vendredi 26 septembre 2008

MALOYA 2

Sur un plateau, à mi-chemin entre le littoral ensoleillé et le haut des montagnes enveloppé de nuages sombres, la belle maison créole avec ses dépendances, la chapelle et les jardins plantés d’arbres qui les entourent font une sorte d’oasis dans l’uniformité des champs de cannes. À quelque deux cents mètres de la maison, au bout d’une longue allée bordée de cocotiers, deux cars et quelques voitures stationnent côte à côte. Entre les bâtiments, des techniciens installent des projecteurs au sol pour éclairer la façade, la presse, la chapelle. Au centre d’une esplanade de terre battue, on est en train d’empiler du bois pour un feu de camp. Près de là le groupe folklorique de Babou est en répétition sous le contrôle du responsable de l’émission. Les filles portent des jupes indiennes et des corsages noués sous les seins, les garçons des jeans et des tee-shirts sans manches. Un groupe d’enfants, assis par terre, écoute et regarde en attendant son tour. Çà et là, quelques adolescents dansent librement sur la musique du groupe qui répète tandis que des danseurs adultes se réunissent un peu plus loin

- Bon, c’est bon pour vous. On passe aux enfants, dit le responsable de l’émission.


- Quartier libre jusqu’à six heures ! lance l’animateur du groupe


Les enfants se lèvent et se mettent en place avec leurs musiciens. Le battement du rouleur est passé sans interruption d’un groupe à l’autre comme pour un relais. Babou prend Nicolas par la main pour l’entraîner.


- Tu viens avec moi faire un ti carré (1)? Je te fais visiter le domaine.


- Allons !


Les cheveux blonds de la jeune fille tombent librement sur ses épaules. Sa silhouette est fine et sa démarche à la fois dégagée et gracieuse. Egalement mince mais solide, il est assez nettement plus grand qu’elle. Au bout de quelques pas elle lâche sa main, et tous deux continuent à marcher côte à côte, évitant de se toucher. Puis elle le précède dans un sentier qui s’enfonce en descendant parmi les calumets. Par moments elle se retourne, et le sourire qu’ils échangent est très tendre. Ils débouchent bientôt au bord d’un bassin de ravine aux eaux vertes, cerné de rochers noirs polis comme des galets et de végétaux de toutes tailles. Etincelant dans les rayons de soleil qui parviennent à en transpercer la voûte, une cascade y tombe d’une hauteur de trois à quatre mètres, mêlant son bruit aux échos éloignés du maloya. À l’opposé, le ruisseau disparaît sous les feuilles géantes des songes.


- Le Bassin Mam’zelle, annonce fièrement Babou.


- Gaillard ! (2) s’exclame Nicolas avec un sifflement admiratif.


Babou le remercie d’un sourire triomphant.


- Allons baigner ! propose-t-elle.


Et sans attendre la réponse, elle retire très vite chemisier et jupe, sous lesquels elle porte un maillot deux pièces, et court à l’eau où Nicolas la rejoint. Ils nagent un instant calmement, goûtant la fraîcheur de l’eau. Puis, au centre du bassin, elle essaie de le couler. Il esquive l’attaque en s’éloignant vers le bord et, debout dans l’eau jusqu’à la taille, réplique en l’éclaboussant. Debout à son tour face à lui elle en fait autant, tout en s’approchant pour ne pas laisser à la gerbe d’eau la place de monter jusqu’à son visage. Le jeu fournit un prétexte à se saisir par les deux mains, face à face, très près, comme des lutteurs. Sans se lâcher, les mains retombent lentement de la hauteur des épaules à celle des hanches, tandis que les visages s’approchent, les yeux dans les yeux. Cela dure quelques secondes et puis, au moment où les lèvres semblent se chercher, Babou se dégage et s’enfuit vers le bord, où elle se rhabille aussitôt.


- Viens, j’ai autre chose à te montrer !


Et sans l’attendre elle part dans le sentier. Il lui faut courir pour la rattraper en riant, tout en finissant de se rhabiller.



Par une allée bordée de flamboyants, ils sont arrivés, tout essoufflés, devant la chapelle. C’est un mausolée solidement construit en pierres de lave et couvert d’un toit de bardeaux.


- Qu’est-ce que c’est ? demande Nicolas.


- Mon tombeau !


- Non ! Ris pas avec ça !


- Regarde !



Elle lui montre l’inscription, sur la porte de bronze :



ICI REPOSENT


ANNE - ELISABETH HOAREAU D’AMBREVILLE


1808 - 1825


CHARLES - FRANCOIS HOAREAU D’AMBREVILLE


1776 – 1845



- Depuis toute petite on m’a appelée Babette, puis surtout Babou, mais mon vrai nom c’est Anne-Elisabeth.


- Je sais, j’ai entendu quand on faisait l’appel à l’école. Anne-Elisabeth ! Ça fait vachement aristo !


- Moque-toi de moi ! J’ai pas demandé tu sais ! D’ailleurs il n’y a que mon grand-père qui m’appelle Anne quelquefois. Anne tout court : Anne-Elisabeth, c’est vraiment pas possible !


- Te fâche pas, je plaisantais. Mais quand même, une fille qui s’appelait comme toi morte à dix-sept ans... Juste ton âge... Ça te fait pas un peu peur ?


- C’est vrai... Je n’y avais pas pensé...


Elle frissonne. Pendant un moment, on n’entend plus rien que le maloya qu’un groupe répète sur l’esplanade.


- Tu aurais du chagrin si je mourais maintenant ?


Le ton est celui de la plaisanterie et elle bat des cils, pour prendre des mines de coquette, mais la voix tremble un peu.


- Tu es bête !... On entre ?


Il pousse la lourde porte, qui s’ouvre en grinçant sur une sorte de vestibule, à peine éclairé par un petit vitrail, au-dessus de la porte. Lorsque le regard s’est habitué à la pénombre, on aperçoit sur les murs latéraux, de part et d’autre d’une autre porte faisant face à la première, une stèle portant gravées sous une croix latine les initiales C.F.H.A. et un grand portrait de jeune fille. Le tableau semble inachevé et du fond sombre se dégagent seulement un visage au teint clair dont le regard extraordinairement vivant exprime une profonde mélancolie et de longs cheveux blonds qui descendent du côté droit seulement. La ressemblance avec Babou est frappante. Elle étouffe un cri.


- Ouf ! Ça alors c’est....Tu n’étais jamais entrée ? demande à voix basse Nicolas.


- Non.


- Qu’est-ce que tu sais d’elle?


- Presque rien. Que c’est une ancêtre de la famille, la fille de l’autre je crois, pas plus. Il faudrait demander à grand père...


- ...On ouvre la porte ?


- ...Si tu veux ...


C’est lui qui l’ouvre, et elle avale sa salive avant de la franchir. La pièce dans laquelle les deux adolescents pénètrent est octogonale. Au centre, faiblement éclairée par deux petits vitraux haut placés, une large dalle d’ardoise légèrement surélevée supporte un sarcophage de marbre, très sobre, qui n’en occupe que le côté gauche, laissant à droite une place vide. Dans le couvercle du sarcophage, on a simplement gravé une croix latine et un prénom: ANNE.


Instinctivement, comme deux enfants craintifs, Babou et Nicolas se sont pris par la main. Ils se regardent, étonnés et, après quelques secondes d’hésitation, ils ressortent en silence. Dehors ils retrouvent le soleil et les échos du maloya et, avant de lâcher la main de Nicolas, Babou la soulève pour regarder l’heure à la montre qu’il porte au poignet.


- On a encore le temps, viens voir grand-père, on va lui demander.


Au moment d’entrer dans la maison, Nicolas semble tout intimidé, et il faut que Babou reprenne sa main pour l’entraîner en riant :


- Aou la per du gramoun, marmaille ? Lu çava pas manz azot ! (3)



Le grand-père est occupé à chercher quelque chose dans les rayons d’un petit salon-bibliothèque. C’est un homme d’environ soixante-dix ans, grand et mince. Il porte une chemise-veste de lin écru. Ses cheveux très blancs, drus et frisés, presque crépus, font paraître plus foncée une peau aux tons d’ivoire. Il porte des demi-lunettes sur le bout du nez et se retourne en souriant à sa petite fille. Babou fait les présentations:


- C’est Nicolas, grand père. On se connaît depuis la maternelle.


Toujours souriant, le grand-père tend la main à Nicolas, qui la serre en s’efforçant de cacher sa timidité.


- Je lui ai montré le tombeau. On a vu le portrait... En plus du nom, la ressemblance, c’est impressionnant ! Et on se demandait...



Dans le mausolée, un rayon de soleil projette les couleurs d’un vitrail sur la dalle nue et vide, à côté du sarcophage. Un peu de poussière tournoie dans son faisceau, comme la jupe de la danseuse, là-bas, sur l’esplanade où le maloya résonne toujours.



D’un secrétaire, le grand-père tire un mince cahier recouvert de cuir sombre qu’il tend à Babou.


- Toute l’histoire est là. Ton père la connaît, et c’est pour cela que tu t’appelles Anne-Elisabeth... Ce cahier vient de mon arrière grand-père, François-Xavier, qui était son fils, comme tu verras. Jusqu’à présent on l’a toujours transmis de père en fils aîné seulement, mais les temps changent.... Et c’est vrai que tu lui ressembles... Tu as le droit de connaître son histoire... D’autant qu’en fait, ajoute-t-il après une hésitation, tu pourrais bien être la première à en apprendre davantage encore...


- Pourquoi?



Le grand-père s’essuie les mains à son mouchoir, ouvre le cahier à la dernière page et lit : J’apprends aujourd’hui que le Frère Denis, qui vient de mourir, a laissé à la garde de sa communauté un coffret scellé “pour être remis à Anne-Elisabeth Hoareau d’Ambreville, lorsqu’elle le demandera, à partir du 12 mars 1909”.


- Mais... C’était il y a presque cent ans !


- Oui, mais la fille de François-Xavier, la première qui aurait pu recevoir ce coffret est morte en 1905, à cinquante et un ans. Il y a eu ensuite plusieurs Anne-Elisabeth qui sont mortes en bas âge : tu sais, jusqu’au milieu du siècle passé la mortalité infantile était terrible ici. Si bien que, dans la famille, les mamans ne voulaient plus donner ce nom à leurs filles. Ta grand-mère et moi, nous n’avons eu que des garçons. Ton père qui est un amoureux des traditions, comme tu sais, a été le premier à vouloir reprendre celle-là, et ta maman a accepté pour ne pas avoir l’air superstitieuse et surtout pour lui faire plaisir. Mais je crois bien qu’elle n’était pas trop rassurée quand même et que c’est pour ça qu’elle ne t’appelle jamais Anne. Et voilà pourquoi le coffret doit toujours t’attendre dans les archives des Pères. Ils ne perdent rien, tu sais !


- Mais...on ne m’en a jamais parlé !


- Tu es encore bien jeune ! Si tu ne m’avais pas posé ces questions, on aurait attendu ta majorité.


Babou prend le cahier. Lentement, elle le pose sur la table et s’assoit pour le lire.


- Rien ne presse, dit le grand-père, puisque tu restes dormir ici.


- Mais je voudrais le lire avec Nicolas !


Le grand-père semble embarrassé.


- Si c’est un secret de famille... dit gravement Nicolas en se dirigeant vers la porte.


- Attends !...Grand-père ?...


Elle ne prononce pas un mot, mais ses yeux, allant de son ami à son grand-père, lui disent tout le reste. Il la regarde avec tendresse, puis se tourne vers Nicolas, qui hésite, la main sur la poignée de la porte et, après une seconde de réflexion, il conclut en souriant :


- Je suis sûr que Nicolas sait garder un secret. Vous pouvez le lire ensemble. Mais essuyez bien vos mains avant de tourner les pages, mes enfants : un manuscrit de cent cinquante ans, c’est fragile, la sueur l’attaquerait.


Nicolas vient s’asseoir à côté de Babou, qui essuie ses mains sur sa jupe avant d’ouvrir le cahier.


La lecture rapproche leurs têtes. Le grand-père les regarde en souriant, puis sort sans bruit.



(1) un petit tour


(2) C'est beau !


(3) Tu as peur du grand-père, enfant ? Il ne va pas te manger !

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