lundi 29 septembre 2008

MALOYA 5

Du dos de la main, Babou s’essuie les yeux avant de refermer le cahier. Elle reste un moment immobile, le corps penché en avant et la main posée sur la couverture de cuir, le regard lointain. Timidement, Nicolas prend cette main et la porte à ses lèvres. Babou se retourne lentement, et son visage reflète une émotion intense. Elle sourit et, à son tour porte à ses lèvres la main de son ami, qui n’a pas lâché la sienne. Le visage de Nicolas exprime la même émotion. Ils sont immobiles, écoutant leur coeur battre à leurs oreilles, au rythme du rouleur, que l’on entend par la fenêtre. Dans la pièce, une pendule sonne six heures.

- Allons rejoindre les autres, dit Babou.


Ils quittent la bibliothèque sans cesser de se tenir la main. Au moment de sortir de la maison, ils échangent un long regard plein de lumière et de sérénité, puis se séparent et font quelques pas vers l’esplanade.


- Attends, dit Babou, se ravisant tout à coup. Je vais demander à Mamie si tu peux dormir ici.


- Mais... mes parents m’attendent cette nuit...


- Tu peux leur téléphoner ! ... Nicolas !... J’ai envie que tu sois là demain matin.


Le regard de Babou est aussi limpide que tendre. Qui résisterait ? Nicolas n’y songe pas.


- Si tes grands parents veulent bien..., répond-il en la dévorant du regard, tandis qu’elle rentre dans la maison en lui criant : “Attends-moi !”



Toute la soirée, sous l’œil des caméras de la télévision, les groupes se succèdent autour du feu de camp qui ajoute ses jeux d’ombre et de lumière aux ondulations des larges jupes et des corps possédés par le rythme du rouleur. Celui de Babou et Nicolas a dansé à son tour, puis s’est écarté pour regarder la suite sans gêner la prise de vue. Babou et Nicolas sont assis par terre, côte à côte comme d’habitude. Qui remarquerait, dans l’obscurité, que leurs mains se sont rejointes dans l’herbe ?


Un groupe d’enfants danse devant le feu, et Babou se souvient : “C’est ainsi que, dans sa douzième année, Anne était une fort jolie petite sauvageonne blonde qui, accompagnée de son inséparable Narcisse, courait rochers et bois, se mêlait aux jeux et aux danses venues d’Afrique des jeunes Cafres de Clairfond...” Devant ses yeux, ce sont toujours les mêmes enfants qui dansent, mais ils sont vêtus comme jadis les petits esclaves, et au milieu d’eux est apparue une fillette blonde, vêtue d’une robe blanche très simple. Son regard ne quitte pas celui d’un jeune noir, à peine plus grand qu’elle. Babou regarde le visage de Nicolas, qu’éclairent par intermittence les lueurs changeantes du feu éloigné. Il sent son regard et se tourne vers elle en souriant. Leurs mains se serrent plus fort. Devant le feu qu’elle fixe à nouveau, Babou voit encore les enfants d’autrefois. Puis dans la flamme n’apparaît plus que le visage soudain attristé de la fillette blonde. Tandis qu’en face d’elle son ami est aspiré par la nuit, deux larmes coulent de ses yeux. Babou se souvient : “...on renvoya Narcisse parmi les esclaves de son âge et les deux enfants furent dès lors condamnés à ne plus se voir...”


Sa main serre plus fort celle de Nicolas. Il est là, lui, et elle est bien. Elle ferme les yeux... “Cinq ans plus tard, pourtant... Charles-François...réclama sa fille auprès de lui...On la vit souvent venir s’asseoir en rêvant sur les bords de ce bassin, près d’ici, où elle s’était naguère si souvent baignée”... Babou revoit le sentier qu’elle a parcouru cet après-midi, avec Nicolas, la cascade et le bassin où ils se sont baignés... Dans un rayon de soleil, la fillette blonde et le garçon noir, nus, jouent à s’éclabousser... La jeune fille du portrait est venue s’asseoir sur un rocher et les regarde jouer... “Elle y restait longtemps, prêtant l’oreille aux échos du caïambre et du rouleur qui lui parvenaient parfois des cases proches...” comme on les entend ce soir... “et personne n’eût voulu troubler sa rêverie”. La jeune fille a dénoué le cordon de son corsage. Le soleil scintille encore sur la cascade, mais les deux enfants ont disparu. La jeune fille a pris leur place dans le bassin. Ses vêtements sont posés sur le rocher où elle était assise. Le visage mélancolique, elle nage lentement dans l’eau verte. Au loin, on entend le rouleur et le kayamb.


Furtivement, Nicolas porte à ses lèvres la main de Babou, qui la rabat vivement dans l’herbe. Ils se regardent, espiègles et complices et très vite retournent leurs visages vers le feu. La jeune fille nage toujours dans le scintillement du soleil. “Tout porte à croire qu’elle revit alors Narcisse et que leur affection, irritée par une si longue séparation, altérée par les fièvres de leur âge, dépouilla l’innocence fraternelle pour s’exprimer avec une ardeur qui dut les surprendre...” Un jeune homme qui ressemble à Nicolas nage vers elle. Comme celles de Babou et Nicolas cet après-midi, leurs mains se rejoignent. Le kayamb et le rouleur battent très fort. Face à face, tout proches l’un de l’autre, leurs corps émergent lentement. Ils sont nus... Leurs lèvres se rejoignent.


La tête de Babou vient s’appuyer un peu sur l’épaule de Nicolas, qui passe un bras autour de sa taille. Le battement de leurs cœurs couvre celui du rouleur.


Près du feu qui brûle moins fort, un nouveau groupe s’est installé. Le rythme est plus lourd, et l’on entend distinctement la mélopée étrange du bobre.


L’animateur s’approche du groupe assis dans l’herbe.


- Allez, il faut partir maintenant, on a promis aux parents de vous ramener avant minuit, dit-il à mi-voix. Oui, je sais, c’est dommage, mais vous savez bien qu’avec eux ça va se prolonger même quand on ne filmera plus, ajoute-t-il avec un mouvement du menton vers le feu. Allez, on y va sans bruit ! On rejoint les enfants au car.


Les adolescents obéissent. Babou et Nicolas se lèvent en même temps mais restent en arrière, puis se dirigent vers la maison. La porte franchie, ils se disent bonsoir, s’embrassent rapidement sur les joues comme frère et sœur. Mais au moment où ils se séparent, la main de Babou retient celle de Nicolas. Il l’attire vers lui et prend son visage dans ses mains. Les doigts dans ses cheveux, il baise doucement son front, son nez. Leurs lèvres s’effleurent.


- Non ! murmure Babou sans s’écarter de lui. Pas encore !


Il recule lentement, en laissant ses deux mains glisser des tempes de Babou vers ses joues. Au moment de quitter son visage, ses pouces caressent les lèvres entrouvertes.


- Bonsoir Babou.


- Bonsoir Nicolas.


Leurs voix étaient très basses, un peu tremblantes. C’est comme s’ils avaient dit “Bonsoir mon amour”.


Quand il a disparu, elle fixe encore la porte une seconde et se retourne enfin pour sortir à son tour du côté opposé.


Dehors, le maloya continue, à peine éclairé par les projecteurs, autour d’un feu de plus en plus rougeoyant.



***



Dans une salle de bains, Babou vêtue d’une sage chemise de nuit blanche romantique, tresse ses cheveux en une seule natte souple, un léger sourire aux lèvres. Son regard est fixé loin au-delà de son image dans le miroir dont, quand elle a fini, elle approche lentement son visage. Sur ses tempes, ses joues, sa bouche, ses mains répètent la caresse de Nicolas. Elle s’approche encore de son image et en baise les lèvres. À leur place, un peu de buée persiste une seconde. Elle recule, et cette fois examine la peau dorée de son visage sans maquillage puis, déboutonnant sa chemise de nuit, ses seins que souligne la marque à peine plus claire du maillot. Toujours lentement mais sans s’attarder, elle en éprouve la douceur. Puis elle secoue la tête en souriant et tire la langue à son image. Elle reboutonne prestement la chemise de nuit, éteint la lumière et se dirige vers la chambre voisine. Elle semble se déplacer sur un nuage.


Par les volets entrouverts, face à un lit de cuivre habillé de satin à volants, entre un peu de la lumière qui éclaire, dehors, les techniciens de la télévision rangeant leur matériel, tandis que le bobre et le rouleur continuent à jouer auprès du feu qui se meurt. Babou est allongée sur le dos, la tête soulevée par un épais oreiller à volant de dentelle, les yeux grands ouverts. Ses bras reposent sur le revers du drap. Son sourire exprime un immense bonheur.


Le rais de lumière qui entrait dans la chambre s’éteint. Dehors, la pleine lune éclaire un ciel superbe, parcouru de nuages rapides bien qu’au sol pas un arbre ne bouge, et sur lequel le mausolée découpe une silhouette noire.


Un rayon de lune pénétrant par l’un des petits vitraux caresse le sarcophage. L’écho assourdi du bobre et du rouleur est entré avec lui.


Seules les ombres des nuages qui se poursuivent dans le ciel semblent animer les flamboyants immobiles qui bordent l’allée. Un instant cachée, la lune éclaire à nouveau les volets de la chambre où Babou s’est endormie sans changer de position.


Et voilà qu’elle ouvre lentement les yeux et regarde fixement vers le pied de son lit. En face d’elle, ses longs cheveux blonds éclairés par la lune se détachant dans la pénombre, c’est le visage d’Anne. L’expression mélancolique du portrait y a fait place à la tristesse désespérée de la fillette, tout à l’heure, devant le feu. Babou se redresse lentement sur son oreiller.


- Anne ? interroge-t-elle.


Il n’y a aucun trouble dans sa voix. C’est comme si elle parlait à une sœur, qui viendrait la voir la nuit dans sa chambre. Elle n’entend aucune réponse, mais elle sait qu’elle doit se lever. Elle sait qu’elle doit sortir de la maison par la porte de derrière, suivre une allée dans le jardin désert. Le chant du bobre flotte toujours dans la nuit. Dans un mur de pierre, une porte fermée. Elle murmure “la prison des esclaves”. Elle en ouvre la porte et le clair de lune y entre avec elle, découpant sur le mur des plantes vertes qu’on a entreposées là, dans des fanjans. Elle entend le bobre, le kayamb et le rouleur comme s’ils étaient là, tout près. Elle se retourne, interrogeant celle dont elle sent la présence auprès d’elle. Il faut déplacer un fanjan (1). Un anneau rouillé apparaît, scellé dans le mur. À nouveau elle se retourne et son regard interroge longuement la nuit avant de se fixer à nouveau sur l’anneau. Elle sait. Elle dit : “Narcisse?” Et soudain il n’y a plus que le silence et l’obscurité.



Un rayon de soleil et une symphonie d’oiseaux entrent par l’entrebâillement des volets. Dans son lit de cuivre, Babou s’éveille. Elle rejette pensivement la couverture, se lève et se dirige vers la fenêtre. Le jardin s’éveille, lui aussi, sous la rosée du matin.



Devant la glace de la salle de bains, Babou brosse ses cheveux de façon à reproduire la coiffure du portrait d’Anne. Sur sa jupe indienne de la veille, elle a remplacé le chemisier par un caraco de crépon blanc. Son visage ne porte toujours aucun maquillage. Elle pose la brosse et, après un dernier regard plutôt satisfait pour son image, se retourne pour ramasser sa chemise de nuit, qui a glissé sur le sol. Elle la ramasse, et son regard se fixe sur une feuille verte qui y est accrochée.

(1) Un fanjan est un pot utilisé pour cultiver des plantes qui est taillé dans un tronc de fougère arborescente.

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