
Il y a très longtemps, dans une grande forêt, il y avait deux familles de bûcherons qui étaient très pauvres. L’une de ces familles avait quatre filles et l’autre quatre garçons. La plus grande des quatre filles s’appelait Gaëlle, et elle aidait sa maman autant qu’elle le pouvait à s’occuper de ses petites sœurs. Et le plus grand des quatre garçons, qui s'appelait Yann, faisait la même chose car, à huit ans, il n'était pas encore assez fort pour aider son papa.
Mais Yann et Gaëlle ne s’étaient jamais rencontrés. Car dans ce royaume, au bord de la forêt, il y avait deux villes, une à l'est et l'autre à l'ouest, et la famille de Gaëlle habitait près de la ville de l'ouest, tandis que celle de Yann habitait près de celle de l'est. De chacune des deux villes partait une route qui rejoignait le château du roi en traversant la forêt. Et au milieu de la forêt, entre les deux routes, il y avait une colline qui ressemblait à un grand tas d'énormes cailloux. On racontait qu'une nuit les fées avaient rassemblé là tous les cailloux de la forêt, et c'est pour cela qu'on l'appelait la Butte aux Fées.
Sauf sur la Butte aux Fées, le bois ne manquait pas dans la forêt et, quoique pauvres, les bûcherons n'auraient pas été trop malheureux s'il n'y avait pas eu le roi et son premier ministre.
C'est que ce roi était un grand gourmand. Il mangeait souvent trop le soir. Quand il avait trop mangé, il dormait mal, et quand il avait mal dormi, il se réveillait de mauvaise humeur. Alors il se fâchait après tout le monde, et même après son premier ministre.
C'est ainsi qu'un jour il appelle son premier ministre et il lui dit :
- Je veux que ce soir mes coffres soient pleins d'argent, sinon je vous ferai couper la tête.
Alors le premier ministre éternue, parce que quand il a peur, ça le fait éternuer. Et ça énerve le roi, qui lui dit que s'il recommence il aura des coups de bâton. Mais ça, ça donne une idée au premier ministre. Il dit :
- Votre Majesté est géniale ! Sire, faites une loi qui défende d'éternuer, et je vous promets que ce soir vos coffres seront pleins.
- Comment ferez-vous ? demande le roi.
- C'est facile, répond le Premier Ministre. Ceux qui éternueront auront le choix entre trente coups de bâton et une amende : il faudrait être bien avare pour choisir les coups de bâton !
- Ou bien pauvre ! remarque le roi. Mais tant pis pour les pauvres ! Ça vous regarde. Moi, je veux de l'argent ! Mais… si personne n'éternue ?
- Ça, ça me regarde, comme dit si justement Votre Majesté, répond le premier ministre avec un sourire méchant.
Alors, il fait remplir des grandes bassines de moutarde forte, et il ordonne aux soldats d'obliger tous ceux qu'ils rencontreront à en avaler une grosse cuillerée, pour les faire éternuer.
Ce jour-là, les soldats partent vers la ville de l'est avec leurs bassines de moutarde. En chemin, ils rencontrent le papa de Yann, et comme il n'a pas d'argent pour payer l'amende, ils lui donnent trente coups de bâton.
Le bûcheron est tout meurtri mais aussi très en colère. Et comme il ne peut pas se venger des soldats, c'est sur Yann qu'il passe sa colère, car il est aussi lâche que violent. Il ramasse une baguette de saule fine et souple comme une lanière et, malgré les efforts de sa femme pour le retenir, il se met à fouetter le pauvre petit à tour de bras en disant :
- V'là c'que c'est la vie ! Faut qu'tu t'habitues
Enfin la maman parvient à retenir son bras et elle crie à Yann :
- Sauve-toi, et ne reviens pas avant ce soir, quand ton père sera calmé.
Et Yann se sauve vers la Butte aux Fées parce que, comme rien n'y pousse, les bûcherons n'y vont jamais
Et le lendemain, c'est vers la ville de l'ouest que les soldats vont avec leur moutarde et cela se termine pour Gaëlle exactement comme pour Yann.
Et tandis qu'elle grimpe parmi les cailloux géants de la Butte aux Fées, en pleurant à cause des brûlures dont la baguette a zébré tout son corps, elle entend dégringoler une pierre qui a roulé sous son pied, et le bruit finit par un "plouf". Elle se retourne, et elle découvre un petit passage, qui s'enfonce entre deux rochers. Pour une grande personne, ce serait trop étroit, mais une enfant peut passer. Elle descend dans la pénombre. Ses yeux s'habituent, et bientôt elle se trouve au bord d'un lac souterrain.
Il ne fait pas tout à fait nuit, parce que la voûte de la caverne est pleine de petits trous par où entre la lumière. Même, au milieu, il y en a un plus grand : on dirait la lune au milieu des étoiles. Et au milieu du lac, juste sous le plus grand trou, il y a une petite île de sable blanc. Gaëlle retrousse sa robe pour tremper ses jambes et merveille ! Dans l'eau qui est presque tiède bien qu'on soit en janvier, les marques rouges et les brûlures disparaissent aussitôt. Alors, après avoir soigneusement plié sa robe de bure, qui est en ce temps-là le seul vêtement des petites filles pauvres, pour ne pas la mouiller, elle se trempe toute entière dans l'eau et instantanément les brûlures sont guéries
La veille, quand Yann s'est enfui vers la Butte aux Fées, il lui est arrivé exactement la même chose, sauf que son passage, à lui, est de l'autre côté. Et par la suite, cela se reproduit souvent, car le roi réclame toujours plus d'argent. Si bien qu'à force de se rouler dans l'eau Yann et Gaëlle apprennent suffisamment à nager pour aller se reposer sur le sable blanc de la petite île, où ils oublient un moment la brutalité de leurs pères.
Mais ils ne s'y rencontrent jamais, car les soldats ne vont jamais en même temps dans les deux villes. Et cela pourrait continuer longtemps s'il n'arrivait pas quelque chose d'exceptionnel.
L'année où tout cela est arrivé est une année dont la date finit par 00 et quand elle s'est terminée a commencé une année dont la date finissait par 01. On appelle cela un changement de siècle. En réalité, à part la date, cela ne change rien. Mais on a pris l'habitude de fêter les changements d'année, comme les anniversaires, qui ne changent rien non plus. Et comme cet anniversaire-là ne se produit que tous les cent ans, le roi a décidé que, du premier au quatorze janvier, on ferait la fête toutes les nuits.
Et pendant ces quatorze nuits, comme tout le monde était occupé soit à festoyer, soit à servir ceux qui festoyaient, soit à dormir après avoir travaillé tout le jour, personne n'a vu ce qui se passait au sommet de la Butte aux Fées.
Et pourtant, cela a commencé dès le premier janvier. À mesure que le croissant de lune se levait, un château sortait de terre. Tandis que la lune montait dans le ciel, il poussait comme un énorme champignon, et de son donjon s'envolait une étrange musique. Puis, tandis qu'elle redescendait et se couchait, il disparaissait aussi, si bien qu'au matin il n'en restait plus trace.
Nuit après nuit, le croissant grossissait, et la musique devenait plus forte sans que personne s'en aperçoive. Et quand la fête s'est achevée, c'était la pleine lune. Alors, depuis sa fenêtre, le roi a vu le château, il a entendu la musique, et il a été très en colère, d'autant plus qu'il venait de s'apercevoir qu'après la fête il n'avait plus d'argent.
Il a ordonné à ses soldats d'aller détruire ce château qui osait rivaliser avec le sien. Au matin, naturellement, il n'y avait plus de château sur la Butte aux Fées et cela a un peu calmé la mauvaise humeur du roi. Mais quand les soldats sont revenus lui avouer qu'ils n'y étaient pour rien car ils n'avaient rien trouvé, il s'est mis dans une colère si terrible que cette fois, pour récolter plus d'argent, le Premier Ministre a envoyé les soldats dans les deux villes en même temps.
Cette fois les deux bûcherons ont donc reçu les coups de bâton en même temps. Alors, après avoir encore été fouettés Gaëlle et Yann se sont retrouvés en même temps à la Butte aux Fées.
Ils sont arrivés chacun de son côté et ils ne se sont pas vus tout de suite, à cause de la pénombre. C'est seulement en arrivant sur l'île, au milieu du lac, qu'ils se sont retrouvés nez à nez. Comme c'étaient des enfants, ils n'ont pas été gênés d'être tout nus car à cette époque les maillots de bain n'existaient pas et c'était donc normal d'être tout nu quand on sortait de l'eau. Ils ont tout de suite fait connaissance et ils ont été bien heureux de pouvoir jouer ensemble. Ils étaient tellement bien qu'ils ne voyaient pas passer le temps. La nuit est tombée, la pleine lune qui se levait éclairait la Butte aux Fées. Sa lumière, qui tombait par le trou, se reflétait sur le sable blanc et avec leurs yeux habitués à l'obscurité, les enfants y voyaient à peu près. Mais sous les feuillages épais des arbres de la forêt, ils n'auraient pas pu retrouver leur chemin. Alors ils ont décidé de passer la nuit là, et ils se sont endormis.
Mais bientôt, une étrange musique les a réveillés. Maintenant, un rayon de lune tombait tout droit par le trou, et voilà que, dans ce rayon, un petit nuage bleu est apparu qui a grandi, grandi, et pris la forme d'une belle jeune femme enveloppée de voiles de lumière argentée.
- Que faites-vous dans mon château ? a-t-elle demandé d'une voix très douce.
- Nous nous sommes endormis, a dit Yann.
- Nous ne savions pas que c'était ici votre château, Madame, a dit Gaëlle.
- Nous venons ici quand nos pères nous ont fouettés, parce que l'eau nous guérit, a repris Yann.
- Ne vous fâchez pas, s'il vous plaît, Madame, a dit Gaëlle, mais nous aimerions bien savoir qui vous êtes.
- Je suis la Fée du Clair de Lune, a répondu la Dame. Une fois par siècle, je change de château, et je viens donc de m'installer dans celui-ci. Normalement, personne n'a le droit d'y entrer, mais vous avez l'air de gentils enfants, et si cette eau vous guérit, vous en avez besoin, c'est évident. Mais au fait, pourquoi vos pères vous fouettent-ils ?
Alors Gaëlle et Yann ont tout expliqué et la Fée a été très émue.
- Il faut que j'arrange ça, a-t-elle dit. J'ai une idée. Toutes les nuits, je vais envoyer à tout le monde les rêves les plus agréables. Tout le monde se réveillera de bonne humeur, et personne ne battra plus personne. Qu'il en soit ainsi. Voilà. Maintenant, vous pouvez vous rendormir. Au petit jour, je vous réveillerai pour que vous rentriez chez vous avant que vos pères ne se réveillent. D'ailleurs, ils ne se seront même pas aperçus de votre absence et ils seront de bonne humeur, a-t-elle ajouté en les couvrant d'un voile de lumière pour qu'ils ne prennent pas froid.
Et c'est ainsi que, grâce à la Fée du Clair de Lune il n'y a plus eu personne de mauvaise humeur dans le royaume, sauf…
Sauf que toutes les quatre semaines, il y a une nuit sans lune ! Alors, par précaution, le lendemain matin de ces nuits-là, Yann et Gaëlle partaient avant que leurs pères se réveillent en emportant un morceau de pain et ils se rejoignaient sur leur île de sable blanc. Souvent, avec la permission de leurs mamans, ils emmenaient avec eux leurs petits frères et sœurs, ceux, du moins, qui étaient assez grands pour marcher jusque là, et qui aimaient bien aussi s'y retrouver pour jouer ensemble. Et quelquefois, ils restaient jusqu'au lendemain matin, pour bavarder avec leur amie la Fée.
Mais à mesure qu'ils grandissaient, ils avaient de plus en plus de mal à se glisser entre les rochers pour descendre au lac. Un jour ils n'y sont plus arrivés du tout. Alors ils ont compris qu'ils n'étaient plus des enfants, et ils se sont mariés.
Et longtemps, longtemps ils ont vécu ensemble, en n'oubliant jamais, le soir, avant de se coucher, d'adresser un petit signe d'amitié au clair de lune.
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