Il a fallu, pour que ce curieux récit me parvienne, beaucoup de hasards et bien trop d’intermédiaires pour qu’on puisse en retrouver l’origine précise et en apprécier l’authenticité. Il semble bien du reste que, autant que de livrer son témoignage, l’auteur ait eu le souci de brouiller les pistes. C’est ainsi par exemple qu’il n’y a jamais eu dans le royaume de France de 15 décembre 1582, puisque l’adoption du calendrier grégorien le fit passer, cette année-là, directement du 9 au 20 décembre. La date a-t-elle donc été délibérément travestie ? À moins que le lieu n’ait pas alors appartenu au royaume, puisque l’opération ne fut pas simultanée dans toute l’Europe. On peut comprendre que, dans le temps dont il s’agit, cette précaution ait été utile à la tranquillité des survivants, à laquelle cette relation aurait pu nuire si on les eût identifiés. Le texte que j’ai eu en mains n’était pas d’une lecture facile : sans doute s’agit-il de la traduction par un instituteur rural du XIXème siècle, dans une langue française qu’il ne maîtrisait qu’assez mal, d’un document ancien reçu dans une langue occitane, ou catalane, qui devait lui être plus familière. Je me suis donc efforcé à mon tour de rendre cette histoire plus accessible à un lecteur d’aujourd’hui sans trop trahir le ton de la narratrice, que, malgré les maladresses de la traduction, on devine encore au travers de son récit. Je lui laisse la parole.
S’étant efforcée de se tenir à l’écart des guerres de religion qui dévastaient le royaume de France, notre famille se croyait à l’abri de tout dans ce donjon bâti deux siècles plus tôt sur les ruines d’un château cathare quand, le 15 décembre 1582, aux environs de midi, la terre trembla violemment.
Nous étions alors réunis dans la grande salle, autour de mon père, Sire Guilhem. Près de lui se tenait Aude, ma sœur aînée, âgée de quinze ans, dont moi, Marion qui, les onze à peine passés, étais maigre comme sarment de vigne, j’admirais avec envie les seins ronds et la croupe rebondie. Notre belle-mère Dame Constance, avait auprès d’elle son fils Damien, un beau jouvenceau de seize ans qu’elle avait eu d’un premier mariage, et deux petits enfants de trois et quatre ans qu’elle et mon père avaient faits depuis que, étant veufs tous deux, ils s’étaient remariés ensemble.
Aude et Damien étaient promis l’un à l’autre et, bien qu’ils ne fussent pas encore mariés ils ne manquaient guère une occasion de se retrouver pour s’entre caresser dans la chambre que ma sœur partageait avec moi, m’en faisant témoin et complice.
Il y avait encore la nourrice des petits enfants, que notre belle-mère aimait à avoir auprès d’elle pour sa piété et pour le soin qu’elle en prenait, et Dom Bernardin, le chapelain, que mon père avait voulu garder près de lui parce qu’il était le dernier descendant de l’architecte du donjon et parce qu’il avait montré de l’habileté à ne point s’engager dans les querelles théologiques de ce temps, desquelles mon père se moquait, qui était un peu mécréant, et peut-être le chapelain avec lui.
En moins d’une minute sans doute, mais qui pourtant nous sembla fort longue, le donjon s’effondra comme si quelque géant l’eût secoué de sa main, dans un grondement de tonnerre et au milieu d’un horrible nuage de poussière, dans lequel nous pensâmes mourir de suffocation. Il se dissipa enfin et, en même temps que nous retrouvions le souffle, nous pûmes voir quelle était notre situation.
Les dalles qui formaient le sol de cette salle n’avaient guère été déplacées. Les murs extérieurs, quoique fissurés, soutenaient encore le plancher qui, non sans dommages, avait retenu au-dessus de nous la plupart des pierres effondrées des étages supérieurs, les empêchant de nous écraser. Les petits enfants criaient et pleuraient d’effroi, mais aucun ne semblait avoir été blessé, l’escalier au-dessous duquel ils jouaient les ayant très bien protégés. Pour moi je me relevais du sol où j’avais été jetée, étourdie et muette, secouant les menus gravats dont j’avais été recouverte, et je voyais ma sœur, notre belle mère, son fils et la nourrice faire de même. Le chapelain, assis sur le couvercle de bois de la citerne, aurait paru pétrifié si on ne l’eût entendu souffler bruyamment. Mon père se dégageait de sous une poutre qui lui était tombée sur la tête et nous nous rassurions à voir sa haute silhouette se redresser.
Suivant son regard, qui faisait le tour de la salle, je remarquai tout d’abord que des pierres étaient tombées du conduit de cheminée dans l’âtre. Le feu y fumait encore mais la fumée, empêchée de s’échapper par son passage accoutumé, avait trouvé son chemin par les multiples fissures à travers lesquelles la lumière du jour nous parvenait sans qu’aucune fût suffisante pour nous donner passage. Car mon père venait de le dire :
- Il faut sortir d’ici, car ce qui nous retient encore d’être tous écrasés pourrait ne pas durer longtemps. De plus, si nous parvenions à dégager la porte, le risque serait grand de faire que tout s’effondre dans le temps que nous l’ouvririons. Il faut une autre voie, chapelain, et je crois que tu la connais.
Mais alors que nous nous tournions tous vers celui-ci, qui demeurait immobile, assis sur la citerne, mon père chancela soudain, portant la main à sa tête, puis tomba sur le sol. Ma sœur, qui était la plus proche, se précipita sur son corps mais ne put que constater qu’il ne respirait plus. Comme elle se relevait en pleurant pour le dire, le chapelain, sans décoller son large cul du couvercle de la citerne, leva une main pour esquisser un signe de croix et récita :
- Requiem aeternam donna ei Domine et lux perpetua luceat ei. Per omnia saecula saeculorum, requiescas in pace, Sire Guilhem. Amen.
Puis, toujours assis mais promenant sur nous tous un regard satisfait, il déclara :
- Oui, Sire Guilhem, je la connais, la voie. Et c’est celle de la pénitence et de la prière, afin que le Seigneur Dieu détourne de nous sa colère ! Je vous veux voir tous faire pénitence, et vous d’abord, Aude et Damien, malheureux enfants fornicateurs qui jouissez de vos corps avant que d’avoir été unis devant Dieu.
- Hé, Dom Bernardin ! protesta Dame Constance, toujours prompte à soutenir son fils. Si la colère de Dieu faisait trembler la terre à chaque fois que fiancés s’entrebaisent avant noces carillonnées, il n’y aurait plus depuis longtemps pierre sur pierre dans le royaume. Or bien, dans cette nécessité et puisque voilà mon époux défunt, mariez les donc sans plus tarder pour que leur faute soit effacée.
- Le voulez-vous ? demanda Dom Bernardin, regardant les jouvenceaux qui s’étaient pris par la main.
- Devant Dieu, oui, dit Damien.
- Devant Dieu, oui, dit Aude, se serrant contre lui.
À nouveau le prêtre leva la main droite pour une vague bénédiction.
- Ego conjugo vos in nomine Patris et Filii et Spiritus Sancti. Amen. Et maintenant, pour que votre conjonction qui est désormais sacrée efface celles que vous avez jusqu’ici consommées dans le péché, il vous faut mettre nus et l’accomplir là, devant moi qui représente Dieu et vous bénirai, tandis que les autres personnes présentes détourneront leur regard et se mettront en prière.
- Quelle diable de cérémonie est-ce là, Sire chapelain ? protesta Dame Constance. Jamais de pareille n’ai ouï parler !
- Silence, femme ! tonna Dom Bernardin. Je parle ici au nom de Dieu qui sauvera nos âmes et peut-être nos vies en me révélant un chemin si vous tous m’obéissez.
Il trônait toujours sur sa citerne et devant lui, sans mot dire, Aude et Damien commençaient de se dévêtir en frissonnant. Et je ne sais si c’était de froid ou de désir. Quant à moi, je m’agenouillai, la tête dans les mains, faisant mine de prier, mais bien décidée à ne rien perdre du spectacle de leurs étreintes, que je trouvais fort beau et émouvant à voir.
Ni lui non plus, Dom Bernardin, n’en voulait rien perdre. Ses yeux brillaient et, tandis que sa main droite continuait des gestes de bénédiction, la gauche fourrageait sous son froc si furieusement que son souffle devenait court et sa face violette. Le voyant près de perdre connaissance au moment où les jeunes époux paraissaient au sommet de leur plaisir, je cessai de feindre et me précipitai sur lui.
- Vieux porc lubrique ! m’écrai-je. Mon père a dit que tu connaissais le chemin et tu vas nous dire lequel, ou toute faible que je suis-je saurai bien t’arracher les yeux !
Je m’accrochais à lui de toutes mes forces, griffant tant que je pouvais cette face bouffie. Essoufflé, l’œil égaré, le chapelain éclata soudain d’un énorme rire en haletant :
- Le chemin … Mon cul !
Puis il glissa au sol et mourut tout soudain.
- Le méchant homme ! dit Dame Constance. Nous l’avons cru représentant de Dieu et c’est le Diable qui l’habitait. Rhabillez-vous mes enfants et ne laissons pas de prier car nous n’avons plus de feu ni de nourriture, et si nul du dehors ne nous vient délivrer je crois qu’il faut nous préparer à mourir ici de faim et de froid.
Cependant, ma sœur Aude paraissait songeuse.
- Son cul, dit-elle enfin, n’avez-vous pas remarqué que, jusqu’à sa mort, il ne l’a pas bougé de la citerne ?
Damien en écarta aussitôt le couvercle et regarda au fond.
- Cette eau qui est là, dit-il, ne viendrait-elle pas des douves ? Et n’y aurait-il pas un conduit par où nous y pourrions trouver une sortie ?
Cela me parut aussitôt possible. Car les douves du donjon étaient remplies par le ruisseau qui traversait le plateau, et le fond de la citerne pouvait bien être au même niveau, où l’eau se troublait quand le ruisseau était boueux.
- Il se peut, mon fils, dit Dame Constance. Mais elle doit être glacée et ce serait folie de s’y plonger.
- Vaut-il mieux attendre ici la mort ? reprit Damien. Je vais y descendre, ma mère. S’il y a un conduit je le verrai bien, et si je puis sortir je trouverai peut-être dehors du secours pour vous venir délivrer en remuant les pierres qui bloquent les issues de cette salle.
Et tenant la corde qui servait à puiser l’eau, seulement vêtu de ses chausses, afin que ses mouvements fussent plus libres, il descendit.
Je songeais qu’en effet l’eau devait être glacée et que, quand bien même ce courageux garçon parviendrait jusqu’aux douves, nous ne savions rien de ce qu’il était advenu au dehors, ni s’il y pourrait trouver quelque secours pour aider à nous délivrer. Et je songeais encore à ma nourrice et à Nicolas, mon frère de lait, qui habitaient le village et qui pouvaient avoir péri dans ce tremblement de terre.
Comme ma mère était morte de fièvre quelques jours après ma naissance, mon père m’avait donnée à nourrir à une jeune femme du village qui ne manquait pas de lait pour son fils de six mois. Et nous avions grandi ensemble, lui et moi, partageant d’abord sa couche aussi bien que son lait et ne nous quittant guère ensuite ni de jour ni de nuit. Ce n’est que lorsque j’avais atteint ma huitième année que mon père et la femme qu’il venait d’épouser décidèrent qu’il fallait me reprendre au château afin de m’y donner, comme à ma sœur, une éducation de damoiselle, tandis que Nicolas poursuivrait au village sa vie de fils de manant. Cependant mon père, voyant bientôt que ce changement brutal altérait ma santé, fut assez sage pour me permettre d’aller, assez souvent, courir encore avec lui les bois et les rochers tandis qu’il gardait les chèvres. Nous étions comme frère et sœur quoique sans être de même sang, et n’avions point encore atteint un âge où notre intimité pût donner à mon père lieu de craindre pour ma vertu.
J’en étais donc à m’inquiéter du sort de mon cher Nicolas, que la tentative de sortie de Damien avait soudain ramené à ma pensée quand, du fond de la citerne, celui-ci rappela pour qu’on le remontât.
- Il y a bien un conduit, dit-il, tandis qu’on le frictionnait. Et qui devait être suffisant pour que par là on pût quitter le donjon. On y peut respirer, le niveau de l’eau n’atteignant pour l’heure que ma ceinture, et sans doute la sortie est-elle donc dans les douves, dissimulée de quelque façon, car on aperçoit au bout la lumière du jour. Mais des pierres y sont éboulées et je n’ai pu passer outre.
- Si tu ne l’as pu, mon cher époux, peut-être le pourrais-je, moi qui suis plus menue, dit ma sœur.
Sur quoi, déchirant sa chemise afin d’en faire une tunique courte qui n’entravât pas sa marche quand elle serait mouillée, et nouant sur ses reins une ceinture pour l’empêcher de flotter autour de son corps, elle descendit à son tour.
Or, pas plus que son jeune époux elle ne parvint à franchir l’éboulement, et on la remonta, transie, sa chemise en lambeaux. Et tandis que les nouveaux époux se réchauffaient de leur mieux sous des fourrures, je songeai que mon tour était venu de tenter la sortie avant que la nuit fût tombée.
Instruite par l’exemple de ma sœur que sa chemise, bien que raccourcie, semblait avoir gênée plutôt que protégée, et du reste peu embarrassée de pudeur, je renonçai à tout vêtement pour descendre dans l’eau glacée de la citerne. Le conduit était devant, où je pouvais marcher presque debout, et j’arrivai rapidement à l’éboulement. Et là, rampant entre les pierres, pour une fois bien aise de ma maigreur, je parvins à le franchir pour bientôt me retrouver à l’air libre, plongée plus qu’à mi-corps dans l’eau des douves où s’étaient effondrés de larges pans de muraille.
Il n’était pas malaisé d’en sortir, mais sur les berges couvertes de neige, l’air n’était pas plus chaud que n’était l’eau, et je ne savais comment y survivre nue comme j’étais. Je me souvins alors que, Nicolas étant un jour d’hiver tombé dans les douves en jouant, du temps où nous habitions ensemble, sa mère l’avait, sitôt tiré de là, dépouillé de ses vêtements trempés pour le frictionner avec de la neige jusqu’à rendre sa peau rouge, tandis qu’elle lui ordonnait de gesticuler et courir sur place, avant de l’envelopper de linges secs. Après quoi il avait longuement dormi serré entre elle et moi sous les couvertures et s’était enfin réveillé aussi frais et dispos que si aucun accident ne lui fût jamais advenu.
De linges secs, je n’en avais point pour l’heure, mais au moins pouvais-je courir et me frotter de neige pour me tenir en vie. En le faisant, je découvris, parmi les blocs de pierre tombés du donjon, dont il ne restait debout que la base où nous avions survécu, plusieurs corps à demi ensevelis, soit morts soit mourants et qu’on n’en aurait pu dégager. Sur l’un d’eux je pus prendre un couteau, duquel sur un autre, dont le grand manteau dépassait d’entre les pierres, je pus couper assez de linge sec pour m’en envelopper.
Toujours courant afin de m’échauffer sous la laine, bien que je sentisse mes forces s’épuiser, je contournai les ruines du donjon pour apercevoir ce qu’il était advenu du village. Hélas, la crête sous laquelle on l’avait bâti pour le protéger du vent s’était effondrée sur lui et l’avait entièrement recouvert de rochers. Seuls sans doute avaient pu survivre les gens qui, au moment du désastre, étaient occupés à l’écart, ce qui faisait fort peu de monde en cette saison où la neige, quoique peu épaisse, empêchait les travaux des champs. J’en voyais quelques-uns, pleurant et priant devant l’amoncellement de pierres sous lequel avait disparu tout ce qu’ils aimaient aussi bien que le peu qu’ils possédaient. Et parmi eux, soudain, je crus reconnaître mon cher Nicolas. Je l’appelai. Il se retourna à ma voix et aussitôt se précipita vers moi. Et c’est ce qui lui sauva la vie, car au même moment la terre trembla à nouveau et tous les autres survivants de la première secousse furent à leur tour ensevelis.
C’est ce que nous vîmes d’abord quand, la terre s’étant apaisée, nous nous retrouvâmes accrochés l’un à l’autre, sains et saufs, à mi chemin de ce qui avait été le village et de ce qu’il restait du donjon. Hélas cette nouvelle secousse avait achevé de le détruire. Quand, franchissant les douves en marchant sur les blocs effondrés et escaladant les ruines, nous nous penchâmes sur ce qui avait dû être la salle basse il n’y avait aucune apparence que quiconque ait pu survivre sous ces débris. Une image seule reste à ma mémoire, surprenante et étrangement belle. Entre pierres et poutres apparaissaient, sous les fourrures où ils s’étaient couchés, serrés l’un contre l’autre pour se réchauffer après être sortis de la citerne, les visages d’Aude et de Damien, paisibles comme s’ils eussent été endormis.
- Il faut les recouvrir, me dit Nicolas, afin que les loups ne viennent pas les dévorer.
De nos mains nues, nous rassemblâmes assez de menus débris pour pouvoir en recouvrir ces visages comme l’était le reste des corps ensevelis sous ces ruines. Puis nous pensâmes à nous.
Ce que nous aperçûmes en retournant vers le village nous confirma que nous devions être les seuls survivants. Une seule chaumière, un peu écartée des autres, n’était pas entièrement écrasée sous les rochers. Mais ses occupants avaient dû périr au dehors lors de la seconde secousse car nous n’apercevions aucun signe vie. Nous y trouvâmes quelques vivres, une moitié de toit de chaume, des couvertures et même encore quelques braises dans l’âtre. Entre le risque d’y être écrasés à notre tour si la terre tremblait à nouveau et que cette fois la chaumière s’effondrât entièrement, et celui de passer dehors la nuit qui commençait à tomber, exposés au froid et aux loups, nous choisîmes le premier. Et après avoir ranimé le feu, ayant tiré sous une forte table qui pourrait nous protéger des chutes de pierre la paillasse et les couvertures, nous nous y endormîmes étroitement embrassés pour mieux partager la chaleur de nos corps.
Nous aurions pu, quand le jour fut revenu, descendre vers la vallée pour y retrouver le monde des vivants s’il en restait. Mais quel sort auraient-ils fait à deux enfants de notre âge qui n’étaient point des leurs ? Seuls réchappés du désastre de notre village, nous ne pouvions imaginer être encore séparés et, sans en avoir délibéré, nous commençâmes tout naturellement à organiser notre survie à deux parmi rochers et ruines comme s’il n’y eût point eu d’autre voie.
Le gros bétail, qui était à l’étable, avait été écrasé aussi bien que les gens, mais les chèvres sur lesquelles Nicolas veillait à l’ordinaire et que la peur avait dispersées dans la montagne revenaient peu à peu. Grâce à elles et à ce que nous pûmes tirer des ruines, nous eûmes de quoi subsister dans la chaumière où nous avions passé la première nuit et que nous parvînmes à réparer.
Nous prîmes soin de recouvrir de pierres les corps qui ne l’étaient pas entièrement, afin qu’ils ne fussent pas dévorés par les loups. Nicolas pensait qu’il eût fallu réciter sur eux quelque prière mais, ayant en mémoire l’hypocrisie du chapelain et quelques maximes que j’avais entendues de mon père quand ils parlaient ensemble, je le persuadai aisément que, s’il y eût eu un Dieu pour entendre nos prières, il n’eût point fait périr ainsi tous ces innocents.
Au printemps, quand un groupe d’hommes monta de la vallée pour voir ce qu’il était advenu de notre village et de son donjon, les ayant aperçus de loin nous effaçâmes les traces de notre survie et nous cachâmes dans les bois jusqu’à ce qu’ils repartissent, assurés qu’à jamais il n’y avait plus rien à tirer de ces ruines. En quoi ils se trompaient car, dans l’été qui suivit, un éboulement qui se fit dans celles du donjon, après un orage, y mit à découvert le coffre où mon père avait tenu son or enfermé. Ce n’était pas un grand trésor et, du reste, nous n’en avions pour lors que faire. Mais il devait nous être utile bien des années plus tard.
Car celles que nous passions ainsi, unis comme doigts de la main, serrés l’hiver sous les fourrures des loups que nous étions parvenus à tuer de nos flèches pour protéger nos chèvres, courant nus parmi elles l’été, avaient fait de nous de vigoureux jouvenceaux. Et n’étant point de même sang, rien ne nous retint bientôt de nous témoigner notre attachement mutuel à la manière ordinaire des jeunes amoureux, de sorte que ces années furent les plus heureuses de notre vie.
Trois enfants nous vinrent, deux garçons et une fille, qui grandirent d’abord dans cette même liberté où nous vivions. Mais je songeai les voyant croître que, frères et sœur de sang, ils ne pourraient s’unir entre eux quand les désirs leur en viendraient, et qu’il leur faudrait donc vivre bientôt parmi les hommes d’en bas. C’est à quoi nous nous préparâmes donc progressivement.
Désormais adultes robustes, nous avions accumulé des fourrures, que nous commençâmes à aller échanger sur les marchés des villes voisines. Nicolas savait compter. À lui et à nos enfants j’appris à lire et écrire autant que je le savais. Quand les bourgeois de l’une des plus proches se furent accoutumés à voir, sur leur marché, cette famille de montagnards qui y venait vendre ses peaux sans qu’on sût d’où, sans doute, mais aussi sans causer nul désordre, nous y trouvâmes, grâce à l’argent ainsi gagné, un logement à louer pour y demeurer ensemble de plus en plus souvent. Enfin, après nous y être habitués aux usages du lieu, que nous respections jusqu’à assister à la messe, bien qu’en Dieu nous ne crussions guère, nous fûmes prêts pour nous en aller dans une ville plus grande et plus éloignée, nous installer, grâce au petit trésor de mon père, comme une famille de marchands de peaux honorablement connue dans celle d’où nous venions. Le bon roi Henri avait rétabli la paix dans le royaume entre papistes et huguenots qui y habitaient ensemble. Devenus adultes, nos enfants y épousèrent filles et fils d’honnêtes marchands et personne ne sut la vie sauvage que, quelques années auparavant, nous avions menée ensemble dans la montagne.
Maintenant qu’à leur tour leurs enfants se font grands et que nous sentons, mon cher Nicolas et moi, nos forces décliner, je trouve que c’est dommage. Mais peut-être, quand ils ne nous verront pas revenir du pèlerinage que nous leur avons annoncé, trouveront-ils cette relation, que je leur laisserai, pour en porter témoignage, dans un tiroir secret de mon cabinet.
En ce temps-là nous aurons tous deux regagné la montagne de notre enfance. Un soir d’hiver, devant l’âtre où le feu sera près de s’éteindre, nous boirons ensemble une tisane de ces plantes qui font dormir, et dont sa mère nous avait jadis enseigné le secret, puis nous laisserons le froid de la nuit nous prendre doucement dans notre sommeil.
Et si le lendemain les loups dévorent nos carcasses, ce ne sera que justice après que longtemps nous avons vécu de leurs peaux.
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