Pour mes douze ans, Papa m’a offert un ordinateur portable et c’est décidé : je vais y ouvrir un fichier pour tenir un « journal ». Je mets des guillemets parce que ce ne sera pas vraiment un journal. Je ne vais pas y écrire tous les jours avec la date. Seulement quand j’aurai envie d’y mettre ce qui me passe par la tête. Je commence aujourd’hui parce que c’est le jour de mes douze ans et que ce qui me passe par la tête me paraît mériter réflexion.
Je crois que ma Maminou chérie, Maman quoi, est amoureuse.
Ça a dû commencer pendant les vacances chez Tante Véro, pendant que j’étais avec Papa. Quand nous sommes rentrés chez nous, j’ai tout de suite trouvé qu’elle n’était pas comme d’habitude. Je l’ai dit aux poussins pour qu’ils me racontent s’il s’était passé quelque chose. Benoît a dit :
- Tu trouves ? J’ai rien remarqué. Sinon je sais qu’elle a eu un petit accident avec la voiture de Tante Véro, mais vraiment rien du tout…
Mais Vanessa, elle, a dit :
- T’es lourd, toi : tu vois jamais rien ! Le monsieur avec qui elle a eu l’accident l’a invitée à dîner, et Tante Véro lui a dit d’y aller, je l’ai entendue, elle lui a dit : « Vas-y, qu’est-ce que tu risques ? Tu en meurs d’envie ! » Et je sais pas à quelle heure elle est rentrée après le dîner, mais c’est depuis le lendemain qu’elle est comme ça !
- Comme quoi ? a répliqué Benoît en haussant les épaules.
- Laisse tomber ! a répondu la petite sorcière. Tu peux pas comprendre parce que t’es un garçon mais nous, les filles, on sait.
Huit ans ! Elle est à croquer quand elle dit « nous les filles » !
C’est comme ça. Benoît ne voit jamais rien mais Vanessa, elle, a toujours une oreille qui traîne et elle est futée comme tout. C’est pour ça qu’on l’appelle « la petite sorcière ». Je l’adore. Benoît aussi je l’aime beaucoup, d’ailleurs. Ils sont adorables mes demis.
Donc, Vanessa a remarqué la même chose que moi. Nous ne savons pas exactement quoi mais si nous l’avons remarqué toutes les deux c’est qu’il y a bien quelque chose. « Anguille sous roche » comme dirait Mamie Brigitte. Et si en plus c’est depuis qu’elle a passé une soirée avec un monsieur… Un monsieur du genre avec qui elle mourait d’envie d’aller dîner !
Moi ça me fait plaisir. Avec Papa, de toutes façons il y a longtemps que c’est plié, le père des poussins s’est barré il y a déjà belle lurette, alors ce serait bien qu’elle trouve quelqu’un. Un qui serait gentil avec elle. Moi, ce que je voudrais, c’est qu’elle soit heureuse ma Maminou. Et voilà, c’est ça : d’habitude elle n’a pas du tout l’air malheureuse, on s’adore tous les quatre et elle n’est pas du genre rabat-joie, mais là, elle a l’air heureuse !
Moi je voudrais bien le connaître, celui qui lui donne cet air-là. Et Vanessa alors, curieuse comme elle est ! Mais je sais qu’il ne faut pas bousculer Maman. Si elle garde ces trucs-là pour elle, c’est pour nous protéger. Patience ! Si elle finit par nous le présenter ce sera déjà bon signe.
***
Je me demande quand ils se voient. Il y a la pose déjeuner, bien sûr. Les poussins et moi nous ne rentrons pas et de onze et demie à treize trente, ça lui fait deux petites heures. Parce que sinon, elle a les mêmes horaires qu’eux puisqu’elle est instit, et elle est toujours là pour les amener à l’école et les récupérer. Et c’est sûr qu’ils se voient : elle ne continuerait pas à être comme ça sur un petit nuage ! Il doit travailler à Paris. Ils doivent déjeuner ensemble. Enfin… Passer ces presque deux heures ensemble … Ça fait court !
Il faudra que je lui dise : j’ai douze ans maintenant, on n’a plus besoin de baby-sitter si elle veut sortir le soir. Les petits, ils sont remuants mais ils ne font pas de grosses bêtises et de toutes façons à neuf heures ils sont couchés.
***
Ils étaient couchés d’ailleurs quand je le lui ai dit, hier soir. Elle m’a regardée avec l’air surpris et elle m’a demandé pourquoi je lui disais ça. J’ai répondu :
- Pour rien ! Tu sors jamais ! Peut-être que tu en aurais envie et que tu t’en empêches à cause de nous. Moi je trouve que tu pourrais maintenant que j’ai douze ans !
Elle m’a pris la tête dans ses mains et elle m’a regardée au fond des yeux en souriant. Elle a dit :
- C’est vrai que tu changes ces temps-ci ! Je crois que j’ai de la chance d’avoir une grande fille comme toi !
Elle m’a embrassée. Et moi j’ai dit :
- Et moi je trouve qu’on a de la chance d’avoir une maman comme toi.
Elle est devenue toute rouge. Elle m’a serrée dans ses bras et elle avait les larmes aux yeux. Je suis sûre qu’elle avait très bien compris pourquoi je lui avais parlé de ça. On était bien.
J’en ai profité pour lui poser la question. Celle que je me pose depuis longtemps, même si je devine un peu la réponse. Mais j’aimerais bien qu’elle me raconte.
- Dis Maman. Avec Papa je sais que c’est fini depuis longtemps et que vous n’êtes pas fâchés. Ça aussi c’est de la chance. Mais pourquoi vous avez divorcé ?
Elle a souri.
- Tu connais ses parents, tu connais les miens … Ça ne pouvait pas coller !
- Mais vous deux, vous vous aimiez, quand même !
- Comme des fous !
Elle a ri.
- C’est bien ça le problème : comme des fous, pas du tout comme des gens raisonnables, alors …
- S’il te plaît Maminou ! Raconte-moi !
Et pour qu’elle ne puisse pas dire non, je me suis calée contre elle dans le canapé, comme quand j’étais petite et que je lui demandais une histoire. Là, je sais qu’elle craque. Ça a marché. Elle a dit :
- Nous nous sommes rencontrés en hypokhâgne, c’est comme ça qu’on appelle une classe préparatoire à Normale Sup. C’était peut-être la seule chose que nos parents avaient en commun : ils pensaient que les prépas, c’était mieux à Paris. Il était… Tu le connais ! Beau, super classe, super brillant intellectuellement, toutes les filles en étaient amoureuses. Moi … Je ne sais pas pourquoi je lui ai plu. Probablement parce que je ne lui ressemblais pas du tout : fille de soixante-huitards, un peu gauchiste …
- Et super belle et super intelligente, ça va, fais pas la modeste !
- Tu es gentille. Mais je n’ai jamais été aussi brillante que lui et … on n’avait pas du tout le même style. Seulement tu sais, à dix-sept dix-huit ans, c’est séduisant le côté exotique, explorer un autre monde, tout ça … Je t’ai dit, nous étions amoureux fous et ça durait, alors … Je crois que toutes les filles, ou presque, rêvent d’avoir un enfant de l’homme qu’elles aiment. Lui … Prends pas ça pour une méchanceté, j’essaie seulement de comprendre ce qui s’est passé. Je crois qu’avoir un enfant avec une fille comme moi, à ce moment-là il trouvait que ça lui irait bien… devant la glace !
J’ai éclaté de rire. Je l’adore, Papa, mais c’est vrai qu’il aime bien se regarder, s’écouter parler, tout ça… Elle avait sûrement raison ! Elle a continué :
- Tu sais, il nous reste ça : je connais bien ses travers et j’ai encore une sorte de tendresse pour eux parce qu’en fait je me rends compte que c’est eux que j’aimais en lui. Et je pense que lui, c’est pareil. Du moment qu’on n’a pas à vivre ensemble !...
- C’est vrai que lui aussi, quand il parle de toi il sourit. Comme si tu étais une vieille copine un peu folle !
- Et tu as compris ça, toi ? Alors tu vas comprendre. Faire un bébé ensemble, c’était sûrement une bêtise, mais finalement, cette bêtise-là, c’est une des rares choses que nous n’ayons jamais regrettée.
- Parce que c’est moi la bêtise, alors ?
Elle m’a fait un gros câlin.
- Tu sais, quand on t’a posée sur mon ventre… J’espère que tu ressentiras ça un jour… Un peu plus tard que vingt ans, ce serait quand même mieux ! Et à partir de ce moment-là je me suis rendu compte que tous ces trucs dont nous discutions passionnément, ton père et moi, c’était intéressant, bien sûr, mais tellement pas important à côté de toi … J’avais raté le concours d’entrée à Normale Sup, je venais de finir ma licence, j’ai obliqué pour devenir prof de maternelle. Ton père, lui, avait intégré la rue d’Ulm et il a fait la carrière qu’il voulait. Évidemment il a voulu qu’on se marie. Moi ça ne me paraissait pas nécessaire. Il voulait l’église, j’ai cédé pour la mairie mais pas plus. Il a voulu qu’on te baptise. J’ai accepté parce qu’après tout ça ne peut pas faire de mal mais … En fait dès qu’il s’agissait d’organiser ensemble notre vie avec toi, nous n’étions plus d’accord sur rien. Le naturisme par exemple. Ça ne m’avait pas manqué de ne pas le pratiquer avec lui. Tu comprends, pour mes parents, se libérer du tabou de la nudité c’était un symbole, une conquête. Moi je suis née libre, alors je ne me rendais pas compte que la liberté, ça n’est jamais acquis une fois pour toutes. Je crois même que j’avais traversé ma petite crise de pudeur. Tu es encore un peu petite pour comprendre ça. Mais quand j’ai compris qu’il les prenait pour des fous plus ou moins pervers ça n’a plus été du tout ! Du coup le naturisme, j’y tenais de nouveau, et pour toi en particulier quand j’y ai réfléchi.
- Je sais que lui et ses parents sont contre, qu’ils trouvent que c’est une manie bizarre, mais pervers, ça ils ne me l’ont jamais dit.
- Ton père savait bien que pour moi ça n’avait rien de pervers, au contraire, et quand nous nous sommes séparés il a admis que c’était à moi de décider puisque je t’élevais. Depuis ses parents ont bien dû se rendre compte que tu n’étais pas pervertie ! Enfin… c’était juste un exemple de nos désaccords. Nous avons compris que nous n’étions pas faits du tout pour vivre ensemble et nous avons divorcé sans nous fâcher. Je crois que rétrospectivement …
- Rétro quoi ?
- Rétrospectivement, en regardant en arrière, ses parents ont été contents que nous n’ayons pas été mariés à l’église : ils espèrent toujours qu’un jour il se trouvera une autre nana pour l’y conduire !
- Ça, il a pas l’air pressé. Et moi je préfère ! Mais c’est quoi cette histoire de mariage à l’église ou pas à l’église ?
Elle a baillé.
- Ça, ma chérie, je t’expliquerai une autre fois. Ou bien tu demanderas à ton père. Ou à ses parents. Pour ce soir, moi je commence à avoir sommeil.
J’étais bien contre elle. Je lui ai demandé si je pouvais dormir avec elle pour une fois. Elle a dit :
- Si les poussins s’en aperçoivent, demain c’est eux qui vont demander ! Enfin … Juste pour une fois alors. Une grande fille comme toi !
Mais je sais bien que, juste pour une fois, bien sûr, le câlin, elle aussi elle en avait envie.
Ce matin, je me suis réveillée très tôt et je suis allée me coucher dans mon lit pour que les poussins ne s’aperçoivent de rien. Mais bien sûr, à peine levée la petite sorcière a dit à Maman :
- Ce soir c’est notre tour de dormir avec toi, hein ?
Elle a dit « nous », comme d’habitude. C’est elle la plus petite mais avec Benoît c’est presque toujours elle qui décide pour tous les deux.
Et ce soir ils sont avec elle dans son lit, un de chaque côté. Elle a dit :
- Rien que ce soir !
On a une maman formidable !
Et moi, j’ai profité d’être toute seule pour écrire tout ça. Heureusement que demain c’est dimanche !
***
J’ai relu ce que j’avais écrit samedi dernier et il y a deux trucs qu’il faut que je demande à Maman.
L’histoire du mariage à l’église, d’abord. Mamie Brigitte m’a raconté la Bible, l’histoire de Jésus, la messe, et Maman m’a expliqué ce qu’elle en pensait : que c’était bon à connaître parce qu’il y a beaucoup de choses dans nos façons de vivre qui viennent de là, mais que ce n’est pas sûr que ce soit vrai. Elle dit que quand je serai grande ce sera bien de réfléchir à tout ça et de décider toute seule si j’y crois ou pas, mais qu’en attendant tout ce qu’il y a à savoir c’est qu’il faut respecter les autres, même quand on n’est pas d’accord avec eux, et se respecter soi-même : rien faire dont on aurait honte après. Et c’est vrai que rien que ça, ce n’est pas toujours facile. Mais l’histoire du mariage à l’église, ça je ne sais pas.
Puis la crise de pudeur dont elle a parlé, par rapport au naturisme.
En général, quand on parle de pudeur, ça veut dire ne pas vouloir qu’on te voie toute nue. Pour moi, depuis toute petite, c’est simple. Il y a des gens avec qui on peut être tout nus ensemble, comme Maman et sa famille, ou ceux qu’on rencontre à Héliomonde, et d’autres non. Par exemple Papa et sa famille. Avec les tout nus on n’est pas gêné parce qu’on n’y pense même pas qu’on est tout nu. Pourquoi on y penserait ? Avec les habillés on ne pense pas qu’on est habillé ! Et bien sûr, toute nue au milieu de gens habillés je serais gênée. Mais je crois que c’est juste parce que, comme je ne serais pas comme eux, ils me regarderaient, c’est ça qui me gênerait.
Mamie Brigitte dit que c’est bien d’avoir « un jardin secret ». Je comprends bien ce qu’elle veut dire, j’en ai un. Par exemple ce « journal », je ne voudrais le montrer à personne, ce sont des choses rien qu’à moi. Mais le sexe, quand on est entre gens tout nus on ne le regarde pas autrement que le reste, donc je ne comprends pas vraiment pourquoi ça devrait être le « jardin secret ». C’est pour ça que j’ai un peu de mal à comprendre pourquoi il y a des garçons et des filles qui venaient à Héliomonde sans problème et qui ne veulent plus se mettre tout nus quand ils grandissent. Et que ça soit arrivé à Maman, ça, je ne l’aurais jamais cru.
Si je réfléchis bien, c’est quand même vrai que quelquefois, à Héliomonde, il y a des hommes qui me regardent d’une façon qui me gêne. Il va vraiment falloir qu’on s’explique là-dessus avec Maman.
Ce qui est bien avec elle c’est qu’on peut parler de n’importe quoi. Ma cousine Julie, elle, dit qu’avec sa mère, tout ce qui a un rapport avec le sexe elle n’oserait pas. Du coup c’est moi qui lui explique ce que Maman m’a expliqué ! Elle me demande, mais elle a l’air toute gênée quand je lui réponds. Elle et moi, depuis toute petites, quand on passait les vacances ensemble chez Mamie Brigitte, pour se laver on prenait notre bain ensemble même si tout le reste du temps, même quand on était toutes seules, comme dans la chambre où on dort, on devait toujours avoir une culotte. Devant les autres, bon, mais seules, je n’ai jamais très bien compris pourquoi on pouvait être toutes nues dans la salle de bain et pas dans la chambre. Je me rappelle que ça m’avait bien fait rire, quand on avait huit ans, le jour où dans la piscine elle avait enlevé son maillot juste parce que c’était défendu et elle me disait, à moi, que je n’avais pas besoin d’avoir honte avec elle ! Mamie ne voulait pas qu’elle sache qu’on était naturistes. En général c’était au début des vacances qu’on était ensemble et quand Julie remarquait que je n’avais pas de marques comme elle, je devais lui dire que je n’étais pas encore allée au soleil, que si ma peau n’était pas vraiment blanche c’était naturel. Et maintenant Mamie dit qu’on est trop grandes pour faire notre toilette ensemble. Là non plus, je ne comprends pas très bien pourquoi pendant dix ans on pouvait se voir toutes nues et maintenant on ne peut plus. Ils ont des drôles d’idées à propos de la pudeur.
***
5 commentaires:
De la grande littérature comme m'y attendais de votre part
"De la grande littérature" ... n'exagérons rien, je n'ai pas cette prétention, mais Pierre est beaucoup trop gentil et je me suis donné pour règle de publier tous les commentaires sans rien y changer ... à moins bien sûr que la loi ne s'y oppose !
Les critiques aussi sont les bienvenues !
Désolé mais pour moi évoquer un thème que notre société refoule de cette façon est pour moi de la grande littérature.
Merci encore, Pierre ! Mais si le compliment concerne le thème tabou, je suppose qu'il s'agit de l'extrait précédent.
Le thème en est en effet assez audacieux je crois. Son traitement est-il à la hauteur ? Ce n'est pas à moi d'en juger.
Non c'est au lecteur et au éditeurs d'en décider et pour moi le terme es très bien traité de façon juste et concrète
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