
Et elle y met tant d'entrain que bientôt, oubliant l'ogre, les seize enfants mènent ensemble une vraie sarabande. Au milieu de la pièce est un immense lit où les filles de l'ogre ont l'habitude de dormir ensemble. Quand leur mère vient leur dire bonsoir, elle trouve douze enfants endormis pêle-mêle tout habillés. Seuls veillent encore Aude et le garçon de son âge, qui se tiennent par la main, ainsi que Morgane et Kévin.
- Votre père s'est endormi dans le fauteuil, dit-elle à sa fille. Mais je crains quand il s'éveillera qu'il ne change d'avis et je n'ose prendre la clef dans sa poche car il est assis dessus.
- Il faut empiler des casseroles derrière la porte de la chambre, dit Morgane. S'il veut entrer le bruit nous réveillera.
Aude répète pour sa mère qui répond :
- Et moi aussi, et je lui rappellerai sa promesse… quoiqu'il n'ait rien promis !
La porte fermée avec son signal d'alarme, ils ont un peu poussé les autres pour se faire de la place, et ils se sont endormis.
Un vacarme de casseroles renversées les réveille soudain. Les voilà tous debout et tremblants de peur. Par la fenêtre on voit le jour poindre mais elle a des barreaux. Point de salut de ce côté.
- Hé bien, Messire mon mari ! crie la voix de la mère. N'avez-vous point de honte de faire ce vacarme ? Laissez donc dormir vos filles et ces enfants que vous avez promis de leur laisser pour jouer jusqu'à ce qu'elles n'en veuillent plus, et venez vous coucher !
- Si vous gardez vos bottes, ôtez donc votre habit, vous en dormirez mieux, reprend plus bas la voix après quelques instants.
- La clef ! Je vais pouvoir aller la prendre dans sa poche puisqu'il ne me voit pas, dit Kévin en ôtant son froc. Et dès qu'il dormira nous sortirons.
- Mais nous n'aurons pas le temps d'aller bien loin avant qu'il se réveille et il nous rattrapera, dit Poucet tristement.
- J'ai une idée, dit Ginette. Allons tout droit à la rivière. C'est tout naturel pour jouer, ainsi il ne pourra pas être fâché contre nous, et dans l'eau il ne viendra pas vous chercher !
- En tout cas ça gagnera déjà du temps, dit Morgane. Et pour la suite, on verra.
Quand Kévin arrive dans la chambre de l'ogre, sa femme lui fait discrètement signe d'attendre. Elle l'a donc vu ? Sans doute, complice des enfants, a-t-elle retrouvé son âme d'autrefois ! Elle peut donc aussi l'entendre, et il en profite pour lui expliquer ce qu'ils ont décidé. Un instant plus tard l'ogre ronfle, et sa femme fait signe à Kévin qu'il peut prendre la clef sans danger.
Il s'est rhabillé, car le petit matin n'est pas chaud, et derrière Morgane et lui se tenant par la main, sept couples d'enfants se glissent sans bruit dehors.
Cinq minutes plus tard les voilà au bord de l'eau.
- Il faudrait y entrer sans trop tarder, dit Ginette en commençant à se déshabiller. Quand il se réveillera et s'apercevra que nous sommes partis, avec ses bottes notre père sera ici en un instant. Nous n'aurons pas le temps de le voir arriver.
- Mais il fait froid ! proteste Aude !
- Entre dans l'eau toute habillée si tu veux, répond Ginette. Tu n'auras qu'à retrousser ta jupe et rester près du bord. Toi, on sait que parfois tu ne te baignes pas. Mais pour nous autres, si nous ne faisons pas comme d'habitude ça n'aura pas l'air naturel.
- Elle a raison, dit Béatrice, en se déshabillant à son tour. Allez, tout le monde à l'eau ! D'ailleurs voici un petit vent tiède qui se lève Tu n'aurais pas froid, Aude, mais si tu as une autre raison…
- Je resterai près de toi si tu veux bien, propose l'aîné des garçons en ôtant ses sabots.
Morgane et Kévin cachent leurs frocs sous une pierre et voilà quatorze enfants qui plongent dans l'eau claire du bassin tandis que du bord les deux aînés les regardent jouer.
Le soleil est levé depuis une heure peut-être quand dans un fracas de branches brisées l'ogre atterrit soudain à quelques pas d'eux. Il tient à la main son grand coutelas et Aude entraîne prestement son ami dans le bassin. Ils n'ont de l'eau que jusqu'à mi-jambe, mais ils sont assez loin du bord pour que l'ogre ne puisse les toucher sans se mouiller.
- Que fais-tu avec ce coutelas ? Tu avais promis de nous laisser ces garçons pour jouer, crie Ginette, depuis le milieu du bassin.
L'ogre hésite quelques secondes.
- Passe pour les autres, dit-il enfin. Mais Aude est trop grande pour jouer, la preuve est qu'elle ne se baigne pas avec vous. Alors le sien, je le veux !
- Ce n'est pas juste, et moi, je veux garder Jehan, proteste sa fille aînée en se cramponnant à son bras.
Mais le garçon court se mettre sous la cascade en s'écriant :
- Viens me chercher si tu veux, méchant ogre !
À part Aude, qui n'ose se mouiller davantage, tous les enfants se sont groupés autour de lui, sauf Morgane et Kévin qui, profitant de leur invisibilité, ont entrepris de passer derrière l'ogre. Celui-ci hésite un moment mais la colère l'envahit. Finalement il retire ses bottes en hurlant :
- Crois-tu donc m'échapper ?
Il recule de quelques pas pour les poser au pied d'un chêne. Après quoi, pieds nus, il entre dans l'eau, puis s'arrête.
- Si quelqu'un s'approche de mes bottes je le tue dans l'instant, quand bien même ce serait une de mes filles, prévient-il avant d'aller plus avant.
Derrière lui, Morgane et Kévin n'ont plus que quelques pas à faire. L'ogre, couteau levé, s'approche de Jehan qui ne sait plus comment fuir. Kévin saisit une botte, Morgane l'autre. "Au voleur !" crient les bottes, mais le bruit de la cascade empêche leur maître de les entendre. Au moment où il saisit Jehan, les bottes maléfiques jetées dans l'eau disparaissent dans un tourbillon de vapeur.
Au même instant, l'ogre s'immobilise, regarde sa main gauche qui tient le bras de Jehan, la droite qui tient le coutelas et soudain, le jetant loin de lui il s'écrie :
- Où suis-je, et qu'allais-je faire ? Que m'est-il donc arrivé ?
- Gagné ! dit Morgane.
Mais voilà qu'à l'endroit où le coutelas de l'ogre a touché le sol un enfant apparaît, puis un autre et encore un autre…
- Tu vois que c'était possible ! dit Kévin, tandis que d'autres enfants encore apparaissent. Cette fois c'est gagné pour de bon !
Sur la plage, devant un dessin maladroitement tracé dans le sable humide qui ressemble vaguement à un chat, les deux enfants se regardent.
- Tu crois qu'il faut leur raconter ? demande Morgane en montrant ses parents du menton.
- Cette fois ils vont pas nous croire, répond Kévin. On ferait mieux d'aller se baigner tout de suite !
Ils font quelques pas tandis qu'une vaguelette efface le dessin.
- Tu as quelque chose dans les cheveux, remarque Kévin. Tiens ! Une feuille de chêne !
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