jeudi 9 octobre 2008

MALOYA 15 (fin)

La lumière a baissé dans le petit salon quand le vieil homme se tait. Il referme le cahier, pensif. Nicolas et la grand-mère regardent droit devant eux, silencieux, calmes mais visiblement émus. Babou se tient raide sur sa chaise, les mains accrochées au bord de la table. Se tournant vers elle, Nicolas découvre son visage tendu et couvert de larmes. Il pose une main sur la sienne, bouleversé de la voir ainsi.

- Anne ! ...dit-il. Babou !... Il ne faut pas te mettre dans cet état !


Elle essaie de lui sourire :


- Tu es gentil, mais je ne peux pas m’empêcher... C’est trop ! ...Mon rêve... Je vous expliquerai, mais pas ce soir... Excusez-moi, je vais me coucher.


Elle se lève et fait le tour de la table, embrassant successivement son grand-père, sa grand-mère et Nicolas sur les deux joues avant de quitter la pièce.


- Cette enfant est trop sensible, on n’aurait peut-être pas dû lui lire cette histoire, dit la grand-mère.


- Elle a toujours été comme ça, dit le grand-père, mais c’était elle la destinataire, et elle voulait la connaître. Puis on ne pouvait pas savoir avant de l’avoir lue... et il y a ce rêve dont elle parle, qui paraît avoir un rapport ... C’est étrange... C’est ce qui l’a impressionnée ...


- Je ne l’avais jamais vue comme ça, dit Nicolas. Je n’aurais pas cru...


Il a l’air très malheureux.


- Allons, elle va dormir là-dessus et ça ira beaucoup mieux demain matin, dit la grand-mère, rassurante. Je suis sûre qu’elle va dévorer au petit déjeuner ! Mais les émotions, moi c’est maintenant que ça me donne faim ! Allons dîner !


- C’est seulement la semaine prochaine, je crois, que la télé diffuse la soirée d’hier, dit le grand-père. Mais moi, dans mon coin j’ai tout filmé au caméscope et je comptais vous montrer ça ce soir, après dîner. Il faudrait peut-être aller la chercher, elle va regretter...


- L’enregistrement ne sera pas perdu, tu n’auras qu’à le lui donner pour qu’elle le regarde demain soir avec ses parents. Pour l’instant, bouleversée comme elle est, je suis sûre qu’elle va s’endormir jusqu’à demain matin. Il faut la laisser. De toutes façons, si elle ne dort pas elle entendra la musique et elle nous rejoindra si elle veut. Mais ça m’étonnerait.





Le clair de lune baigne le tombeau et la maison, où une porte-fenêtre donnant sur la varangue est éclairée. On entend en sourdine le maloya que le grand-père a enregistré. Dans sa chambre dont les volets sont encore entrouverts, Babou s’est endormie tout habillée, en travers du lit, à plat ventre, un bras jeté sur l’oreiller et l’autre le long du corps. Elle s’éveille à demi et tend l’oreille vers la musique qui lui parvient faiblement. Elle se lève. Dans la demi-obscurité elle prend la chemise de nuit blanche posée sur une chaise, se déshabille, l’enfile, découvre le lit et se recouche dans la même position pour reprendre son sommeil à peine interrompu.


Les images d’un rêve se forment peu à peu tandis qu’elle continue à percevoir la musique.


Elle est la jeune femme qui marche dans la forêt, le long d’une ravine. Elle tient par la main un petit garçon à la peau brune. Une fillette et un garçon tous deux d’une dizaine d’années la suivent, puis un jeune couple d’adultes tenant par la main une petite fille de cinq ou six ans. Tous sont nus et paraissent transportés de bonheur. De la voûte de feuillage tombent sur eux des gouttes d’eau qui brillent dans des rayons de soleil. Et voici qu’en face d’elle débouche un jeune homme également nu qui a le visage de Nicolas. Elle prend le petit garçon dans ses bras et le lui tend en disant :


- Kouma, voici ton fils !


Et le jeune homme soulève le petit garçon au-dessus de sa tête, puis le repose à terre pour la serrer dans ses bras. Elle a posé sa joue au creux de son épaule, comme tout à l’heure, au Bassin Mam’zelle, et comme tout à l’heure elle ressent à la fois une grande paix et une sourde crispation dans son ventre.


Maintenant, tandis que le maloya continue au loin, c’est là, dans ce bassin qu’elle se retrouve, la joue appuyée contre l’épaule de Nicolas. Mais quelque chose n’est pas comme ce matin : la lumière est différente, et ils sont nus. Les bras de Nicolas se referment sur elle, elle lui tend son visage qu’il couvre de baisers... Et maintenant elle voit devant elle le couple enlacé, debout et nu dans l'eau verte, mais ce sont pourtant son propre visage et celui de Nicolas qui se retournent vers elle pour la regarder en souriant. Et plus loin il y a encore un autre couple qui marche dans un sous-bois. Le jeune homme porte sur un bras un petit garçon, tandis que son autre bras entoure les épaules d’une jeune femme. Eux aussi sont nus, et la regardent en souriant, avec son visage et celui de Nicolas, tandis que l’on entend toujours au loin rouler le maloya.


Dans sa chemise de nuit blanche, Babou se retourne sur le dos, pousse un grand soupir et rabat sur elle le dessus de lit à volants. Elle dort toujours, et ses lèvres entrouvertes dessinent à leur tour un sourire.








- Allo ! Bonjour madame... oui, c’est moi... oui c’est ça, vous pouvez me le passer ? Merci !


Le jardin est baigné de soleil. Inlassablement, Dany plonge dans la piscine, en ressort à l’autre bout et plonge à nouveau. Sur la terrasse, assise dans un transat, pieds nus, enveloppée dans un paréo et les cheveux relevés en queue de cheval, Babou téléphone.


- Nicolas ? Bonjour... Dis-moi, on monte à Clairfond samedi, tu pourrais venir ?... Moi qui croyais que ça te ferait plaisir... Ah quand même !... Qu’est-ce que tu en penses ? ... Pourquoi tu crois que je te téléphone ?... Mais non tu t’incrustes pas, c’est parce qu’il y a du nouveau là-haut, alors c’est mes grands parents qui ont proposé de t’inviter, ils ont pensé que ça t’intéresserait.... Ben viens donc et tu verras !... Bon d’accord, je t’en dis un peu plus. On a ouvert le mur et on a trouvé... Oui ! D’après l’expertise c’est un jeune homme de type africain, le crâne enfoncé, qui devait être là depuis cent cinquante à deux cents ans. Tu vois que j’avais raison !... J’ai toujours raison voyons ! Non je t’en dis pas plus. Bon tu demandes à tes parents ? Au fait on redescend dans la soirée !... Tu me rappelles ? ... À tout à l’heure !


Elle pose le téléphone par terre, et s’étire avec un large sourire.


- Toi, tu viens de téléphoner à Nicolas ! dit Dany qui s’était arrêté un moment sur le bord de la piscine pour la regarder.


- Guet out zaffair marmaille ! (1) réplique-t’elle en riant.


- Oh Nicolas ! Mi aime aou ! (2) Mi aime aou ! se moque le petit garçon, une main sur le cœur.


- Attends !


Elle se précipite vers lui et le pousse à l’eau où elle se jette derrière lui, sans avoir retiré son paréo, pour lui enfoncer la tête. Elle y est encore quand le téléphone sonne. Elle ressort précipitamment et, comme le paréo est ruisselant et colle à sa peau, elle le dénoue et le laisse tomber dans l’herbe avant de revenir sur la terrasse. Elle ne porte que le bas de son maillot. Sa mère, qui a entendu le téléphone sonner sort de la maison en robe d’été. En la voyant approcher, elle hoche la tête en souriant. Il y a dans son regard de la tendresse et de la fierté.


- C’est pour toi ?


L’appareil à la main, tournant le dos à son frère qui est ressorti de la piscine et la regarde de loin, Babou fait oui de la tête.


- Ne me mets pas de l’eau partout, reprend la maman en rentrant dans la maison.


Pour parler à Nicolas, Babou a instinctivement couvert ses seins de son bras libre.


- ... C’est d’accord ? Bon alors on passe te prendre vers deux heures... Non, tu verras ! Ce que je peux te dire c’est que mes...disons mes rêves, je connais pas la cause, mais je crois que j’ai compris le but.... Mais non je fais pas une leçon de grammaire, mais... tu comprendras... Non je te réponds pas, tu verras mi di aou ... Moi aussi.


Elle a baissé la voix sur ces derniers mots. Elle amorce un geste pour reposer le téléphone, puis se ravise.


- Nicolas ?... Je suis heureuse...


Lentement, elle a posé l’appareil sur le transat et laissé retomber le bras qui couvrait ses seins. Elle va machinalement ramasser son paréo. Elle le tord pour l’essorer, le secoue pour le défroisser et l’étale sur l’herbe, puis s’y étend sur le dos, genoux pliés, mains sous la nuque, les yeux dans les nuages qui envahissent peu à peu le ciel.





(1) Occupe-toi de tes affaires, enfant ! (2) Je t'aime !









Le ciel est lourd au-dessus de Clairfond ce samedi. Le toit de bardeaux du tombeau s’y découpe ton sur ton. Devant la porte ouverte, deux musiciens sont établis. L’un frappe sur le rouleur un rythme de marche funèbre. L’autre, s’accompagnant du bobre, module d’une voix rugueuse une mélopée sans paroles.


Dans l’allée, un cortège s’avance lentement vers le tombeau. Quatre hommes portent sur leurs épaules un cercueil de tamarin. Il est de taille réduite et ne semble pas peser très lourd. L’un de ces hommes est le grand-père de Babou, les autres sont ses fils. Derrière le cercueil, le visage grave, s’avance Babou, entourée de sa grand-mère, de sa mère et de ses tantes. Puis viennent Dany, une bonne demi-douzaine de cousins et cousines, et Nicolas. Sans porter le deuil, tous sont vêtus avec une sobriété qui convient à la circonstance. Sauf Nicolas, tous ont la peau plus ou moins claire.


Le cortège est arrivé au tombeau. Devant la porte, que deux hommes ne peuvent franchir de front, on a posé le cercueil à terre. Le grand-père se retourne et fait un signe. La grand-mère entre, suivie de ses belles-filles. Avant d’entrer à son tour, Babou va chercher Nicolas. Deux des hommes se placent à la tête et aux pieds du cercueil et le soulèvent pour le porter à l’intérieur. Les deux autres suivent, le grand-père le dernier. Les enfants restent dehors, autour des musiciens qui jouent toujours.


Dans le mausolée, les femmes se sont rangées contre les murs, autour de la plateforme d’ardoise. À côté du sarcophage d’Anne, un sarcophage identique attend, ouvert. Le cercueil de tamarin y est déposé, puis les quatre hommes mettent le couvercle en place. Il porte gravés une simple croix latine et un prénom : NARCISSE.


Sur chacun des deux sarcophages, la grand-mère dépose une orchidée, puis tous se retirent. Dehors le soleil perce entre les nuages. Le chanteur a laissé le bobre pour le kayamb, et le rythme du maloya a remplacé celui de la marche funèbre.


Seuls Babou et Nicolas s’attardent un moment avant de sortir. Ils sont debout main dans la main, immobiles au pied des deux sarcophages sur lesquels vient de tomber un rayon de soleil, dans une sorte de communion silencieuse. Enfin comme obéissant en même temps à un signal ils se regardent gravement, longuement, puis sortent à leur tour.


Dans le vestibule du tombeau - est-ce à cause du rayon de soleil qui entre par le vitrail, au-dessus de la porte et l’éclaire ? - l’expression du visage d’Anne-Elisabeth paraît moins triste.


Les autres sont en train de s’embrasser avant de se séparer pour se diriger soit vers leurs voitures, soit vers la maison où, précédant parents et grands-parents, Dany entraîne déjà deux cousins.


- Vous venez prendre une boisson fraîche mes enfants ? propose la grand-mère.


- Pas tout de suite si tu veux bien, répond Babou.


Elle s’approche pour lui dire plus bas :


- On n’a pas trop envie d’être avec tout le monde, pour le moment.


- Tu es encore tout émue n’est-ce pas ? Allez donc faire un tour tous les deux. Si on vous demande je dirai que tu avais besoin de prendre l’air.


- Merci Mamie.

Sans s’être consultés, ils sont repartis main dans la main vers le Bassin Mam’zelle. Les deux musiciens continuaient-ils à jouer le maloya ou était-ce seulement dans leur tête ? Graves, sereins, heureux, ils ont suivi le sentier sans se parler, sans se regarder. Ils sont arrivés au bord de l’eau, dont le bruit se mêlait à celui du rouleur qui continuait à battre dans leur tête. À moins que ce ne soit leur cœur...

Sans se parler, sans se regarder, ils se sont déshabillés. Côte à côte, ils ont fait quatre pas dans l’eau, un pas l’un vers l’autre, et ils se sont enlacés. Alors seulement leurs yeux se sont cherchés et dans l’eau jusqu’à la taille, nus et debout l’un contre l’autre, ils ont échangé leur premier baiser.







FIN




4 commentaires:

Anonyme a dit…

Sur fond de maloya, un récit coloré dont l'intensité va crescendo jusqu'au bouquet final...
L'art de revisiter le contentieux soulevé par l'esclavage à la Réunion — tout en douceur, à travers un amour métissé naissant.
La place de la nudité ? On retrouve ici la nudité originelle, primitive, primordiale. Belle, innocente et naturelle.
[au passif, il a fallu s'accrocher pour garder le fil entre les générations successives...]

Anonyme a dit…

Je me demande quelle est la place de la nudité (naturisme) aujourd'hui à la Réunion...
A-t-elle gardé la fraîcheur qu'on goûte dans le récit ? Ou a-t-elle été "normalisée" :-(
F.

guy barbey a dit…

J'ai quitté la Réunion il y a déjà trente ans, mais autant que je sache la situation des naturistes y est toujours aussi difficile. Pas de lieux autorisés malgré des démarches réitérées et une certaine chasse style "gendarme de Saint-Tropez" dans leur lieux d'élection, comme la plage de la Souris-Chaude.
Sur le plan culturel la situation me semblait rappeler celle qui prévaut aux USA pour les mêmes raisons. Sous l'influence de l'éducation religieuse, une grande pudeur officielle coexistant avec une activité sexuelle plutôt débridée. Je ne sais pas si les nouvelles générations ont évolué à cet égard. Voir tout de même l'indulgence manifestée par Mgr Aubry, premier évêque de la Réunion à n'être pas "zoreil", homme de foi mais aussi d'intelligence et d'ouverture qui , pour être excellent diplomate n'en est pas forcément moins sincère, à l'égard de Valérie Bègue.
Pour ce qui est du passif, le lecteur en est le meilleur juge. Une explication (à défaut de justification): l'une des bases essentielles du roman est la permanence d'une identité à travers les générations.

Anonyme a dit…

Magnifique histoire, superbement narrée.
Une sensibilité à fleur de peau, dans tous les sens du terme.
Une délicatesse toute protégée par le soleil et l'honnêteté des propos.

Merci, Guy.