- Évidemment, poursuivit-elle quand ils furent sortis, ils ne doivent pas savoir : à leur âge, ils parleraient trop. Pour tout le monde ici, je me suis prise d’amitié pour Joséphine quand elle était chez notre tante, je me suis attachée à ses enfants parce que je souffrais de n’en avoir pas, et mon mari a accepté qu’ils vivent dans notre maison pour me faire plaisir. Tout le monde sait qu’il fait tous mes caprices, ajouta-t-elle sur un ton ironique. - Est-ce aussi ce qu'il croit ?
- Pour qui me prends-tu ? Il me voulait, et notre tante ne me laissait guère le choix. Il m’a donc eue ! Mais je n’ai accepté sa demande, quand elle me l’a présentée, qu’à la condition qu’il me permettrait de garder auprès de moi Joséphine et les deux enfants, et qu’il saurait que le petit garçon est mon fils.
Il y avait dans ses paroles une brutalité presque haineuse. En épousant une jeune femme qui avait été violée et en acceptant ensuite que le fruit de ce viol vécût dans sa maison, Charles-François avait pourtant montré une générosité dont peu d’hommes eussent été capables. Je le dis à Elisabeth.
- Il est vrai qu’il m’aime, répondit-elle avec un peu plus de douceur. Et même passionnément ! Et sais-tu pourquoi ? Parce que la première fois qu’il m’a vue j’avais l’air d’une petite sauvageonne. Une petite sauvageonne presque nue, c’est beaucoup plus romanesque que les jeunes filles à marier de la bonne société de l’île ! Et que rêver de plus si elle est malgré tout blanche et de bonne famille ? J’ai accepté de l’épouser parce que je n’avais le choix qu’entre lui et le couvent. Autant dire la prison ! Je l’ai épousé pour être libre... enfin presque, et surtout pour pouvoir garder mon fils auprès de moi. Mais je n’appartiendrai jamais à un autre que Kouma.
“Tu ne connais rien à ces choses évidemment, mon pauvre petit moine, mais essaie de comprendre ce que je te dis. Charles fait ce qu’il veut de mon corps. C’est son droit et c’était le prix à payer. Mais je reste étrangère à ce qu’il en fait, il le sent bien. C’est pour cela qu'après cinq ans, il cherche encore à me séduire... Pauvre Charles ! Il croit que les caresses d’un homme me répugnent parce que j’ai été violée, et qu’à force de douceur et de patience il me fera aimer les siennes... ”
Tout en parlant, elle m'avait pris par la main et m'entraînait hors de la maison.
- Ne le mérite-t-il pas ? répliquai-je. Tu avoues qu’il est bon avec toi : ne lui en es-tu pas reconnaissante ? Il est vrai que je ne connais rien à ces choses, mais à ce que j’entends dire parfois, d’autres auraient peut-être moins de patience. D’ailleurs il a la réputation d’un homme juste et bon.
- Un homme juste et bon qui ne maltraite pas trop ses esclaves n’est-ce pas ? Juste ce qu’il faut pour leur inspirer une crainte salutaire ! Et qui ne mutile les Marrons qu’il peut capturer que pour ôter aux autres l’envie de les imiter !
L’ironie du ton faisait place à une sourde violence, d’autant plus douloureuse qu’elle devait la dominer de crainte d’être entendue.
- Il me suffit de penser à ce qu’il ferait à Kouma s’il tombait entre ses mains. Oui, je sais que tu as été jaloux de l’amour que j’ai pour lui, mais souviens toi qu’il a été ton frère ! Kouma mutilé ! Peux-tu imaginer cela ?
Une fois encore, c’était l’image du visage bouleversé de ma sœur unie à lui qui venait troubler mon esprit. Était-ce cela l’amour qu’elle refusait à son mari ? En ce moment elle marchait en silence, s'efforçant de retrouver son calme. Elle reprit enfin plus posément.
- Je sais, il fait ce qu’il a appris à faire. Nos parents aussi trouvaient tout cela normal, et Charles n’est pas pire qu’un autre. C’est vrai aussi que sa dévotion à mon égard est touchante en quelque manière, et je me reproche parfois d’en abuser comme ferait une coquette. Mais sans la liberté qu’elle me donne, et qui est grande en effet, comme tu vas le voir, je mourrais, Denis, comprends-tu cela ? Et que deviendrait mon fils ? Seule une mère peut me comprendre. Je ne vis que pour lui, et j’ai il est vrai la chance de pouvoir l’embrasser.
Au détour du sentier que nous suivions depuis quelques minutes, nous découvrions au pied d'une cascade un bassin d'eau claire ressemblant à ceux où nous nous baignions autrefois elle et moi. Les deux enfants y jouaient, surveillés de près par la jeune femme qu'Élisabeth avait appelée Joséphine. Tous trois étaient entièrement nus. Elle reprit :
- Je peux même, comme tu vois, lui procurer pour l'instant cette heureuse liberté que nous avons connue et dont aucun enfant ne devrait être privé. Regarde les jouer ! C'est encore un caprice que Charles me permet en souvenir de notre vie sauvage. Il feint même d'ignorer qu'il m'arrive de partager ces baignades. Tu le vois, aujourd'hui mon enfant semble libre et heureux. Mais je suis obligée de lui cacher qu’il est mon fils. Pour tous, mon caractère fantasque et l'indulgence de mon mari en ont fait un de ces négrillons que les blancs prennent ou donnent à leurs enfants comme jouets, et qu’on renvoie à leur condition quand ils cessent de plaire. C’est ce qu’il croit être. Devra-t-il grandir avec la crainte qu’un caprice lui retire tous les privilèges qu’un caprice lui a donnés ? Que celle qu’il croit sa sœur et qu’il aime tendrement devienne bientôt pour Charles lui-même ou pour quelqu’un de ses amis un jouet d’une autre sorte, pour une autre sorte de caprice, comme l'a été sa mère ?
Oui Denis, Joséphine a été prise à quinze ans par le fils de ses maîtres qui n'en avait guère plus. Les parents le savaient et, quand ils l'ont vue enceinte, ils ont été ravis de la vendre à notre bonne tante de peur que leur fils s'attache à elle et à son enfant. Les prêtres lui avaient appris qu'il ne faut pas se baigner nue, mais ils lui avaient aussi appris qu'il faut obéir aux maîtres. Comment supporter cette hypocrisie ? Aujourd'hui elle sait qu'elle est ma soeur et que notre nudité n'offense pas Dieu. Et je peux les protéger tant que Charles s’efforce de me plaire. Mais il finira peut-être par s’en lasser, et alors...
- Mais si tu lui donnais enfin l’amour qu’il attend de toi ?
- Comment pourrais-je lui donner ce qui n’appartient qu’à Kouma ? Mais en outre, comme tu es naïf ! J’ai reçu les confidences de bien des jeunes femmes qui avaient cru être aimées pour toujours. Cet amour que je ne saurais lui donner, le méritât-il cent fois, je sais bien que, s’il l’obtenait, c’est alors qu’il se lasserait bientôt de moi !
- Tu as raison, je ne comprends rien à tout cela, répondis-je avec accablement. Mais je te vois bien malheureuse et ne puis imaginer comment tu pourrais cesser de l’être.
- Je sais ce qu’il me faut faire, reprit-elle en me regardant tendrement. Si je t’ai expliqué ces choses, c’est que je voulais que tu comprennes que je n’ai pas d’autre choix. Je sais aussi, car tu me l’as prouvé, que tu es capable de garder un secret. C’est pourquoi j’ai voulu te voir, toi qui es, avec mon fils et Kouma, ce que j’aime le plus au monde, pour que, quand je disparaîtrai tu connaisses la vérité.
- Disparaître ! Que veux-tu dire ?... Je ne comprends pas !...
- Disparaître, te dis-je ! Je ne te parle pas de mourir ! Disparaître avec mon fils, pour rejoindre Kouma.
- Tu déraisonnes ! Cela n’est pas possible, comment ferais-tu ? Et que ferais-tu de ta fille, dont tu ne parles jamais ?
Elisabeth souriait maintenant, comme si, sa décision une fois prise et confirmée par la confidence qu’elle m’en faisait, elle avait retrouvé toute sa sérénité d’autrefois.
- Ma fille, c’est elle en réalité qui est le fruit d’un viol mille fois renouvelé. Cependant... je ne suis pas un monstre, je ne la hais pas, la pauvre innocente, même si je ne puis parfois m’empêcher de lui reprocher l’amour que lui porte son père, et le danger qu’il peut faire courir à mon fils. Ce n’est pas sans souffrance que je vais la laisser. Mais c’est le prix à payer. Son sort ne sera pas si terrible. Quel malheur peut-on redouter pour elle ? Elle ne sera pas la première petite fille riche à grandir sans sa mère : sais-tu combien de femmes meurent en couches ou de leurs suites ? Elle grandira dans un monde qui est le sien, pleurant avec un père qui l’adore une mère dont elle ignorera toujours qu’elle n’y avait pas sa place. Moi je ramène mon fils auprès de son père dans le monde qui est le nôtre, celui de la nature et de la liberté qui lui serait refusée ici. Ce monde-là, souviens t’en, c’est Dieu qui nous y avait mis, toi et moi. Tu as préféré le quitter, et je me réjouis pour toi que tu aies trouvé ta voie là où tu es. Mais pour moi, c’est là qu’était ma vie. Et, j’en ai eu parfois le sentiment, tu t’es parfois reproché de m’y avoir arrachée, n’est-ce pas ? C’est à mon inclination que j’obéis, il est vrai. Car à l’enfant que rien ne menace d’un homme que je n’aime pas, comment ne préfèrerais-je pas l’enfant, malgré moi renié, promis à l’esclavage, de celui à qui j’appartiens corps et âme ? Mais tu vois bien que c’est aussi mon devoir, ne pouvant servir l’un sans trahir l’autre, de choisir le plus menacé !
Écrasé par ce qu’elle me découvrait et que je n’avais pas soupçonné, je ne pouvais me résoudre à approuver son projet, et ne trouvais pourtant aucun argument à lui opposer.
- Peut-être, concédai-je enfin, mais comment crois-tu pouvoir le faire ? Quand bien même tu retrouverais le passage, comment pourrais-tu y aller avec ton fils sans que personne ne te suive ?
- Il y a un autre passage, Denis, que tu ne connais pas, dans la montagne. Celui sans doute par où Missa est venue. Je l’avais trouvé par hasard, dans une de mes promenades solitaires...
- Et tu n’as rien dit !
- À toi je l’aurais peut-être dit un jour, quand tu aurais été un peu plus grand, pour que tu puisses partir si tu le voulais, mais sans risquer de nous trahir. Car moi je ne le voulais pas. Je n’ai donc rien dit, mais j’avais suivi ce passage jusqu’à l’autre versant de la montagne, celui par où Charles nous a ramenés. Tu sais qu’il y possède des terres. Pour me plaire, comme je lui disais que les courses dans la montagne me manquaient, il y a fait construire une petite maison, où il me permet de demeurer, à la saison chaude. Il m’y accompagne parfois, mais m’y laisse aussi seule, avec quelques esclaves en qui il a confiance, pour me servir et me protéger. J’ai retrouvé l’entrée du passage de ce côté. Dans quelques jours, je vais partir pour cette maison. Anne restera ici avec son père et sa nourrice. Je choisirai ceux qui m’accompagneront : Joséphine avec les deux enfants, un jeune homme qui est son amoureux, et aussi, pour aider au ménage, un garçon de onze ans qui est son frère et une fille de dix qui est la sœur de ce jeune homme. Quel serait leur avenir s’ils devaient rester esclaves ? Hélas, je ne puis en emmener davantage !... Je les ai déjà pris avec moi tous les quatre à la montagne et, sans le leur dire, je les ai préparés à me suivre dans notre vallée. Ils ne connaissent pas mon projet, mais je suis sûre qu’ils me suivraient au bout du monde car ils savent que je les aime comme mes égaux et mes semblables. Nous avons fait de longues courses ensemble, nous nous sommes même baignés comme ici dans les bassins des cascades : cela ne les a pas étonnés de ma part, car ils savaient comme tout le monde que nous avons vécu trois ans en sauvages toi et moi. Nous attendrons la prochaine tempête de quelque importance, il y en a toujours en cette saison, afin qu’on nous croie emportés par une ravine en crue, et nous disparaîtrons.
- Mais on vous cherchera, on vous retrouvera, c’est de la folie !
- A-t-on retrouvé Missa ? Crois-moi, on ne nous retrouvera pas. Denis, mon frère, la folie ce serait de rester esclaves ! Et ne le suis-je pas de quelque façon moi aussi, même si ma chaîne est dorée ? Ce retour à la liberté, que de fois n’en ai-je pas rêvé depuis que je le prépare ! Imagine-toi cela, Denis, tu le peux, toi qui as vécu cette vie-là ! Nous partirons, dans la pluie et le vent qui nous purifieront...
- Et vous serez emportés tout de bon !
- Non, dit-elle en s’animant. Je le sais, je le sens, la nature déchaînée nous ouvrira ce chemin comme elle nous a portés toi et moi jusqu’à la plage depuis le pont de l’Épée de Saint-Jacques. Nous gagnerons l’entrée bien cachée de la grotte qui traverse la montagne. Nous nous y glisserons, et nos torches éclaireront la rivière souterraine. Elle sera gonflée par les pluies, il nous faudra sans doute nager par endroits. Nous nous dépouillerons des oripeaux de ce monde de mensonge avant de nous y plonger comme pour un nouveau baptême, pour une nouvelle naissance. Puis nous fermerons le passage derrière nous. Et quand nous retrouverons le jour, sortant de cette eau nus et libres, notre vallée s’étendra à nos pieds comme une terre promise. Alors nous y descendrons, je retrouverai Kouma et je lui présenterai son fils.
Ses yeux brillaient, sa voix avait des accents prophétiques. Une fois encore, je voyais en ma sœur une force quasi divine qui me subjuguait. Vaincu, je lui dis que je prierais pour elle et pour eux tous. C’est alors que, retrouvant son calme, elle me répéta qu’elle me faisait confiance pour garder ce secret.
- Dès que tu es arrivé j'ai lu dans ton regard que je le pouvais petit frère, reprit-elle. Et cela m'a été un réconfort plus grand que tu ne peux croire.
Tout en parlant elle commençait à se dévêtir comme si la chose eût été la plus naturelle du monde. Mon premier mouvement fut de l'en détourner, songeant aux leçons que j'avais reçues de mon confesseur. Mais sans doute l'ascendant que ma sœur avait toujours exercé sur moi fut-il le plus fort. Les enfants et même la jeune femme noire qui les accompagnait n'évoquaient devant mes yeux rien d'autre que l'innocence. En un instant Élisabeth les avait rejoints. Pour la première fois depuis notre retour à la civilisation je retrouvais dans sa nudité l'image de la sérénité et du bonheur que nous avions connus ensemble. Elle m'invitait à les rejoindre et j'avoue que je ne sus pas y résister longtemps. Renouant avec notre félicité passée, j'oubliai un instant la folie de son projet et ce fut là un des moments les plus heureux de mon existence.
- Dans ans cent ans pourtant, ajouta-t-elle en souriant un peu plus tard, lorsque nous serons tous morts et que l’esclavage aura été aboli - car je suis sûre que cela arrivera, en Europe des voix de plus en plus nombreuses s’élèvent contre cette abomination qui ne peut plus durer - dans cent ans peut-être, j’aimerais qu’une descendante de cette fille qu’il me faut laisser à leur monde comme une otage innocente, apprenne la véritable histoire de son aïeule disparue dans une tempête. Si tu veux lui laisser cet héritage, je te le permets.
Elle disparut en effet quelques semaines plus tard comme elle me l’avait dit. On savait qu’elle aimait à courir la montagne et l’on crut qu’elle avait été victime de son imprudence. Il n’est pas rare qu’on ne retrouve pas les corps de ceux à qui cela arrive. On pensa que sans doute une partie des esclaves qui étaient avec elle avaient aussi été emportés et que les autres s’étaient enfuis, craignant le courroux de leur maître pour n’avoir pas su la sauver.
Au moment où j’écris ces lignes, notre vallée est encore ignorée des habitants de cette île. Elisabeth y vit-elle encore parmi ses descendants et ceux de ses compagnons ? En s’y multipliant, auront-ils su préserver la paix et l’innocence que nous y avions connues ? Qu’en sera-t-il lorsque cette histoire sera lue ?
Pour moi, en l’écrivant et en fixant à 1909 le temps où elle sera remise à celle à qui elle est destinée, j’ai accompli la promesse que j’avais faite à ma sœur et, plus qu’en toute ma vie, j’ai retrouvé la paix de l’âme. Je prie désormais le Seigneur qu’Il ne tarde pas trop à me rappeler à Lui, et j’espère qu’Il me pardonnera si, dans cette prière, l’envie de la retrouver tient encore quelque place.
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