
Ce qui domine, c’est le bruit du vent dehors, échevelant les filaos en longues rafales, et, plus faible, perceptible seulement entre elles, le battement lointain des vagues furieuses.
La cloison s’arrête à deux mètres cinquante du sol. Au-dessus, la charpente, faiblement éclairée par la veilleuse allumée dans la pièce voisine, dessine des ombres floues sur le plancher incliné qui épouse la pente du toit et fait retomber une faible clarté dans la chambre de la jeune fille.
Elle est étendue sur le dos au milieu d’un lit assez large qui occupe un angle de la pièce, couverte jusqu’à la taille d’un simple drap de couleur rose pâle. Elle a les yeux ouverts et, d’un seul côté de son visage, une longue natte de cheveux blonds souplement tressés repose sagement sur son tee-shirt bleu marine.
Sur la table de nuit un point rouge, éclairant de sa minuscule lueur la fine volute de fumée qui s’en échappe, consume lentement une spirale de pyrêtre. La fumée se rabat périodiquement vers le mur, sous l’effet du courant d’air généré par un ventilateur oscillant posé au pied du lit, sur le bureau, devant la fenêtre que ferment les lames horizontales de bois laqué blanc.
Au hurlement du vent s’est ajouté le crépitement serré de la pluie qu’il rabat sur les volets cloués. En fermant les yeux, la jeune fille voit deux mains secouant le kayamb et, tandis que le rouleur vient y joindre son battement, des silhouettes fines et des jupes colorées qui se balancent. Animés par leur rythme qui insinue en eux une transe primitive et sensuelle, les corps glissent insensiblement de côté, tournent lentement en ondulant. Et la langueur qui envahit maintenant la jeune fille à l’approche du sommeil ressemble à cet envoûtement de la danse ancestrale auquel elle aime à s’abandonner.
Comme cet après-midi. Elle murmure “Nicolas...”. En face d’elle, uni à elle par la danse, il y a le sourire de Nicolas, les yeux de Nicolas dans ses yeux. Le bonheur. Celui de partager publiquement un même enivrement insidieux, que l’on sent pourtant comme impudique dans sa sensualité. Nicolas et Babou. Elle se revoit tout enfant, jouant avec lui sur la plage, dans le regard des autres elle si blonde et lui tout à fait “cafre”, inséparables comme l’ombre et la lumière, amis comme frère et sœur, malgré les camarades qui, dans la cour de l’école, leur chantent “oh les amoureux !”.
D’autres images reviennent, plus récentes: Nicolas dansant un slow au milieu des autres, une fille très tendrement accrochée à son cou, qu’il caresse, qu’il embrasse et qui se colle à lui. Mais lui semble chercher des yeux quelqu’un d’autre. Et c’est à elle qu’il sourit lorsque leurs regards se croisent. Elle est pourtant dans les bras d’un autre elle aussi, qui la serre, qui l’embrasse. En fermant les yeux, elle accepte le baiser pendant quelques secondes. Mais quand elle les rouvre, ce visage, au-dessus du sien n’est pas celui de Nicolas, qu’elle cherche à voir, qui regarde ailleurs. Elle quitte brusquement le garçon en s’essuyant la bouche avec dégoût.
Dans son demi-sommeil, elle refait le même geste. Elle murmure à nouveau : "Nicolas ! "
L’image de Nicolas revient à son appel. Nicolas au milieu du groupe, dansant le maloya. Nicolas à la plage, sortant de l’eau, beau comme un jeune dieu. Nicolas la poursuivant sur le rivage, la faisant tomber, tenant ses deux mains appliquées sur le sable pour lui faire toucher les épaules. Le corps de Nicolas contre le sien, le visage de Nicolas au-dessus du sien. Leur souffle est court... Sur l’oreiller, le visage de la jeune fille exprime une sorte de plaisir, langoureux et très doux. Ses lèvres s’entrouvrent... Le regard de Nicolas plonge intensément dans ses yeux. Ses lèvres s’approchent et puis, soudain, il se relève et s’en va. Elle le voit s’éloigner vers leurs camarades, avant de se retourner pour lui sourire. Elle s’entend murmurer qu’il a raison. À son tour elle s’est relevée, lentement, elle a secoué le sable de son dos et elle est allée s’asseoir dans le groupe, dont l’image est floue, en face de lui. Ils ont échangé un regard de complicité.
Jouer encore. Dans sa mémoire elle convoque à nouveau les mêmes images. À nouveau, sous les yeux blasés des camarades, ils roulent ensemble dans le sable pour sentir leurs corps peau contre peau. Dans la nuit ils s’éloignent ensemble, côte à côte, en bavardant, quand les autres dansent un slow. Ils dansent ensemble le maloya, seulement le maloya traditionnel, où l’on ne se touche pas. Ils sentent ensemble la musique qui les enveloppe, les envahit, les soulève comme une vague... Comme les rouleaux dans lesquels ils se jettent ensemble, à Boucan Canot, et qui les portent avant de les jeter sur la plage, qui les gardent suspendus pendant quelques secondes où le temps semble s’arrêter...
La pluie ne crépite plus et le souffle maintenant ininterrompu du vent qui vient de la mer apporte le bruit des vagues, dont les écroulements périodiques accompagnent les expirations de la jeune fille endormie.
La vague l’emporte, interminablement, et la jette enfin sur le sable. Les grandes orgues de la tempête emplissent la nuit noire... Le temps s’est arrêté.
Lorsqu’elle ouvre les yeux une clarté blafarde lui révèle, à travers des mèches de cheveux mouillés, tout près, le sable qu’elle sent humide sous sa joue, sous ses mains, sous son ventre, sous ses cuisses. Le bruit des vagues est proche, mais l’eau ne vient pas jusqu’à elle et c’est le vent, puissant, humide et tiède, qu’elle sent glisser sur son dos. Des sensations tactiles que rien n’atténue. Elle se dresse sur ses coudes puis s’assoit. Ce corps nu souillé d’écume et de sable est le sien, bien qu’elle ne le reconnaisse pas. À moins que... Oui, c’est peut-être ce corps incertain qui l’embarrassait, qu’elle n’aimait guère voir il y a trois ans. Pourquoi est-elle ainsi renvoyée dans le passé de son corps, sur cette plage inconnue, nue et livrée à la tempête. Et seule... Tellement seule... Une angoisse l’envahit qui fait monter un sanglot à sa gorge.
À nouveau la pluie bat les volets, et le bruit éloigné des vagues rythme le souffle ininterrompu du vent dans les filaos.
Dans la chambre, il y a toujours, rassurants, la clarté de la veilleuse allumée dans la pièce voisine et le rougeoiement de la spirale de pyrêtre. Mais malgré le ventilateur, la chaleur s’épaissit, lourde et moite. La jeune fille rejette le drap, offre en vain ses jambes nues à l’air brassé : la transpiration perle toujours sur son front, glisse le long de son cou. Le tee-shirt colle à sa peau. Elle s’assoit, le retire et se recouche à plat ventre, la joue sur son bras, le visage tourné vers le mur.
Soudain la veilleuse s’éteint et le ventilateur s’arrête. Dans la pièce voisine, une lampe de poche s’allume, dont le faisceau s’agite un instant dans la charpente avant de redescendre. Juste assez fort pour n’être pas couverte par le tumulte extérieur, une voix d’enfant chuchote.
- Babou !... Babou ! Tu dors ?
- Qu’est-ce que tu veux Dany ?
La voix de la jeune fille est ensommeillée.
- Y a plus de courant !
- Et alors ? C’est normal avec le cyclone. Tu as ta lampe !
- Babou !...
- Qu’est-ce qu’il y a ? Ou la per mounoir ? (1)
- Je peux dormir avec toi ?
- Allez, viens !
Des pieds nus sur le plancher. La clarté de la lampe de poche se déplace. La porte s’ouvre. Depuis la main d’un petit garçon d’une dizaine d’année vêtu d’un bermuda, le faisceau éclaire le corps de Babou, toujours couchée sur le ventre mais qui a tourné son visage vers lui et s’est poussée vers le mur pour lui laisser une place. Il s’arrête un instant sur la marque claire du maillot avant de repartir vers la charpente.
- Aou lé tout ni ? (2)
- C’est vrai ! J’avais trop chaud... Bah ! Tu es mon petit frère !... Allez éteins ta lampe et viens te coucher.
Dany pose la torche allumée sur le plancher, près du lit. Sa peau et ses cheveux sont plus foncés que ceux de sa sœur. Il s’allonge à plat ventre à côté d’elle, tend la main pour éteindre, puis se ravise et, sans se relever, retire d’abord son bermuda, qu’il pose à terre, tandis que la main de Babou l’ébouriffe.
- Bonne nuit Dany.
- Bonne nuit Babou.
Dehors la pluie s’est interrompue et le vent souffle à nouveau en rafales dans les filaos. Dans le ciel la lune apparaît par instants, éclairant les nuages noirs qui filent très vite et, sur la mer, les énormes vagues qui s’abattent sur les rochers noirs.
... Elle se souvient. Elle rêvait qu’elle avait treize ans et qu’elle était seule et nue, à l’aube, sur une plage. Et il y avait, tout près, l’écroulement des vagues, comme une respiration de géant...
Elle les entend. Elle est sur cette plage. Il fait jour maintenant et la tempête s’est affaiblie. Elle s’est levée, elle court. L’adolescente frêle qu’elle voit courir, elle sait que c’est elle. Où court-elle? Là-bas il y a un autre corps nu allongé sur le sable. Un petit garçon de l’âge de Dany. Il ne ressemble pas à Dany, mais elle sait que c’est son frère. Elle se jette à genoux près de lui. Elle soulève son corps inerte. Dieu soit loué, il est vivant !... “Dieu soit loué” a-t-elle dit ? Comme c’est étrange ! D’où lui est donc montée aux lèvres cette expression qu’elle n’emploie jamais ?... Elle serre le petit garçon dans ses bras. Il ouvre les yeux. Il a seulement l’air étonné. Elle non plus ne ressent plus aucune angoisse. Elle le couvre de baisers.
Le choc d’une branche de filao que le vent a arrachée et jetée contre les volets. Babou se retourne. Dans la chambre, il n’y a plus d’autre lueur que le point rouge de la spirale de pyrêtre. Tout près d’elle, la respiration de Dany qui dort paisiblement.
La rafale décroît. Le crépitement de la pluie est désormais monotone et le vent ne fait plus entendre qu’un gémissement modulé, rythmé par le battement régulier et lointain des vagues. Babou, bercée, s’enfonce dans un sommeil profond.
... La dormeuse porte une main à son ventre, comme pour contenir une douleur qui la ramène à une demi conscience. Il n’y a qu’un instant Nicolas l’embrassait. C’était un vertige profond, affolant, quelque chose qui se nouait dans son ventre... Mais non. Il ressemblait à Nicolas, cet adolescent noir, mais ce n’était pas Nicolas. Et dans ses bras, ce n’était pas elle, c’était cette autre qu’elle était dans son rêve... Ne pas se réveiller tout à fait. Se souvenir encore... Elle était sur la plage avec son petit frère. Et puis ? ...
Le soleil était revenu. Son petit frère et elle nageaient dans le lagon ensoleillé... Ils cueillaient des fruits sauvages au bord d’une ravine dans la forêt... Ils se tressaient des couronnes de fleurs. Ils étaient toujours nus, et ils paraissaient vivre dans une sorte de jardin d’Eden... Puis l’adolescent noir prenait la place de son frère. C'est lui qui lui posait une couronne dans les cheveux. Ils étaient au pied d’une cascade... Et de nouveau elle nageait dans le lagon, mais c’était avec lui... Ils jouaient à se regarder sous l’eau... Puis ils revenaient sur la plage. Elle l’éclaboussait et il la poursuivait. C’était comme l’autre jour avec Nicolas. Il était au-dessus d’elle. Son visage s’approchait, leurs bouches se rejoignaient, se mêlaient, c’était un vertige... Elle aurait voulu que cela ne s’arrête jamais... Et puis...
... Elle s’est réveillée dans sa chambre, qui n’est plus tout à fait dans le noir. Un demi-jour qui vient de plus loin dans la maison éclaire la charpente. On n’entend plus ni le vent ni la pluie. Seulement au loin les vagues. Le cyclone doit être passé et on a dû ouvrir une porte sur le jardin. Babou s’assoit. Elle reprend son tee-shirt au pied du lit et l’enfile. Elle se lève, en prenant soin de ne pas réveiller Dany qui dort toujours à plat ventre. Une seconde elle le regarde en souriant. Sur sa peau brune, le bermuda a laissé une marque plus claire. Très doucement, elle lui pose un baiser sur une fesse puis tire le drap sur lui, et sort de la chambre.
Dans la cuisine, éclairée par des Nacos ouverts, une jeune femme d’une quarantaine d’année vêtue d’un paréo est attablée devant un bol de café, tandis que la radio diffuse en sourdine des informations sur le cyclone. Elle lève les yeux vers Babou qui vient l’embrasser.
- On a déjà enlevé les volets ?
- Dans la cuisine oui, pour y voir clair, le courant n’est pas encore rétabli. Mais le cyclone s’éloigne. Bien dormi Babette ? Dany n’est pas encore levé.
- Je sais, il a eu peur quand il y a eu la panne de courant et il est venu dormir avec moi.
- À son âge ! Tu continues à lui passer ses caprices comme quand il était petit ! Et toi ?
- Oh moi, tu sais bien, j’aime quand il y a un cyclone la nuit. On se sent à l’abri dans la maison, on est bien... S’il ne faisait pas si chaud, ça me donnerait envie de me rouler en boule, comme un chat...Puis on est habitués, ça revient au moins une fois par an alors... Pour moi ça fait un peu partie du folklore, ajoute-t-elle en prenant une bouteille de lait dans le réfrigérateur.
- Et le folklore, tu aimes ! Je dois reconnaître qu’on le ressent un peu comme ça. Mais quand même, je pense à tous ces malheureux qui ne sont pas aussi bien abrités... Il y a parfois de gros dégâts tu sais. Ce matin la radio parle de deux personnes emportées par une ravine en crue à Saint-André et de plusieurs dizaines de sinistrés sans abri du côté de Saint-Denis. Et ce n’est qu’un premier bilan. Ton père est parti à son travail, mais je ne sais pas s’il pourra y arriver, il y a des routes qui sont coupées.
- Tu as raison, je parle comme une gamine étourdie. Un cyclone, c'est pas drôle. Mais qu’est-ce que tu veux, c’est comme ça que je le sens.
Elle s’est rempli un bol de céréales et a versé du lait froid dessus.
- On avait prévu une réunion au CASE (3) cet après-midi, je pense pas que ce soit annulé...
Elle va vers la fenêtre, son bol à la main.
- Ouf !... Ya du boulot dans le jardin ! Il va falloir nettoyer la piscine avant de pouvoir se baigner, c’est plein de saletés... Et la mer, c’est pas pour tout de suite non plus... Dommage : il fait déjà chaud !
- Babou ! Assieds-toi pour déjeuner ! Il faudrait tout de même que tu apprennes à être un peu plus posée !
- Hé ! Mi gaign pas ! (4) réplique la jeune fille en riant. T’en fais pas Maman, j’ai bien le temps !...
La Réunion sort de l’alerte cyclonique. Des ravines boueuses se déversent dans la mer encore forte. Un peu plus haut que le battant des vagues, la plage est jonchée de débris. De gros nuages gris se bousculent encore dans le ciel, troués d’éclaircies. Dans un rayon de soleil, un paille-en-queue tourne au-dessus d’une falaise noire. Un maloya flotte autour du Centre d’activités. Dans cette langue créole où leurs descendants continuent de fondre celles des marins de jadis, des esclaves africains ou malgaches et de leurs maîtres, la voix du chanteur évoque la vie quotidienne d’un petit peuple qui, dans ce métissage, recherche son identité.
Dans la salle dansent les adolescents qui constituent le groupe folklorique. Parmi eux, Babou, la plus blonde, et Nicolas, le plus brun.
- Ben ça lé pas mal marmailles ! (5) dit un animateur quand le disque s’arrête.
Tous les regards se tournent vers lui.
- Coute a moin, mi di aou in zaffair. Ou connais pas, la télé i propose faire un grand veillée maloya (6) avec les meilleurs groupes... Et nous sommes l’un des meilleurs groupes naturellement ! ajoute-t-il en prenant un ton prétentieux.
L’affirmation est acclamée et la proposition reçue avec enthousiasme.
- Paraît qu’il leur reste plus qu’à trouver un bon décor pour mettre la sauce autour !
- Pourquoi pas chez mon grand père ? intervient Babou.
- C’est où chez le gramoun ? (7)
- A Clairfond, ou connais pas ? La case a plus de deux cents ans mi crois. Il y a une esplanade où on peut faire un feu, avec autour des anciennes dépendances, une vieille presse pour les cannes, une ancienne prison des esclaves. Et puis il y a aussi un tombeau qui fait comme une petite chapelle avec un toit de bardeaux... Ça ferait un beau cadre, vraiment.
- Oui ! Moin la entendi parler(8). C’est ton grand-père qui habite là ? Savais pas ! Oui, ça pourrait peut-être plaire aux gens de la télé ça. Et tu crois qu’il serait d’accord ton grand-père ?
- Ben ! Si mi demande ...
(1) Tu as peur mon ami ? ("mounoir" est un petit mot affectueux par lequel on interpelle familièrement aussi bien un enfant qu'un ami adulte.)
(2) Tu es toute nue ?
(3) Centre d'Activités Socio-Éducatives
(4) Je n'y arrive pas.
5) Hé bien, ce n'est pas mal mes enfants !
(6) Écoutez moi, je vais vous dire quelque chose. Vous ne savez pas, la télé propose de faire une grande veillée de maloya.
(7) C'est où, chez le grand-père ?
(8) J'en ai entendu parler.
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