dimanche 28 septembre 2008

MALOYA 4

Ces derniers devoirs rendus à mon grand-père, j’entrepris de rassembler tout ce qu’il était encore possible de savoir de ma mère, vingt ans après sa mort. À Clairfond, ainsi que je l’ai dit, son souvenir était révéré et les esclaves qui l’avaient connue m‘en parlèrent volontiers. Personne ne mentionna jamais ni le viol ni même la révolte, sur quoi je me gardais bien de poser des questions directes. J’appris en revanche qu’une vieille parente vivait encore chez qui, me dit-on, elle avait passé la plupart de ses dernières années et qui, depuis sa mort, avait cessé tout commerce avec son père, de même qu’un religieux qui était le frère de sa mère. La vieille parente refusa de me recevoir. Le religieux me dit quant à lui qu’il n’avait guère connu sa nièce, mais me conta sa propre histoire et celle de sa sœur, qui est fort curieuse. De ces divers témoignages j’ai pu tirer le récit qui va suivre.


Dans sa vingt-cinquième année, Charles-François avait rencontré sa femme Elisabeth au cours d’une expédition de chasse aux Marrons. Alors âgée de seize ans, elle était d’une rare beauté. Elle et son frère nommé Denis, de trois ans son cadet, avaient été jetés sur cette côte sauvage trois ans plus tôt, par le naufrage du bateau qui les amenait de Madagascar avec leurs parents et dont ils étaient les seuls survivants. Ils y avaient longtemps vécu seuls de fruits sauvages et de coquillages, avant d’être récemment capturés par un groupe de Marrons qui, ne sachant quoi faire d’eux, les avaient retenus prisonniers. Une tante, chez qui leur voyage aurait dû les amener, les recueillit alors mais, soucieuse de les purifier des mauvaises habitudes qu’avaient pu leur donner trois ans de vie sauvage, elle les confia à des religieux de leurs sexes respectifs, chez qui le Frère Denis devait choisir plus tard de passer sa vie. Sa sœur en revanche, qui avait dès le premier jour inspiré une vive passion à son libérateur, sortit un an plus tard du couvent pour l’épouser.


Après cinq ans de stérilité, elle donna enfin le jour à une petite fille à laquelle, bien qu’il eût sans doute préféré un héritier mâle, son père voua aussitôt une adoration égale à la passion qu’il continuait de ressentir pour sa jeune femme. Hélas, cette dernière devait bientôt lui être enlevée sans même qu’il eût, pour la pleurer, la consolation d’un tombeau.


Quelques mois plus tard en effet, sa santé semblant altérée, elle alla se reposer dans une maison qu’il avait fait construire pour elle dans la montagne. Il avait le projet de l’y rejoindre quelque temps plus tard avec l’enfant et sa nourrice, mais une tempête survint qui dévasta cette partie de l’île trois jours durant. Quand Charles-François arriva à cette maison il la trouva vide, les volets et une partie du toit arrachés. Elisabeth avait disparu, et avec elle le couple d’esclaves et les enfants qu’elle aimait avoir auprès d’elle. Toutes les recherches que l’on entreprit ne ramenèrent que quelques vêtements abandonnés dans les rochers par la décrue de la ravine voisine. Il semblait difficile à croire que tous aient été emportés jusqu’à la mer, mais on pensa qu’Elisabeth, qui avait gardé de ses années sauvages le goût de courir les bois, y avait sans doute été surprise par la tempête. Quelques-uns de ceux qui l’accompagnaient avaient pu partager son sort en s’efforçant de la sauver ; les autres peut-être, désespérés de la mort de leur protectrice et craignant d’en porter la responsabilité, s’étaient enfuis dans la montagne. Quoi qu’il en soit, on ne les retrouva jamais.


Charles-François crut perdre la raison. Quand il commença à se remettre, ce fut pour reporter toute sa passion sur l’enfant qui seule lui restait. Aussi, lorsque la tante d’Elisabeth vint lui proposer d’élever cette enfant avec les siens, refusa-t-il absolument de s’en séparer. L’intérêt qu’il porta à sa première éducation, quoique beaucoup plus vif que celui que portent d’ordinaire les pères aux fillettes de cet âge, ne pouvait cependant compenser entièrement l’absence d’une mère, et la petite Anne se trouva donc presque entièrement laissée à la responsabilité de sa nourrice.


Celle-ci, jeune Cafrine d’une vingtaine d’années, s’y consacra si entièrement qu’elle n’eut jamais d’autre enfant que celui qu’elle avait déjà, et qui était le frère de lait d’Anne. C’était alors un robuste petit négrillon d’un peu moins de deux ans qui devint pour Anne, à mesure qu’elle grandit, le meilleur des compagnons de jeux. La tante, qui venait parfois à Clairfond, ne tarda pas à s’alarmer de cette intimité, et elle tenta d’exiger que la Nénène écartât son fils de sa petite maîtresse. À six ans le petit Narcisse fut donc renvoyé dans le quartier des esclaves. Mais Anne le réclama avec de tels cris, refusant de manger, ne s’endormant qu’épuisée de sanglots et le réclamant encore à son réveil, que son père renonça bien vite à la priver de ce qui n’était en somme, pensait-il, qu’un jouet préféré. La tante se fâcha et espaça ses visites.


Anne et Narcisse grandirent donc comme Paul et Virginie, dans la liberté, au sein d’une nature presque toujours bienveillante, ne rencontrant qu’affection parmi les habitants du domaine, s’aimant sans réserve, comme frère et sœur, sans souci de la différence de leurs peaux.


C’est ainsi que, entrant dans sa douzième année, Anne était devenue une fort jolie petite sauvageonne blonde qui, accompagnée de son inséparable Narcisse, courait rochers et bois, se mêlait aux jeux et aux danses venues d’Afrique des jeunes Cafres de Clairfond, se baignait nue dans les ravines et rentrait, rose sous le hâle, couvrir de baisers un père qui n’imaginait plus pour lui-même d’autre joie que son bonheur.


La tante, cependant, ne l’avait pas oubliée et, voyant s’approcher le temps où elle ne serait plus une enfant, elle revint visiter son neveu, lui reprocha son imprudence, le persuada qu’il fallait songer à l’avenir de sa fille et que cet avenir ne pouvait se préparer que par une éducation mieux adaptée à son sexe et à sa fortune. Anne, désespérée, dut donc la suivre à Saint-Pierre, on renvoya Narcisse parmi les esclaves de son âge et les deux enfants furent dès lors condamnés à ne plus se voir. Car la tante veilla à ce que sa pupille ne fît plus au domaine que de courtes visites au cours desquelles elle n’était jamais seule.


Cinq ans plus tard, pourtant, il arriva que Charles-François tomba gravement malade et réclama sa fille auprès de lui. Celle-ci, dont le caractère avait toujours été disposé à la douceur, avait acquis un maintien grave et posé qui, joint à la grande beauté qu’elle tenait de sa mère, faisait d’elle le modèle de ce qu’on pouvait attendre d’une jeune fille de son milieu. Elle veilla son père avec un dévouement si exact que la tante, croyant tout à fait oubliée l’enfant sauvage dont la liberté l’avait scandalisée, pensa pouvoir la laisser au domaine sans chaperon. C’est tandis que sa santé se remettait peu à peu que mon grand-père, plus que jamais émerveillé par une fille aimante en qui il retrouvait désormais l’image de l’épouse trop tôt perdue, voulut faire peindre son portrait. Cependant, comme il devait encore faire de longues siestes au cours desquelles il n’avait besoin d’aucun service, Anne commença à retrouver seule, les après-midi, les sentiers de son enfance. On la vit souvent, m’a-t-on dit, venir s’asseoir en rêvant sur les bords de ce bassin, près d’ici, où elle s’était naguère si souvent baignée et qu’en souvenir d’elle les noirs appellent encore “Bassin Mam’zelle”. Elle y restait longtemps, prêtant l’oreille aux échos du caïambre et du rouleur qui lui parvenaient parfois des cases proches, et personne n’eût voulu troubler sa rêverie.


Tout me porte à croire qu’elle revit alors Narcisse et que leur affection, irritée par une si longue séparation, altérée par les fièvres de leur âge, dépouilla l’innocence fraternelle pour s’exprimer avec une ardeur qui dut les surprendre.


À mesure que, de témoignage en témoignage, les éléments de cette histoire s’assemblaient dans mon esprit, on comprendra en effet que tout ce que j’avais cru jusque là se trouvait bouleversé. M’efforçant désespérément, à la recherche de moi-même, de mettre mes pas dans ceux de ma mère, je voyais désormais par ses yeux ce frère de lait pour lequel elle avait eu tant d’attachement. Comment eût-elle pu ne voir en lui qu’un esclave ? Je l’imagine enfant, plein d’adoration et de prévenance pour la petite fille blonde dont le destin avait fait à la fois sa petite maîtresse et sa sœur cadette, et ne puis croire que, même devenu adolescent et découvrant soudain à la place de cette idole de son enfance une jeune fille désirable, il ait exercé sur elle une quelconque violence. Ma propre expérience et les confidences de quelques camarades d’études me l’avaient déjà appris en revanche : quoi que la bonne société feigne d’en croire, les jeunes filles aussi peuvent éprouver des élans auxquels les plus vertueuses résistent d’autant plus difficilement, dès lors qu’elles s’y exposent, que leur éducation ne les en a point averties.


Ainsi ma mère n’avait sans doute pas été la victime d’un viol. Ma naissance n’était pas la conséquence d’un crime, mais d’un amour fatal et irrésistible, comme celui de Tristan et Iseut qui faisait rêver mes vingt ans. Ma mère avait aimé cet esclave, comme un frère à l’âge de l’innocence, comme un amant lorsqu’elle l’avait soudain retrouvé à l’âge où des désirs encore inconnus avaient pu les surprendre l’un et l’autre. Et cet amour avait restitué à mon père la dignité humaine dont il avait été privé dans sa vie, et dans mon préjugé même, à moi, son fils, pour avoir eu le malheur de naître esclave.



Arrivé à ce point, je découvrais enfin l’affreuse iniquité de l’institution sur laquelle vivait notre petit monde insulaire. Il me restait à en tirer les conséquences, ce que je fis comme je dirai plus loin. Mais c’est là une autre histoire.


Je puis m’être trompé dans mes conjectures sur celle que je viens de conter, mais je ne trouve pas de meilleure explication à ce qui arriva ensuite et qui n’est pas douteux. A peine son père était-il guéri, et bien que son portrait ne fût point achevé, Anne repartit chez sa tante. Elle ne devait en revenir, quelques mois plus tard, que dans le cercueil où elle repose aujourd’hui. De ce qui s’était passé entre temps, je n’ai rien pu connaître que ce que m’en a appris son père mourant, à savoir ma naissance et, dans le même temps m’a-t-on dit, la disparition de Narcisse, qu’il fit vainement rechercher dans la montagne, où l’on pensait qu’il s’était enfui. A cinquante-trois ans, il ne serait pas impossible qu’il y vécût encore aujourd’hui dans quelque lieu reculé, car il y subsiste, croit-on, quelques groupes de Marrons à qui n’est pas encore parvenue la nouvelle de la libération de leurs frères.



Fou de douleur, mon grand-père fit édifier pour sa fille le mausolée à l’ombre duquel je devais grandir. Afin de perpétuer en même temps le souvenir de son épouse, qu’il n’avait pu honorer de la même manière, il voulut qu’elle y reposât sous le double prénom d’Anne-Elisabeth, qui était véritablement le sien.



Quant à moi, il m’était impossible, après ces découvertes, de supporter plus longtemps que l’on pût être esclave sur mes terres. Précédant de quelques années la mesure de justice que vient enfin de prendre la République, j’ai donc libéré sans tarder ceux que j’avais reçus en héritage, en les invitant à rester sur le domaine comme travailleurs libres. La plupart l’ont accepté et s’en sont bien trouvés, car ils ont pu ainsi s’accoutumer progressivement à une liberté à laquelle ils n’avaient point été préparés, et dont le sort de ceux qui préférèrent partir a montré les dangers.


Je n’ai pourtant pas eu le courage de rendre publique l’histoire de ma naissance. L’opprobre dont elle m’eût couvert aux yeux de mes voisins n’en est pas, je crois, la raison. J’avais assez de fortune pour le supporter matériellement, et assez d’orgueil pour être tenté de l’affronter. Mais, porté par l’esprit romanesque de mon âge, j’étais en quelque sorte tombé amoureux de cette jeune fille, pour l’éternité âgée de dix-sept ans et dont je venais seulement d’apprendre qu’elle était la mère que je n’avais pas eue. Si l’amour qu’elle avait éprouvé pour son esclave ne faisait que la rendre plus admirable à mes yeux, je connaissais en revanche trop bien les images dégradantes et les noms infamants qu’il lui eût valus dans l’esprit de ceux de sa caste s’ils l’eussent connu. Et l’idée qu’on en pût salir sa mémoire m’était insupportable. C’est donc sans en rien dire que je pris, dans le culte qu’il lui avait voué, la suite de son père, dont je comprenais mieux désormais les sentiments contradictoires que je lui avais inspiré.


Cet attachement pour ainsi dire mystique, pour une mère dont mes yeux n’avaient jamais connu qu’un portrait inachevé, suffit longtemps à occuper mon cœur. Au reste, la difficulté que j’éprouvais désormais à supporter la société de mes voisins esclavagistes ne favorisait pas les rencontres qui eussent pu m’en distraire.


Enfin, bien des années plus tard, l’amour d’une jeune femme en qui elle semble revivre est venu le conclure plutôt que le remplacer. Blond et rose comme sa mère, le fils qu’elle vient de me donner ne portera semble-t-il guère les traces de mon métissage. Dans d’autres familles que la nôtre, parmi les plus anciennement établies dans notre île, de pareilles traces reparaissent parfois, héritage sans doute d’une aïeule africaine, malgache ou indienne dont on ne veut se ressouvenir que pour les excuser, comme s’il s’agissait d’une tare. Si peu apparentes que puissent en être chez eux les marques, je voudrais au contraire que jamais mes descendants futurs n’oublient ni ne méprisent la part de sang africain qui coulera dans leurs veines. C’est dans ce seul but que j’ai voulu leur transmettre ce témoignage, afin qu’ils gardent avec respect le souvenir de la blonde enfant de dix-sept ans qui repose dans le tombeau voisin, et à qui le monde qu’il leur reviendra de créer eût peut-être permis de vivre plus longtemps, heureuse auprès de celui qu’elle aimait.



François-Xavier Hoareau d’Ambreville





le 22 juin 1852



J’apprends aujourd’hui que le Frère Denis, qui vient de mourir, a laissé à la garde de sa communauté un coffret scellé “pour être remis à Anne-Elisabeth Hoareau d’Ambreville, lorsqu’elle le demandera, à partir du 12 mars 1909”.


Je ne sais quel secret ce saint homme peut y révéler, ni pourquoi il le destine ainsi à une femme qui n’est pas encore née, mais cette date paraît marquer le centième anniversaire de la disparition de sa sœur, ma grand-mère. Pourquoi veut-il que la destinataire porte le même nom que sa fille unique ? Avait-il oublié, dans les derniers jours de sa vie qu’elle est morte depuis longtemps, et que, eût-elle vécu, elle eût été centenaire à la date qu’il a fixée? Ce mystère lui appartient.


J’avais déjà fait le vœu, si Dieu m’accorde une fille, de lui donner le nom de ma mère. À son défaut, j’espère qu’il y aura toujours dans ma descendance une Anne-Elisabeth pour recueillir ce dépôt, faute de quoi le secret de Frère Denis sera à jamais perdu.



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