2ème partie
I
Ils ont fait l’amour avec une sorte de gravité fervente. Leurs corps se réapprenaient, se retrouvaient et les circonstances exaltaient leur émotion. Après quoi la migraine et les nausées se sont à nouveau emparées de Mélanie. Elle s’emportait contre elle-même, contre la maladie, se reprochait de lui laisser cette image-là, à lui qui venait de partager à nouveau l’amour avec elle comme les apôtres de Jésus avaient partagé son dernier repas. Et il lui disait pour la consoler que ça lui rappelait quand elle était enceinte, en s’efforçant de sourire.
Puis la crise s’est apaisée. Il lui a proposé de rester avec elle jusqu’au lendemain, de la mener à l’hôpital au lieu de la laisser y aller en ambulance comme elle l’avait prévu, n’osant plus conduire sa voiture. Elle a accepté en se reprochant sa faiblesse. Mais il lui a dit qu’il ne pourrait pas partir maintenant en la laissant là, toute seule, que c’était lui qui avait besoin de rester près d’elle, de l’accompagner aussi loin qu’on le lui permettrait avant de retrouver leurs enfants.
Ils ont réussi à manger un peu, parce que c’était raisonnable. Ils ont dormi ensemble, corps contre corps sans plus oser faire l’amour de peur de déclencher une nouvelle crise mais blottis, chacun étant pour l’autre à la fois l’enfant qui a peur et le parent qui rassure, désarmés et confondus dans leur nudité partagée.
Jusqu’à l’heure du départ ils se sont tenu chaud ainsi. Ils en avaient besoin malgré la chaleur extérieure. Puis il l’a conduite à Pierre Wertheimer, à Bron, et là elle lui a demandé de la laisser, refusant qu’il emportât d’elle l’image d’une femme prisonnière d’une chambre d’hôpital.
Il a ramené la voiture montée de Choulans, il est remonté dans l’appartement vide pour y chercher son casque. Il est passé par la chambre des enfants pour reprendre des forces devant le cadre familier de leur vie. Puis il a repris la route.
***
La monotonie de l’autoroute lui laissait le loisir de penser. Et bizarrement, à mesure qu’il s’éloignait de Lyon, il lui semblait qu’une distance s’établissait entre ce qu’il était et ce qu’il venait de vivre.
Alors que deux jours plus tôt il croyait sincèrement que son histoire avec Mélanie était finie, pourquoi tout à coup l’idée qu’elle pouvait mourir demain lui était-elle intolérable ? Pourquoi tout à coup cet amour renié, oublié, les avait-il submergés l’un et l’autre ?
Évidemment, qu’une femme qu’il avait aimée, qui était la mère de ses enfants, mourût peut-être à trente-deux ans, cela n’avait pas pu le laisser indifférent. Mais que l’urgence de répondre à son appel se soit imposée à lui toutes affaires cessantes, aurait-il pu le croire ? L’urgence, c’était bien le mot. En retardant cet appel jusqu’à la veille de son hospitalisation, Mélanie ne lui avait pas laissé le temps de réfléchir. En fait elle l’avait manipulé, une fois de plus. Et subitement il enrageait à cette idée qu’elle était tellement plus forte que lui, que c’était elle qui, toujours, avait tout décidé pour eux deux comme pour leurs enfants. Le danger était-il tel qu’elle le disait ? N’avait-elle pas saisi ce prétexte pour le rappeler sans perdre la face si l’envie l’avait prise de le récupérer ?
Mais pourquoi aurait-elle eu cette envie ? Pour rendre leur père à ses enfants ? Elle si lucide, si froidement déterminée, n’en était-elle pas capable ?
Puis il se reprochait ces pensées comme une mesquinerie de médiocre cherchant encore à rabaisser celle que naguère il s’était lassé d’admirer au point de se détruire lui-même dans l’alcool. Pourquoi donc vouloir trouver de mauvaises raisons à cet appel au secours : il fallait bien que l’amour fût resté là, endormi au fond d’eux-mêmes pour qu’il ait suffi à le réveiller. Car enfin ces heures qu’ils venaient de passer ensemble étaient bien réelles et n’avaient pas pu mentir.
Terrassée par la maladie, Mélanie l’orgueilleuse, l’infaillible, s’était souvenue de lui l’hésitant, le fuyant, et l’avait appelé au secours. Si c’était une revanche que sa faiblesse avait longtemps espérée dans l’attente de cet appel, il l’avait. Une revanche ? Ou une réhabilitation ? N’était-ce pas la même chose ? Pourquoi entre deux mots nommant la même réalité choisir le moins noble ? Il se souvenait de ce qu’elle disait : « S’il est vrai que nous cherchons plus ou moins consciemment à ressembler à l’image que nous nous faisons de nous-mêmes, mieux vaut nous voir meilleurs que nous sommes que pires. Ne pas en être dupes, évidemment, ne pas croire que c’est arrivé, mais ne pas non plus nous complaire dans le mépris de nous-mêmes, qui ne mène à rien. » À rien. À l’alcoolisme éventuellement. C’était encore elle qui avait raison.
Cette espèce de bonheur désespéré qu’il venait de goûter avec elle, c’était peut-être aussi celui d’être enfin, après avoir triomphé de sa propre maladie, celui des deux qui protégeait, celui qui allait prendre les responsabilités. Même si elle lui avait tout préparé.
Qu’en serait-il si elle guérissait ? Oublierait-elle ce moment pour retrouver cette supériorité qui l’avait écrasé. Ou s’en souviendrait-elle pour reconstruire avec lui un couple mieux équilibré ?
On verrait bien. Pour l’instant, l’occasion lui était donnée d’être enfin pour ses enfants un père à part entière et c’était là-dessus qu’il lui fallait se concentrer.
***
Ses parents devaient être à la rivière avec les petits quand il est arrivé. Il a appelé leur numéro, se doutant qu’en son absence ils avaient dû y emporter leur téléphone. Il a simplement dit :
- Je suis là.
- Les enfants sont dans l’eau, a répondu Monique. Mélanie ?
- Je l’ai conduite à l’hôpital. On l’opère demain.
- Je crois qu’il faut le dire aux enfants.
- Oui. C’est à moi de le faire.
- Nous allons remonter.
- Laisse les jouer. Remontez comme d’habitude. Je vais leur expliquer mais … il y a quand même encore de l’espoir, ce n’est pas la peine de dramatiser. Je vais réfléchir à la manière de leur en parler.
***
Il réussissait à sourire en les voyant arriver si beaux, si heureux de vivre.
- Papa !
Ils se précipitaient pour l’embrasser. Ils réclamaient l’explication promise.
- Alors écoutez-moi bien, a-t-il dit en s’asseyant.
Les petits se sont approchés et, debout face à lui pour que leurs regards se croisent mieux, ils ont écouté.
- C’est votre maman que je suis allé voir à Lyon, a-t-il dit pour commencer.
- Alors vous êtes plus fâchés ? a tout de suite demandé Thibaud.
- Non mon chéri mais … Il faut que vous sachiez que votre maman est malade.
- Ça on sait a dit Zoé, soudain grave. Elle vomit souvent et elle a mal à la tête et des fois elle se met en colère et après elle nous demande pardon.
- Elle est vraiment malade mes petits.
- Mais on la soigne ? a demandé Thibaud anxieux.
- Oui, bien sûr. Mais en ce moment elle est à l’hôpital parce qu’il faut l’opérer et elle ne va pas être guérie tout de suite.
Les enfants ne disaient rien. Leurs yeux plongeaient dans ceux de leur père, attendant qu’il en dise plus, qu’il les aide à comprendre le cataclysme.
- En attendant qu’elle soit guérie, elle m’a demandé de revenir habiter avec vous, pour que ça ne change pas trop votre vie. Alors samedi prochain Papy et Mamie vont vous ramener chez vous. Moi je partirai un peu plus tôt pour passer chercher des affaires là où j’habite, et je vous attendrai à l’appartement.
- Et quand elle sera guérie, tu vas pas repartir, dis ! a demandé Zoé.
- Je ne crois pas ma puce, répond-il en l’attirant plus près de lui pour l’embrasser. Tu sais, elle va peut-être rentrer à la maison bientôt, mais elle ne sera pas encore complètement guérie, elle aura encore besoin d’être soignée, alors elle préfère que je sois là pour m’occuper de vous. Et peut-être que quand elle sera vraiment bien on aura encore envie de rester ensemble.
- On pourra aller la voir ? a demandé Thibaud.
- Non mon grand. Les enfants ne sont pas admis pour les visites à l’hôpital. Et puis Maman ne voudrait pas que vous la voyiez avec des pansements, des tuyaux, tout ça. Vous avez déjà vu à la télé comment c’est les gens qu’on vient d’opérer ! Même moi, même avant, elle n’a pas voulu que je l’accompagne à l’intérieur de l’hôpital. On pourra juste téléphoner pour avoir des nouvelles.
Il y a un silence. Les petits en ont besoin pour réaliser ce qu’ils viennent d’entendre. Enfin Thibaud murmure timidement :
- Elle va pas mourir, dis, Papa !
Que répondre ? A-t-on le droit de tromper la confiance des enfants ?
- On va faire tout ce qu’on pourra pour la guérir, mon chéri, mais …on ne peut pas être vraiment sûr …
De grosses larmes débordent en silence des yeux des deux enfants, que leur père prend ensemble dans ses bras.
- Vous pouvez pleurer mes petits. C’est normal. Mais il faut garder l’espoir. Votre maman n’a pas voulu vous parler de son opération avant que vous partiez parce qu’elle voulait que vous profitiez bien de vos vacances ici. Et bien sûr elle veut que vous le sachiez maintenant, elle ne veut pas vous mentir ! Mais pour lui faire plaisir il faut ne pas trop vous inquiéter. Il faut vous amuser comme d’habitude. D’accord ?
Monique et Robert, qui se tenaient à quelques mètres pour assister à la scène sont rentrés précipitamment dans le mobil home pour que les enfants ne les voient pas pleurer. Puis, pendant le reste de la soirée, tout le monde s’est efforcé de faire bonne figure.
***
Il y a ce moment de solitude où, tandis que le corps fatigué appelle en vain le sommeil, l’esprit s’entête à imaginer ce qu’on ne veut pas imaginer. Un moment qui peut être très long. Puis, quand ce combat de l’esprit contre lui-même finit par détruire toute cohérence de la pensée, on bascule enfin.
Et l’on retrouve au réveil cette sourde inquiétude comme on retrouverait la douleur d’un membre malade. Et l’on s’immerge dans la vie quotidienne en espérant que l’habitude apporte une sorte d’anesthésie. Et en se le reprochant. Mais il faut donner aux enfants l’image de la sérénité. Et l’on ne peut s’empêcher de penser que c’est peut-être un alibi.
En leur présence, pour fixer leur attention sur des détails positifs et pratiques, Monique s’applique à interroger Clément sur la façon dont il va s’organiser seul avec eux, avec son travail. Il va leur rester une semaine de vacances et la rentrée à préparer. Puis il y aura les horaires de sortie de l’école, et les mercredis. Il faudrait peut-être qu’il essaie de trouver une baby-sitter.
- En attendant, je pourrais peut-être rester quelques jours avec vous, que ça te laisse le temps de te retourner. Papy rentrerait à Mâcon, lui, parce qu’il faut rouvrir le bureau de tabac. Pour quelques jours il saura bien se débrouiller seul.
- Évidemment, ça m’arrangerait, dit Clément. Tu es d’accord Papa ?
- Bien sûr mon garçon ! Alors les enfants, c’est d’accord : je vous la prête, mais ne me l’abîmez pas, rendez la moi en bon état !
- Promis, Papy ! répondent les enfants en riant.
L’inquiétude est là, chez eux aussi, présente en permanence en arrière-plan, prête à saisir toute occasion de refaire surface. Mais à leur âge la mort des parents reste sans doute de l’ordre de l’impensable. Et la pulsion de vie est plus forte, ils sont plus aptes que la plupart des adultes à vivre sans réserve l’instant présent.
La journée se passe et un témoin extérieur la jugerait semblable aux autres.
En fin d’après-midi, Clément appelle l’hôpital. Mélanie a donné son nom sur le formulaire qu’on lui a fait remplir avant l’opération, pour qu’on l’admette à recevoir des nouvelles.
L’intervention est terminée, mais la patiente est tombée dans le coma. Aucun pronostic n’est actuellement possible.
Et trois jours se passent sans aucune évolution. Tout est suspendu et on a l’impression insupportable de s’installer dans cette parenthèse, alors qu’on cède à la peur de ce qui la refermera.
Et puis, au soir du vendredi, c’est l’hôpital qui appelle. Tout est fini. Et à la douleur se mêle un horrible soulagement, parce que la certitude est finalement plus supportable que la peur.
***
La société de Pompes Funèbres à laquelle Mélanie s’était adressée prend en main l’emploi du temps de façon très professionnelle. Les proches n’ont qu’à se laisser guider, à collaborer dans une sorte de somnambulisme douloureux. Les uns sanglotent, les autres n’ont pas de larmes. Chacun survit comme il peut.
Après la crémation, c’est Clément qui reçoit l’urne pour aller l’immerger selon la volonté de Mélanie. Les enfants la regardent s’enfoncer dans le courant du fleuve. Ils sauront désormais que ce qui restait du corps de leur mère achève de se diluer dans la nature comme elle l’a souhaité.
Enfin, accompagnés de leur grand-mère, ils se retrouvent avec leur père dans cet appartement où elle ne reviendra plus jamais, pour y reprendre leurs habitudes, y recommencer à vivre comme elle leur avait appris à le faire.
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