
Et leur bonheur dura tout le printemps, tout l’été et une partie de l’automne. Mais bien qu’elle fût devenue de moins en moins frileuse, quand l’hiver approcha Émeraude sentit qu’elle ne pourrait plus se baigner dans l’étang. La petite loutre, de son côté, ne pouvait pas vivre dans la cabane avec elle, se disait-elle. Comment faire pour n’en être pas séparée ?
Dominique s’en rendait bien compte, et lui aussi voyait arriver l’hiver avec inquiétude. Faudrait-il attendre le printemps pour être heureux à nouveau ?
La petite loutre boiteuse et la petite prisonnière s’aimaient tant : est-ce que les pensées peuvent se mélanger quand on s’aime comme eux ? En tout cas un soir Émeraude écrivit sur son cahier : "Je voudrais voir le Génie."
Elle avait bien hésité à écrire cela. Le Génie qui l’avait condamnée à être toute seule savait-il que la petite loutre était venue lui tenir compagnie ? Ne risquait-il pas d’être fâché et de la chasser pour toujours ? À cette pensée Émeraude sentait son cœur se serrer.
- Eh bien si je ne peux plus jamais la voir j’en mourrai et voilà tout. Mais attendre tout l’hiver, l’apercevoir peut-être quand j’irai puiser de l’eau mais ne pas pouvoir rester près d’elle, nager près d’elle, c’est trop dur.
Toute la journée du lendemain, elle se demanda si le Génie répondrait à son appel. Ce n’est que vers le soir qu’il apparut au-dessus de l’étang.
- Que me veux-tu petite Émeraude ? demanda-t-il.
- Génie, je sais que tu as un grand pouvoir et que tu n’es pas méchant.
- Pas méchant ? Tu ne me trouves pas méchant ? Pourtant je t’ai punie sévèrement !
- Oui Génie, mais tu as eu raison. Et grâce à toi je suis bien plus heureuse que quand j’étais princesse. Mais... l’hiver arrive et, pour continuer à être heureuse, je voudrais...
- Continuer à être heureuse, dis-tu ? Ce n’était pas vraiment mon plan ! Mais enfin si tu t’estimes heureuse dans l’état où je t’ai mise, c’est sans doute qu’au fond tu mérites de l’être. Alors parle, qu’est-ce que tu veux ?
- Je voudrais être une loutre.
- Toi aussi ? Ah ! Je vois ce que c’est !
Et le Génie partit d’un grand éclat de rire.
Il rit longtemps. Et tout en riant, il songea que c’était peut-être là la solution pour que la princesse ne soit pas clouée à la porte de sa chambre.
- Eh bien, reprit-il, rentre maintenant dans ta cabane, et si demain matin tu veux toujours être une loutre, tu n’auras qu’à plonger dans l’étang quand le soleil se lèvera.
- Merci Génie. Mais pourquoi as-tu dit "toi aussi" ?
- J’ai dit cela ? Mais qui t’a permis de me questionner encore ? Allez, file !
Émeraude obéit. Mais toute la nuit elle se demanda ce que pouvait bien vouloir dire ce "Toi aussi" sans pouvoir trouver la réponse.
Pendant ce temps Dominique, qui avait tout entendu sans rien pouvoir dire en sa présence protestait :
- Génie, tu ne peux pas faire ça !
- Comment petit jardinier, tu n’es pas content ? Tu as voulu être une loutre pour être auprès de ta princesse et voilà qu’elle veut aussi être une loutre pour être plus près de toi : que te faut-il de plus ? Évidemment il ne te sera plus défendu de te faire reconnaître. Fais seulement attention : elle ne doit toujours rien savoir au sujet du soldat et de sa lance !
- Mais Génie, tu ne comprends rien ! Ma princesse veut être une loutre pour rester au près de sa petite loutre boiteuse, pas auprès d’un petit jardinier ! Qu’est-ce qu’elle va dire quand elle saura qui je suis ? Une princesse peut-elle être l’amie d’un petit jardinier ?
- Et une loutre peut-elle être l’amie d’une loutre ? Et une fille peut-elle être l’amie d’un garçon ? Princesse, jardinier, qu’est-ce que ça veut dire chez les loutres ? Décidément, vous les êtres humains, vous êtes trop compliqués. Allez, débrouillez-vous tous les deux maintenant, moi je ne veux plus rien savoir ! D’ailleurs, elle peut encore changer d’avis ! ajouta-t-il en disparaissant.
Mais Émeraude ne changea pas d’avis, et le lendemain, juste avant le lever du soleil, elle sortit de sa cabane en appelant :
- Dominique ! Dominique ! Viens ma petite loutre boiteuse, je vais te faire une surprise !
Mourant de peur, Dominique n’osait pas se montrer.
- Tant pis, je ne peux pas manquer le rendez-vous : je te retrouverai tout à l’heure ... Et si ma petite loutre n’était plus là, pensa-t-elle tout à coup, que deviendrais-je ? Il faut pourtant que j’essaie de devenir une loutre comme elle pour que nous ne soyons plus séparés.
Alors, juste au moment où le soleil se levait, après avoir crié bien fort : "Ne m’abandonne pas, Dominique !" elle plongea dans l’étang.
- Je ne peux pas la laisser seule, se dit Dominique. Allons, courage ! Elle va sûrement être fâchée contre moi mais tant pis pour moi.
Et il plongea à son tour pour rejoindre l’autre petite loutre qui nageait maintenant dans l’étang.
- Ma princesse, lui dit-il, je vous demande pardon. Je n’aurais sans doute pas dû avoir l’audace de m’approcher ainsi de vous, mais j’ai pensé que vous étiez peut-être malheureuse toute seule.
- Qui es-tu donc, Dominique, pour m’appeler princesse et me dire vous ? Dominique ? ... Serais-tu vraiment Dominique, le petit jardinier ? Oh ! Je n’aurais peut-être pas dû te faire des caresses et des baisers sur le museau ! ... Mais quel mal y a-t-il à donner un baiser à une petite loutre boiteuse ? Oh Dominique, tu as donc voulu être une loutre pour que je ne sois plus toute seule ! Et voilà pourquoi le Génie disait "Toi aussi". Qu’importe ce qui se fait ou ne se fait pas au château ? Je n’ai jamais eu d’autre ami que toi Dominique ! Comme je suis heureuse d’avoir voulu être une loutre à mon tour ! Mais il ne faut plus m'appeler princesse ni me dire vous. Je ne suis plus princesse et tu n'es plus jardinier. Nous sommes seulement deux petites loutres que rien n'empêche de jouer ensemble. Tu verras comme nous allons être heureux !
Et ils furent très heureux en effet pendant les cinq années et demie que devait encore durer le sortilège. Ils n’étaient plus prisonniers, car par où Dominique était entré, ils pouvaient sortir tous les deux pour visiter le monde des lacs et des ruisseaux. Mais bien souvent ils retournaient auprès de la cabane où Émeraude avait été prisonnière. Les oiseaux, les papillons et les fleurs étaient revenus dans la prairie, les poissons ne manquaient jamais dans l'étang pour leur nourriture, aucun chasseur ne pouvait y venir les menacer, ils passaient donc leurs journées à jouer sans souci, simplement heureux d'être ensemble.
Et puis un jour le Génie leur apparut à nouveau et déclara :
- Émeraude, les sept ans sont écoulés. Tu peux maintenant redevenir une princesse et retourner au château de tes parents.
Émeraude regarda Dominique qui ne disait rien, et elle comprit soudain pourquoi depuis quelque temps il paraissait de plus en plus inquiet et refusait de répondre à ses questions.
- Je ne veux pas redevenir une princesse, répondit-elle. Quand j’étais princesse, j’étais méchante, je rendais les gens malheureux autour de moi et au fond, j’étais malheureuse moi aussi. Je ne savais même pas ce que voulait dire aimer, être aimée, ni être heureux ou malheureux. Je ne veux pas redevenir princesse. Je veux rester avec Dominique.
- Attends, avant de te décider. Tu as dix-sept ans, et tu serais la plus belle princesse du monde. Regarde-toi, juste un moment, tu décideras ensuite.
Et Émeraude, qui ne s'était pas vue dans un miroir depuis sept ans, vit apparaître l'image de la princesse qu'elle pouvait être. C'était vraiment une très jolie princesse, et ce n’était pas désagréable de se voir ainsi. Mais elle répéta :
- Je veux rester avec Dominique. Je veux rester une loutre comme lui.
- Et si Dominique redevenait un garçon lui aussi ? Malgré sa petite infirmité, il ne serait pas vilain lui non plus. Regarde !
Et Émeraude vit apparaître l'image d'un beau jeune jardinier. Car, pas plus que pour Émeraude, le Génie, qui manquait d'imagination, n'avait songé à le vêtir autrement qu'il l'aurait été s'il n'était pas devenu loutre.
- Je veux rester une loutre auprès de Dominique. Je sais que monde des hommes n’est pas bon : on nous séparerait et on lui ferait du mal parce qu’il ne serait qu’un petit jardinier boiteux. Je veux rester une loutre auprès de lui.
- La vie des loutres n’est pas malheureuse, surtout celle des vraies loutres, qui ne connaissent rien d’autre, mais toi, pense aux livres que tu aimais tant, pense à tous les plaisirs que peuvent connaître les êtres humains !
- Je veux rester une loutre, avec Dominique, répéta Émeraude.
- Et toi, Dominique, qu’en penses-tu ?
- Tu sais bien, Génie, que je ne peux pas le dire aujourd’hui.
- C’est vrai. Je reviendrai vous voir demain, conclut le Génie en souriant
Émeraude était si heureuse d’avoir choisi de rester auprès de Dominique qu’elle ne songeait pas à la belle jeune fille qu’elle avait aperçue pendant quelques instants. De son côté, Dominique avait deux bonnes raisons d’être fou de bonheur. Celle que, dans son cœur, il appelait toujours sa princesse l’avait préféré, malgré tous les pièges que lui avait tendus le Génie, et en le choisissant, elle avait échappé sans le savoir à la lance du soldat qui devait la tuer. Mais ne risquait-elle pas de regretter un jour le choix qu'elle avait fait ?
- Pourquoi ne pouvais-tu pas répondre aujourd’hui au Génie ? lui demanda Émeraude, qui s’étonnait de ne pas le sentir aussi pleinement heureux qu’elle.
- C’est un secret entre lui et moi, que je ne peux pas te révéler avant demain, répondit Dominique. Mais j’ai peur qu’un jour tu regrettes ton choix.
- Jamais, mon aimé, protesta la petite loutre aux yeux verts.
Comme il l’avait annoncé, le Génie revint les voir le lendemain.
- Tu peux tout savoir maintenant, petite Émeraude, déclara-t-il.
Et il lui révéla ce qui aurait dû lui arriver si elle était retournée au château.
- Maintenant que ta vie n’est plus en danger, vous pouvez encore choisir tous les deux librement. Allons, princesse, que décides-tu ?
- Je ne veux plus jamais être princesse, répondit Émeraude. Le monde des hommes n'est pas bon. On n'y permettrait pas à une princesse d'être l'amie d'un jardinier. Je veux rester auprès de Dominique, s’il veut toujours de moi maintenant qu’il n’a plus besoin de me sauver la vie.
- Je veux être ce qu’il te plaira, répondit Dominique, loutre si tu veux, jardinier si tu veux, pourvu que tu sois heureuse et que tu ne regrettes rien.
- Allons, dit le Génie. Vous êtes bien compliqués et vous ne savez pas vraiment ce que vous voulez ... à part rester ensemble. Mais vous me plaisez tous les deux, et je crois que vous avez bien mérité d’être heureux. Tout de même, il faut que vous le sachiez : si vous restez des loutres, vous aurez un jour des enfants qui seront des loutres ordinaires, ils ne vous comprendront pas si vous leur racontez que vous avez été humains, et vous-mêmes, vous vous en souviendrez de moins en moins. C'est peut-être dommage. Si le monde n'est pas bon, c'est peut-être que vous, les humains, l'avez mal organisé. Il ne tient qu'à vous de le rendre meilleur. Pensez-y !
- Nous voudrions bien, dit Émeraude. Mais nous ne sommes que des enfants, comment pourrions-nous changer le monde ?
- Je ne sais pas, avoua le Génie. Ça vous regarde. En attendant, je vais vous faire une faveur, car c'est vrai que vous êtes encore des enfants et que vous ne savez guère à quoi vous vous engagez. Pendant un an, vous pourrez à tout moment vous transformer, de loutres en humains et le contraire pourvu que vous soyez d'accord. Cela vous laisse le temps de réfléchir … et de faire des essais. Bonsoir ! Continuez à vous aimer !
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