samedi 31 octobre 2009

Puzzle (1ère partie 3)

La moto roule sur des routes de montagne. Fabienne, les bras passés autour de la taille de Clément, a appuyé la tête contre son dos.

***

Ils sont arrivés devant chez Fabienne. Elle descend la première.

- Tu viens ?

- Je te suis.

Il range la moto et la rejoint dans l’entrée de l’immeuble.

- Attends, il faut que je te dise ... C’est dommage qu’on ne se soit pas rencontrés plus tôt parce que je suis obligé de partir demain. Mais puisqu’on est tous les deux sur Lyon, on pourrait se revoir si tu veux bien.

- Oui, répond-elle d’une voix hésitante. Bien sûr ! Excuse-moi je ne m’attendais pas … J’espérais qu’on pourrait avoir quelques jours … Remarque, moi aussi il faut que je remonte sur Lyon mais … J’avais encore une semaine ici. Tu peux pas rester avec moi jusqu’à demain matin ?

- Si, bien sûr ! Mais je ne me voyais pas t’annoncer ça au réveil !

- C’est vrai que …

Elle s’est engagée dans l’escalier.

- Tu viens ?

Il la suit. La porte du studio refermée derrière eux, elle se pend à son cou.

- Tu es vraiment obligé de partir demain ?

- J’ai promis à mes enfants de les rejoindre dans les Cévennes, où ils seront en vacances avec mes parents pour quinze jours. Il y a trois mois que je ne les ai pas vus alors tu comprends …

- Bien sûr, tes enfants … Tes parents habitent là ?

- Non ils ont un bureau de tabac en Saône et Loire, à Mâcon . Mais ils emmènent les enfants dans un camping, en pleine nature, au bord de la Cèze.

- Ça doit être sympa … Si j’osais … Écoute, si tu me trouves indiscrète n’hésite pas à me le dire, je te comprendrai, mais … Si tu pars demain matin, tu ne pourrais pas m’emmener ? J’ai… J’ai envie de te connaître mieux. J’aimerais bien te voir avec tes enfants, tu sais, je crois que ça dit plein de choses sur un homme. Tu n’aurais qu’à me présenter comme une copine de Lyon et en fin de journée tu me jetterais à la gare la plus proche pour continuer le voyage.

- Si ça t’aide à me pardonner de te quitter déjà … Seulement il faut que je t’avertisse. Le camping, c’est un centre naturiste. Ils ont dû y arriver cet après-midi et ils m’attendent demain pour le déjeuner. Et si tu veux y entrer …

- Ah tes parents et tes enfants aussi ? Et bien sûr pour y entrer il faut se déshabiller !... Moi …

- À la rigueur, pour quelques heures tu peux circuler en paréo, tu risques juste de croiser des gens qui te foudroieront du regard, mais à la piscine ou à la rivière, il faudra l’enlever … À toi de voir …

- Au fond … Sans personne que je connaisse, à part toi bien sûr mais avec toi … Je crois que je pourrais. Mais… de quoi je vais avoir l’air avec mes marques ?

- Ça, tu ne seras pas la seule ! Tu sais, il y a pas mal de naturistes qui ne veulent pas se priver d’aller à la plage dès le printemps et … rien qu’ici par exemple, pour trouver une plage où on puisse bronzer nu il faut faire de la route ! Alors ils arrivent avec leurs marques et ça ne gêne personne !

- Alors tu m’emmènerais ?

- Pourquoi pas ?

Il l’embrasse. Ses mains remontent sous le tee-shirt …

***

Le soleil est haut dans le ciel.

À l’entrée de la Sablière, Clément ressort du local d’accueil et rejoint Fabienne qui l’attend près de la moto. Il consulte sa montre.

- On y va. Ils doivent nous attendre au mobil-home.

La moto suit la route qui descend sur quelques centaines de mètres au milieu de la végétation, puis emprunte un chemin de terre et s’arrête à côté d’une Clio grise. Deux enfants nus abandonnent sur la table en plastique de la terrasse leur partie de dames pour se précipiter vers Clément.

- Papa !

Ils l’ont crié en même temps et s’accrochent à son cou avant même qu’il ait mis la moto sur sa béquille. Un couple portant allègrement la soixantaine, également nu, sort à ce moment du mobil-home, affichant un large sourire de bienvenue. Fabienne reste en retrait, comme retranchée derrière la moto, manifestement embarrassée.

Après avoir embrassé tendrement ses enfants puis ses parents, Clément revient vers elle.

- Voici Fabienne, que j’ai rencontrée sur la Côte. Comme je vous l’ai dit au téléphone, elle habite Caluire, elle n’est pas naturiste mais, l’occasion se présentant sous ma forme séduisante, elle a eu envie de voir de plus près de quoi il s’agissait. Et je la conduis ce soir à la gare de Bollène d’où elle regagnera ses pénates… Fabienne, comme tu l’as compris, voici ma mère, Monique, mon père, Robert, et mes enfants, Zoé et Thibaud.

- Soyez la bienvenue, Fabienne, dit Monique en lui tendant la main. Entrez donc vous déshabiller. Mais pour le déjeuner, si vous préférez garder un paréo il n’y a pas de problème.

- Bonjour Fabienne, dit à son tour Robert en tendant la main.

- Bonjour Fabienne, disent à peu près en chœur les deux enfants en retournant à leur partie de dames.

- Les enfants, il va falloir dégager la table pour l’apéritif, dit Monique.

- Ça fait rien, on va finir par terre, répond Thibaud en prenant le jeu.

Fabienne est entrée après avoir pris son sac dans les sacoches de la moto. Clément, lui, se déshabille dehors sans plus de façons.

- Jolie fille ! lui glisse son père.

Clément le regarde en souriant :

- On s’est rencontrés il y a deux jours. Comme ça tout de suite on se plaît bien mais … Che sera sera !

Fabienne ne tarde pas à ressortir, enveloppée d’un paréo léger.

- Je peux vous aider Monique ?

- Papa, viens voir ! Thibaud triche !

- Non je triche pas ! Elle voit pas qu’elle peut prendre et y a rien à faire pour lui faire comprendre que souffler n’est pas jouer !

- Tu sais que chez les vrais joueurs on ne souffle pas, on oblige à prendre, ça règle le problème ! dit Clément en s’accroupissant près d’eux.

- Moi je préfère souffler, si elle voit rien tant pis pour elle !

- Oui mais le gros avantage d’obliger à prendre c’est qu’on peut tendre des pièges. Tiens tu vois, si elle fait ça…

- Ben ! Je prends !

- Oui, et elle t’en prend trois ! Si on joue souffler, tu fais semblant d’avoir rien vu et elle t’en souffle qu’un !

- Ah oui ! Bon, après on verra mais pour l’instant je préfère comme ça !

- Mais si Papa t’avait rien dit …D’abord c’est trop tard, t’avais déjà joué, proteste Zoé.

- C’est vrai ça, j’aurais pas dû m’en mêler, conclut Clément. Allez Thibaud, sois beau joueur, laisse la te prendre ces trois pions… De toutes façons, tel que ça se présente, si tu gagnes pas t’es vraiment nul !

- C’est pas drôle, boude Zoé. C’est toujours lui qui gagne !

- Il est juste un peu plus grand que toi ! Mais va, quand tu seras un peu plus entraînée je suis sûr que vous ferez jeu égal.

Il s’est relevé en tenant Zoé dans ses bras. Elle en profite pour se blottir contre lui, câline.

- Et moi ! proteste Thibaud.

- Tu aimes encore les câlins, un grand garçon comme toi ?

Clément s’assoit dans un des fauteuils en plastique, un enfant sur chaque genou, posant alternativement un bisou dans les cheveux de l’un et de l’autre.

- C’est joli ! dit Fabienne à Monique, tandis qu’elles ressortent ensemble portant verres et bouteilles.

- Ça me fait plaisir à voir, parce que ce n’est pas souvent qu’ils sont ensemble, dit Monique avec un soupir. Ils s’adorent mais … que voulez-vous, les grandes personnes ou prétendues telles ne sont pas toujours raisonnables !

- Je sais, dit Fabienne. Mais les miens … Je n’imagine pas leur père comme ça avec eux…

Elle rit.

- Vraiment pas !…

- Il était très câlin quand il était petit, lui aussi, se souvient Monique. Voyons : Robert un pastis bien noyé, moi un panaché, Clément un jus d’ananas et vous ?

- Je veux bien aussi un pastis… bien noyé !

- On peut avoir un coca ? demande Zoé.

- Un pour deux alors : n’allez pas vous remplir l’estomac de gaz avant de manger, répond la grand-mère.

***

Ils sont tous les six au bord de la Cèze, parmi les autres familles naturistes. Les enfants se baignent, grimpent sur les rochers en demandant à leur père, assis sur la berge à côté de Fabienne, de les regarder plonger. Les grands parents se sont allongés à l’ombre d’un buisson, quelques mètres en arrière. Fabienne a étendu sur le sol le paréo qu’elle portait. La position assise lui permet encore de ne pas étaler sa nudité.

- Tu t’y fais ? demande Clément.

- Ça va… C’est plutôt plus facile que je ne croyais, avec cette ambiance familiale. Ils n’ont pas du tout l’air de se rendre compte qu’ils sont tout nus ! C’est déjà ce qui m’a tout de suite frappé avec tes parents. À leur âge … Ils ne sont pas mal du tout mais enfin … Moi, imaginer mes parents et mes enfants nus ensemble… Complètement impensable. D’ailleurs mes parents, je ne les ai jamais vus nus et mes enfants, je te l’ai dit, Anaïs est encore petite mais Bruce… D’ailleurs eux non plus ne m’ont jamais vue nue. Ni moi ni leur père ! Enfin, Anaïs, j’ai quelquefois pris mon bain avec elle, mais c’était quand elle était plus petite, trop pour s’en souvenir. Ici c’est vraiment … Avec en plus ce cadre quasi sauvage, c’est une autre planète.

- Et tu aimerais y vivre ?

- Pour l’instant, pas vraiment. Tu vois, je suis bien, tout à l’heure je vais me lever avec toi pour aller me baigner et j’ai bien compris que personne ne va me regarder, enfin pas autrement que si j’étais en maillot … malgré mes marques. Mais je ne peux pas dire que je me sente chez moi, si tu vois ce que je veux dire.

- Normal pour une première fois. Tu sais, contrairement à mes enfants, moi non plus je n’y ai pas été habitué tout petit ! Mes parents non plus je ne les avais jamais vus nus jusqu’à … il y a quatre ans, après notre séparation.

- Il y a un rapport ?

- Oui. Autant tout te dire. C’est Mélanie, mon ex, qui nous a entraînés dans tout ça. Elle non plus ce n’était pas son éducation, ses parents étaient plutôt bourges, école catho etc. mais quand ils ont divorcé elle a décidé de tout remettre en question…

- Ça j’en connais d’autres, mais ça ne conduit pas nécessairement au naturisme !

- Tu veux vraiment que je remonte aux origines pour l’explication ?

- Oh oui ! Tu sais bien que j’adore les histoires !

- Bon, alors je te répète ce qu’elle m’a raconté. Donc, au départ, fille unique vivant avec ses parents dans un appart bon standing Montée de Choulans, école catho etc... En fait ça fait un certain temps que ses parents ont une liaison chacun de leur côté mais ils restent ensemble pour elle. Pas très câlins, mais enfin elle ne se doute de rien. Ils attendent qu’elle ait passé un BTS de secrétariat trilingue, à vingt et un ans, pour lui révéler la situation. Ils ont décidé de divorcer, ils partent chacun de son côté en lui laissant l’appart. « Pour solde de tout compte », c’est comme ça qu’elle l’a ressenti. Ils l’avaient acheté ensemble, en le lui donnant ils s’offrent une bonne conscience tout en évitant de se le disputer. Coup de blues, alcool, accident de voiture, hôpital, rééduc. La kiné la prend sous son aile et l’emmène en vacances avec sa petite famille à Euronat. La révélation. Et comme quand elle fait quelque chose ce n’est pas à moitié, elle est allée beaucoup plus loin que sa kiné. Elle s’est mise à vivre nue en permanence chez elle, plus d’alcool, ça l’accident y était aussi pour quelque chose mais plus de viande, la totale quoi ! Tu sais même chez les naturistes les plus convaincus, c’est une minorité. Puis on s’est rencontrés sur le terrain d’un club lyonnais, où j’avais suivi par curiosité un collègue de travail qui le fréquentait en famille. Moi, j’étais du genre conformiste par paresse. Quand j’habitais chez mes parents, on pouvait par hasard se voir nus entre deux portes sans problème mais ça arrivait rarement et c’était tout. Je crois que j’étais assez immature. Son enthousiasme m’a fasciné. J’ai suivi. Elle, au fond, je ne sais pas ce qui lui a plu. Peut-être ce pouvoir qu’elle avait sur moi. Elle m’a invité dans son appart. Elle avait même trouvé un boulot en télétravail pour y vivre en liberté. Et … j’y suis resté. Quand on a eu ces deux petites merveilles on a continué à vivre nus et ils ont poussé comme ça. Elle y tenait particulièrement.

- Ça ne leur a pas posé de problème quand ils sont allés à l’école ?

- Non, pourquoi ? Ils ont poussé avec un schéma très simple : à la maison avec Papa et Maman on vit tout nus, ailleurs on vit habillés. Tes enfants n’iraient pas à l’école en pyjama je suppose !

- C’est vrai. Excuse-moi, continue.

- Non, pas de problème ! Il a juste fallu les avertir que sur leurs dessins aussi il fallait être habillés à l’école.

Fabienne rit.

- Ah oui ! J’imagine la tête de la maîtresse en les voyant dessiner leur famille à poil !

- Remarque, on aurait pu lui expliquer ! Non c’est plutôt vis-à-vis des copains. Mais elle a raison tu sais : nos enfants, je les sens super bien dans leur peau, dans leur corps. Ils savent que les fringues c’est juste un truc qu’on met parmi les autres pour faire comme tout le monde.

- C’est vrai qu’on les sent dans leur état naturel ici. Je n’aurais pas imaginé à ce point … Mais attends, j’essaye d’imaginer et il y a encore un truc qui accroche. Quand on sonne à la porte chez vous, enfin … chez eux, chez ton ex ?

- On ne va pas ouvrir à poil bien sûr ! D’abord parce que ça aurait des chances de choquer celui à qui on ouvre, et même sans ça, lui, il est habillé ! Lui ou elle … Nus ensemble, ça va, habillés ensemble, ça va, mais nu en face de quelqu’un qui est habillé ça ne va pas. On a toujours un jogging sous la main. Un jogging parce que ça s’enfile en quelques secondes et que si tu sonnes et que quelqu’un vient t’ouvrir en jogging tu ne remarques rien d’anormal.

- Évidemment … En fait ce n’est pas compliqué.

- On avait tout pour être heureux, quoi. C’est moi qui ai déconné.

- Une autre femme ?

- Pire : l’alcool.

- Je suis bête, c’est vrai que tu m’en as parlé. Moi forcément je pense tout de suite à une autre femme parce que c’est ce qui m’est arrivé avec mon mari. Mais je croyais que tu avais adopté son régime.

- Oui. Mais au bout d’un certain temps je me suis dit qu’un verre avec des collègues en sortant du boulot, ça ne serait pas désagréable et qu’elle n’en saurait rien. C’était nul. Mais je pense que j’étais avec elle un peu comme un gamin qui aime ses parents mais qui en a marre de leur obéir. La première fois qu’elle s’en est aperçue à mon haleine elle m’a fait une scène. J’ai promis de ne pas recommencer et naturellement, j’ai recommencé. Et là, c’était l’engrenage : j’avais honte de ce que je faisais, j’avais honte de lui mentir, et plus j’avais honte plus je buvais. Jusqu’au jour où j’ai eu un accident avec les enfants dans la voiture. Rien de très grave, mais l’alcootest a parlé. Et alors là … J’avais mis les enfants en danger, je risquais de recommencer, je n’étais plus fiable, elle m’a viré, en me disant de ne pas revenir tant que je ne serais pas désintoxiqué pour de bon.

- Dur !

- Dur. Aujourd’hui je la comprends : c’est vrai que je mettais les enfants en danger. Et son intransigeance, je n’ai pas à m’en plaindre puisque c’est pour ça, entre autres, que je l’aimais. Mais sur le moment, ça ne m’a pas aidé, c’est sûr. J’étais complètement désemparé, j’ai plongé encore plus profond. J’ai mis du temps à remonter. C’est là que mes parents entrent en scène. Pour commencer, c’est grâce à eux que je n’ai pas perdu le contact avec mes enfants. Ils les adoraient et ils appréciaient leur mère. Le naturisme à la maison, ils étaient plutôt réservés mais ils considéraient que ça nous regardait. Quand Mélanie m’a viré ils sont restés en relations. Elle a accepté de les leur confier quelques jours de temps en temps. Elle savait que j’en profiterais pour les voir mais ça, elle n’était pas contre dans ces conditions-là.

Pour que les enfants soient à l’aise chez eux, mes parents ont admis qu’ils ne changent rien à leurs habitudes : rester nus autant qu’ils en avaient envie, même si Mamie et Papy, eux, préféraient vivre habillés. Mais l’appartement de mes parents, c’est pas grand. Alors ils ont fait un essai tous les deux sans rien dire à personne, ici parce qu’ils s’étaient renseignés sur internet et que le site leur avait plu. Et comme ils ont vu qu’ils pourraient s’habituer, ils ont proposé d’y emmener les enfants l’été suivant. Voilà. C’est la troisième année qu’ils y reviennent passer deux semaines et la deuxième que je les y rejoins. Ils adorent. Sinon en juillet les enfants vont en colo, comme tu peux le constater en les regardant : bras et jambes bronzés et le reste plus clair. Pas vraiment blanc parce que chez eux il y a le balcon avec le soleil le matin, et que leur mère a dû les emmener à Miribel les week-ends de printemps. Dans quelques jours il n’y paraîtra plus !

- C’est vrai, j’ai entendu dire qu’il y avait une zone où le naturisme est autorisé au bord du lac. Mais toi et leur mère …

- Je te l’ai dit, il n’y a que deux ans que je suis vraiment clean. Et d’ailleurs, avec les alcooliques anonymes, le naturisme m’y a aidé. J’avais laissé tomber : ma période de révolte contre Mélanie, mais le copain dont je t’ai parlé tout à l’heure m’y a ramené. Ça a été un chemin pour me réconcilier avec mon corps. Me retrouver comme avant avec les petits aussi. Puis Mélanie, au départ je lui en avais voulu mais plus maintenant … Je ne l’ai pas revue depuis ces quatre ans, la rancune s’est refroidie … en même temps que l’amour... Et puis… j’ai repris goût à la vie de célibataire … comme tu as pu le constater !

- Comme moi … Enfin moi, à temps partiel ! Mon ex-mari prend les enfants classiquement, un week-end sur deux et la moitié des vacances. Ce que je fais pendant ce temps ne les concerne pas, ça ne déborde jamais sur leur temps à eux.

- Tu n’as jamais été tentée ?

- Pas jusqu’à présent. Trop compliqué. Les enfants aiment leur père. Ils ont déjà eu un peu de mal avec sa nouvelle femme et leur gamine mais je ne sais pas comment ils supporteraient de me voir le remplacer. Surtout Bruce, évidemment. Puis en fait, non, moi non plus je n’en avais pas envie…

Mais à ce moment elle s’abandonne contre lui dans un mouvement qui n’est pas dépourvu de sensualité. Il pose un baiser rapide sur ses cheveux et se lève :

- Tu viens te baigner ?

Elle le suit sans hésiter.

- Bouh ! Elle est froide dis donc ! s’exclame-t-elle, de l’eau jusqu’aux aisselles.

Il se rapproche d’elle :

- Tu as pu t’en rendre compte, ici on peut voir une belle femme nue sans avoir de réaction … visible. Mais quand on est nu en public il vaut mieux éviter les contacts physiques trop tendres !

- Ah bon, c’est pour ça que …

Elle rit.

- C’est vrai que ce n’est pas vraiment l’endroit ! Dommage ! Mais si tu veux on pourra se revoir à Lyon, je te donnerai mon numéro. Le second week-end de septembre je suis libre !

Ils sont ressortis et sont en train de se sécher sommairement quand les enfants les rejoignent.

- On a faim ! dit Zoé.

- Venez goûter ! appelle justement Monique en exhibant un paquet de biscuits.

Suivant les enfants, Clément et Fabienne viennent s’installer auprès d’elle.

- Ça va Fabienne ? demande Robert.

- Oui, pourquoi ?... Ah vous voulez dire … En fait vous voyez, je commence à oublier que je suis nue ! Bon appétit les enfants !

- Merci répondent-ils, la bouche pleine.

***

Par la route, tous les six remontent vers le mobil home. Clément a pris le couffin où l’on a mis les serviettes. Fabienne porte son paréo jeté sur une épaule. Clément et elle s’arrêtent un instant pour admirer le panorama le la vallée. Zoé, qui courait devant avec son frère revient vers eux en sautillant.

- Tu me portes, Papa ? Je suis fatiguée !

- Tu en as l’air, ça fait peur ! Allez grimpe sur mes épaules, coquine !

***

Devant le mobil home, Fabienne et Clément, rhabillés, se dirigent vers la moto.

- Vous ne voulez pas manger un morceau avant de partir ? propose Monique. Ça va vous faire tard ! une petite omelette, vite fait !

- Il ne faudrait pas rater mon train, s’inquiète Fabienne.

- Bah, si on le rate, je n’aurai plus qu’à t’amener jusqu’à Lyon, dit Clément.

- Moi je ne dis pas non ! répond Fabienne.

- Alors va pour l’omelette, Maman, conclut Clément. Mais ne t’inquiète pas si tu ne me vois pas rentrer ce soir !

- On va manger ? demande Thibaud.

- Seulement ton père et son amie, qui ont de la route à faire mon chéri. Nous, nous dînerons un peu plus tard. Celui-là, continue Monique en riant, il est toujours prêt à manger ! Allez donc vous doucher en attendant tous les deux !

- Quand Papa sera parti ! plaide Zoé. Tu seras là demain, Papa ?

- Bien sûr ma puce !

***

Dans la nuit, la moto s’arrête devant une villa. Fabienne ôte son casque et dit :

- Tu entres ?

Elle ouvre le portail et Clément pénètre dans le jardin et arrête le moteur. Il extrait les bagages de Fabienne des sacoches de la moto et la suit dans la maison, où il les pose à terre, puis il ôte à son tour son casque. Fabienne a allumé l’électricité. Du petit vestibule le couple passe dans un salon à l’ameublement banal. Fabienne se pend au cou de Clément.

- Tu n’as pas besoin de repartir avant demain matin ?

Il lui sourit et la prend dans ses bras.

***

Sur la terrasse, devant le mobil home, Clément lit un mail sur l’écran de son ordinateur portable. Dans le jour qui décline, Thibaud et Zoé reviennent des sanitaires collectifs serviettes sur l’épaule et trousse de toilette à la main. Leur bronzage désormais presque uniforme atteste que quelques jours ont passé. À leur arrivée, Clément referme l’appareil en s’efforçant de sourire.

- Ça y est, vous êtes récurés ?

- On est tout propres, tu peux sentir ! répond Zoé.

Clément se baisse et flaire bruyamment ses deux enfants.

- Mmm ! Ça sent bon. Je crois que je vais pouvoir vous manger !

Et les prenant tous les deux à la fois entre ses bras il les couvre de baisers au hasard de ce qui se présente tandis que les enfants poussent des cris qui se terminent en éclats de rire. Monique et Robert sont sortis pour profiter de cette image du bonheur.

***

Clément sort du mobil home et s’étire dans l’air matinal. Sa mère sort derrière lui, une enveloppe à la main.

- Clément, dit-elle, Mélanie m’a donné cette lettre pour toi, mais elle m’avait fait promettre de ne pas te la donner avant ce matin. Je profite de ce que les enfants ne sont pas encore levés …

- Bizarre, dit Clément en prenant l’enveloppe. Au bout de quatre ans !...

- Je te laisse lire. Mais je lui ai trouvé mauvaise mine…

Clément lit la lettre en silence et son visage reflète une intense émotion. Enfin il la tend à sa mère qui lit à son tour :

Bonjour Clément.

Je préfère t’écrire parce que ce ne serait pas facile au téléphone.

Je sais que je ne t’ai pas fait de cadeau à un moment où tu avais besoin d’aide, mais c’est aux enfants que je pensais, tu peux le comprendre. Maintenant aussi, c’est à eux que je pense et j’espère que toi aussi.

Voilà. Je vais probablement mourir. Ce n’est pas du roman : c’est comme ça. J’ai une tumeur au cerveau. Un cancer. On va essayer d’opérer parce que c’est la seule chance de me guérir, mais il y a un gros risque, et même si je survis à l’opération ce n’est pas gagné. J’en aurai pour un bout de temps à l’hôpital avec les traitements complémentaires et personne ne sait comment j’en sortirai.

Les enfants ne se doutent de rien pour l’instant. Je ne veux rien demander à mes parents. Tu connais leur situation : leurs petits-enfants, eux ils les aiment bien mais ni le mari de ma mère ni la femme de mon père n’en ont rien à foutre. Et de toutes façons, si j’ai répudié leur éducation pour moi ce n’est pas pour leur confier celle de mes enfants … Et puis quoi c’est toi leur père, même si j’ai eu l’air de l’oublier depuis quatre ans.

Je sais que tu les vois quand ils sont avec tes parents, je sais que ça se passe bien. Je sais aussi que tu peux compter sur eux au besoin pour les enfants. Tu es probablement avec eux à la Sablière en ce moment. Il paraît que tu n’as plus bu depuis presque deux ans. J’espère que pour eux tu auras la force de continuer.

Je n’ai ni le temps ni la force de tourner autour du pot, alors voilà ce que je voudrais que tu fasses, si c’est possible. Sinon … fais pour le mieux.

Quand vous quitterez la Sablière, je serai déjà à l’hôpital. J’y entre lundi prochain. Ça va être dur pour les enfants. Alors si tu pouvais venir habiter avec eux … Tu comprends, je voudrais qu’ils soient dans leur cadre, dans leurs habitudes, qu’à part moi, rien ne soit changé pour eux. Tu n’aurais qu’à dormir dans ma chambre.

Fais- moi juste signe pour me dire si tu es d’accord. Tu trouveras sur mon bureau toutes les explications dont tu auras besoin pour préparer la rentrée.

Dis à tes parents que je les remercie pour tout et que je les aime. Je compte sur toi.

Je t’embrasse quand même, si tu ne m’en veux pas trop.

Mélanie

- Mon Dieu mon petit ! dit Monique. Moi qui espérais …

- Tu as son téléphone ?

Il frissonne et va chercher une serviette sur le séchoir pour se la mettre sur les épaules.

- Il est encore tôt, elle dort peut-être, objecte Monique, tout en lui tendant son portable et un petit carnet.

- Ça m’étonnerait. Elle a retardé mais mon signe, elle doit l’attendre. Pour les enfants …

Il s’éloigne de quelques pas.

- Mélanie ? … Oui, c’est moi. Je … Je suis bouleversé naturellement. Évidemment tu peux compter sur moi pour les enfants mais… Je voudrais te voir, qu’on en parle. Je peux venir ? … Je devrais être là en fin de matinée. Je … je t’embrasse.

Il revient vers sa mère.

- J’y vais !

- Déjeune d’abord mon grand. Ne pars pas à jeun !

- Pas très faim, tu t’en doutes… Mais je vais être prudent, d’accord.

***

Les enfants sortent alors que Clément embrasse ses parents avant de prendre sa moto.

- Tu t’en vas Papa ? demande Zoé.

- Il faut que j’aille à Lyon ma chérie.

- Tu vas voir ta copine ? demande Thibaud. T’avais dit que tu restais avec nous jusqu’à samedi prochain !

- Non mon grand. Je suis obligé d’y aller, mais ce n’est pas pour elle. Je … Je reviendrai vite … Ce soir … Ou demain …. Et je vous expliquerai, c’est promis.

Il les embrasse tous les deux très fort, puis il coiffe son casque et démarre doucement.

***

La sonnerie retentit dans l’entrée de l’appartement de Mélanie.

- Oui ?

- C’est moi, Clément.

- Je t’ouvre.

Elle hésite un instant puis s’enveloppe d’un paréo qu’elle noue derrière sa nuque avant d’ouvrir la porte de l’appartement devant Clément qui sort de l’ascenseur. Ils se regardent longuement dans les yeux. L’émotion est palpable.

- Merci d’être là, dit enfin Mélanie en s’effaçant pour le laisser entrer.

Clément a pris ses mains.

- J’ai longtemps espéré que tu m’appellerais tu sais. Puis je ne l’attendais plus et j’avais fini par me persuader que je ne le souhaitais plus. Et puis …

- Je t’avais viré pour les enfants, je te rappelle pour les enfants … Les enfants ont bon dos. Je t’en voulais de m’avoir déçue et j’étais trop orgueilleuse pour te rappeler. Toi aussi sans doute … Mais maintenant c’est moi qui ne suis plus en état d’assumer les enfants et ils ont besoin de toi. Et tu es là. Tu sais quand la mort s’approche les choses prennent une autre perspective … Tu veux un café ?

- Je veux bien.

Il la suit dans la cuisine.

- Mais tu ne vas pas mourir ! Si on t’opère c’est tout de même bien pour te guérir !

- Tu sais j’ai réclamé la vérité et comme j’étais seule avec les enfants, qu’il fallait bien que je m’organise, on me l’a donnée. Pour l’instant, à part des migraines et des nausées, des sautes d’humeur aussi qui m’ont inquiétée pour les enfants, ça va. Mais sans opération ça va se dégrader rapidement et sans espoir. Des fonctions qui vont se bloquer sans prévenir. L’opération c’est la seule chance, mais je peux y rester et si j’y survis ça ne suffira pas. Et même avec les traitements complémentaires on ne sait pas trop dans quel état ni pour combien de temps. Très peu de chances d’en sortir vraiment.

- À ce point ?

- À ce point. Au point que je ne suis pas sûre de souhaiter me réveiller après l’anesthésie. De toutes façons, il va bien falloir que les enfants s’habituent à vivre sans moi. Au moins ils seront avec toi… Toujours deux sucres ?

- Non, je n’en mets plus.

- C’est vrai qu’en quatre ans les habitudes peuvent changer. Mais s’il te plaît, je voudrais que pour les enfants ça change le moins possible …

- Tu penses à l’habitude de vivre nus ? C’est vrai que chez moi je l’avais plus ou moins perdue mais ne t’inquiète pas à ce sujet : au retour de la Sablière on continuera tout naturellement, eux et moi. Tu les as trop bien réussis pour que je prenne le risque de les abîmer ! Ce sera déjà assez dur …

Ils se sont assis pour boire leur café. Elle sourit.

- Merci de me dire ça. C’est vrai qu’on les sent bien dans leur peau. Tout le monde me le dit, même ceux qui n’imaginent pas pourquoi. Parce que je reste persuadée que le naturisme y est pour beaucoup.

- En tout cas le résultat est là et je n’ai aucune raison de penser le contraire. Je sais que tu es une maman formidable.

- J’ai essayé mais … je ne suis pas vraiment fière de t’avoir écarté. Et je sais que tu as fait de ton mieux de ton côté dans le peu d’espace que je t’ai laissé. Les enfants t’aiment et ils seront heureux avec toi.

Sur la table, Clément a pris la main de Mélanie. Elle hésite à continuer.

- Tu es … vraiment disponible pour eux ?… Je veux dire… Je suppose que depuis le temps… Enfin tu n’as personne ?

Il hésite.

- J’aurais honte de te mentir. Des brèves rencontres et puis … Il y a seulement quelques jours une jeune femme divorcée avec deux enfants avec qui ça aurait peut-être pu … Mais on ne s’était rien promis et ça n’a plus aucune importance … C’était quand je croyais que je t’avais oubliée. Et de toutes façons plus rien ne compte que les enfants.

- Tu avais le droit et tu l’as encore… Mais nous sommes d’accord : les enfants d’abord.

Elle le regarde intensément.

- Je te fais confiance. Vraiment. Pas juste parce que je n’ai pas le choix.

- Tu peux.

Elle se lève et va vers son bureau, dans le living où il la suit.

- J’ai pensé à quelques détails pratiques. Les enfants hériteront de l’appartement. Il n’y aura pas de droits de succession, on est dans la limite de l’abattement, mais il y aura des frais de notaire. Ne t’inquiète pas : je gagnais assez d’argent pour élever nos enfants alors je leur ai ouvert un compte à chacun, où j’ai mis tout ce que tu m’as envoyé pour eux. Ils auront largement de quoi payer. Tu trouveras tous les papiers dans ce tiroir. J’ai aussi écrit à mes parents, pour qu’ils sachent bien que si tu t’installes ici avec les petits c’est parce que je te l’ai demandé, que je te fais confiance et qu’ils doivent en faire autant. Ils ne demandent sûrement pas mieux mais ils auraient pu se croire obligés de … Et puis j’ai pensé aussi : toi tu as une moto, pour les enfants ça ne va pas. Moi, même si finalement je m’en sortais, ce n’est pas demain que je serais en état de conduire sans risque. Alors j’ai préparé un certificat de vente…fictif évidemment …

Elle s’assoit devant le bureau, sort un papier du sous-main et le signe.

- Voilà. Je vais te donner la carte grise et tu n’auras qu’à la faire mettre à ton nom.

Il la regarde, admiratif.

- Tu as pensé à tout ! Et je suppose que ce n’est pas la peine de discuter !

- À tout, j’espère. Il faut bien. Et il va falloir que tu t’habitues à le faire à ma place ! Tiens, tu as pensé à mes obsèques ?

Elle a dit cela d’un ton enjoué. Il baisse la tête, pinçant les lèvres.

- J’ai parlé de ça aussi à mes parents, reprend-elle. J’ai laissé mes instructions à une société de Pompes Funèbres. Le contrat est aussi dans ce tiroir. Il suffira de les appeler le moment venu. Et ils récupèreront l’argent sur mon compte en banque : il paraît que ça se fait et il y a ce qu’il faut. Je veux une incinération sans office religieux. Une urne biodégradable que vous irez immerger dans le Rhône en aval de Lyon. Tout ça se diluera et s’en ira vers la mer. En aval parce que je veux que les petits puissent voir passer l’eau, en ville, sans se dire que mes cendres sont peut-être dedans.

- Comment fais-tu pour en parler avec… ce détachement ?

- « Mourir, la belle affaire » comme chantait Brel … Dormir et ne plus se réveiller, voilà tout … Simplement, j’aurais bien aimé voir grandir les enfants … Je n’ai pas voulu leur en parler, je ne veux pas les revoir avant l’opération, pas d’adieux, c’est trop dur. Pour moi et encore plus pour eux. Je préfère qu’ils se souviennent de moi… normale, quoi. Tu leur diras que je suis à l’hôpital, que c’était urgent et que je les aime. Qu’ils se souviennent de ça. Que leur maman et leur papa les aiment plus que tout au monde. Je crois que ça les aidera à grandir.

Des larmes ont jailli de ses yeux pendant qu’elle parlait. Ceux de Clément débordent à leur tour. Il prend les mains de Mélanie et les baise avec ferveur. Elle vient enfin contre lui et il referme ses bras sur elle.

- Ce n’est pas juste !...

Elle ne répond pas. Elle reste blottie contre lui, le visage contre son épaule. Il reprend :

- Je me sens tellement … nul… Je voudrais pouvoir t’aider et je ne peux rien …

- Si. Tu me fais du bien. En ce moment il me semble que tu m’aimes et ça me fait du bien.

Il caresse ses cheveux et y pose des baisers.

- Je n’ai aimé personne comme toi …

- Je ne sais pas. C’est peut-être seulement que tu es ému mais …ça m’aide à te demander une dernière chose …

- Quoi mon amour ?

- Tu veux bien me faire l’amour encore une fois ?

Clément ne dit rien. Ses yeux s’emplissent de larmes tandis que ses mains caressent le corps de Mélanie avec une infinie tendresse, puis dénouent le paréo qui glisse sur le parquet. Il s’agenouille et sa bouche glisse sur les seins, le ventre. Elle dit : « Viens ! » et l’entraîne vers la chambre …

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