédiction, la princesse s’était évanouie. Le roi et la reine, épouvantés, tombèrent à genoux car leur fille était tout ce qu’ils aimaient au monde.
- Pitié Génie, implorèrent-ils. Punis-nous s’il le faut, mais ne condamne pas notre enfant !
- Vous ne méritez aucune pitié, car vous n’avez jamais eu pitié de personne, gronda le Génie.
Et sans en dire davantage, il disparut et la princesse avec lui.
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