
Tandis que Morgane et Kévin restent encore à l'abri d'un buisson, hésitants, la plus petite des fillettes les aperçoit. Elle étouffe un cri, s'assure d'un coup d'œil que ses sœurs ne l'ont pas remarqué puis s'approche d'eux en leur faisant signe de rester cachés.
- Petits moines, leur dit-elle, vous ne pouvez pas rester ici ! Fuyez au plus vite ! Notre père l'ogre n'est pas là pour l'instant, mais s'il sent votre odeur quand il reviendra il vous trouvera et vous dévorera.
- Non car il ne nous verra pas. Sans nos vêtements nous sommes invisibles pour les grands, répond Morgane en rejetant son capuchon, imitée aussitôt par Kévin.
- Une fille et un garçon ! Et que les grands ne peuvent voir ? Mais que faites-vous ici ?
- Nous voulons délivrer ton père du sortilège qui en a fait un ogre. Nous le pourrons si vous nous aidez, toi et tes sœurs. Je crois que vous le voulez puisque tu viens d'essayer de nous sauver, répond Kévin.
- Oh oui nous le voulons. Sauf peut-être Aude, notre sœur aînée, qui est étrange depuis quelque temps. Parfois elle joue avec nous comme naguère et parfois elle dit qu'elle ne peut pas se baigner et elle fait la dame.
- Si son âme n'est plus celle d'un enfant elle ne nous verra pas quand nous serons nus. Il suffira donc de ne rien lui dire : on devrait pouvoir réussir sans elle, dit Morgane.
- Je vais parler aux autres reprend la petite. Attendez que je vous fasse signe et puis rejoignez-nous dans l'eau, car si nous venions sur la berge, notre sœur aînée se demanderait pourquoi : vous nous expliquerez votre plan. Pour elle ensuite, nous verrons bien. Au fait, Moi c'est Géraldine mais on m'appelle Ginette, et mes autres sœurs s'appellent Béatrice, Charlotte, Désirée, Émilie et Fanny, dans l'ordre alphabétique. Et vous ?
- De plan, avoue Morgane deux minutes plus tard aux fillettes qui les entourent, nous n'en avons pas encore. Nous savons seulement que ce sont les bottes de sept lieues qui ont ensorcelé votre père et qu'il sera libéré si on peut les détruire, mais nous ne savons pas comment.
- Nous ne savons pas non plus, dit Béatrice. Nous avons déjà essayé de les prendre pour les cacher pendant qu'il dormait. Mais elles l'ont réveillé en criant au voleur ! Il nous a fort grondées et depuis il ne les quitte plus ni le jour ni la nuit.
- Sauf peut-être quand il est seul, dit Charlotte. Mais cela, évidemment, nous ne pouvons pas le savoir.
- Nous, nous pourrons, remarque Kévin, puisqu'il ne nous verra pas. Mais si elles crient au voleur …
- Ce qu'il faut en attendant, c'est que vous nous accompagniez à la maison. Notre mère ne vous verra pas non plus, mais elle nous aidera, dit Désirée.
Et voilà les six fillettes qui regagnent la berge. Chacune retrouve à grand peine la chemise à sa taille et s'en rhabille en riant.
- Nous ne mettons pas d'autres vêtements quand nous venons nous baigner, explique étourdiment la petite Ginette.
- À qui donc parles-tu ? demande la sœur aînée. T'es-tu donc encore inventé des amis, petite sotte ?
- Et si c'étaient des amis qui puissent libérer notre père de son enchantement, répond la petite, ne serais-tu pas bien aise ?
- À quoi rêves-tu encore ? Tu sais bien que cela ne se peut, dit Aude tristement.
- Mais le voudrais-tu ?
- Hélas, oui ! De tout mon cœur ! répond-elle gravement, le visage soudain changé. Mais qu'est ceci ? Quels sont donc ces deux enfants que je ne voyais pas ?
- Tu as retrouvé ton âme d'enfant ! s'écrie Morgane. Tu vas donc pouvoir nous aider, toi aussi !
Mise à son tour au courant, l'adolescente réfléchit.
- Il me demande parfois de nettoyer ses bottes quand elles sont crottées, dit-elle enfin. Mais il prend soin de ne m'en donner qu'une seule à la fois et … Cela peut-être pourrait servir : je puis utiliser de l'eau pour en en ôter la boue, mais il m'a avertie sévèrement de prendre garde à ne jamais en mouiller l'intérieur.
- Crois-tu que l'eau pourrait les détruire ? demande Kévin.
- Elles viennent de l'enfer, intervient la petite. Le feu n'aime pas l'eau !
- Il faudrait attendre l'occasion, reprend l'aînée … Essayer de l'attirer ici peut-être … Je me souviens que quand j'étais petite, avant qu'il eût ces bottes, il se baignait parfois avec nous. Mais depuis qu'il les a il ne s'approche plus de la rivière.
- Allons l'attendre dans votre maison, propose Morgane. Nous ne risquerons rien puisqu'il ne nous verra pas. Il faudra seulement prendre garde de ne pas nous parler en sa présence.
- Et vous mettre un peu de l'eau de senteur de notre mère afin qu'il ne renifle pas votre odeur, ajoute Émilie en tirant Kévin par la main.
- On ferait quand même peut-être bien de remettre nos frocs en attendant, tant que l'ogre n'est pas là, propose Morgane.
- Tu as raison, répond Kévin en enfilant le sien. Les filles passeront devant et s'il était là elles nous avertiraient. Et pour leur mère, puisque de toutes façons il faut qu'elles lui expliquent, ça ne devrait pas lui faire trop peur de voir des moines sans tête !
Pour se rhabiller il a lâché la main d'Émilie. Il reprend maintenant celle de Morgane et elle aime mieux ça. Émilie paraît avoir entre neuf et dix ans, comme eux, et elle est beaucoup trop jolie.
- J'aimerais bien aussi que ces enfants dont je ne vois pas les visages puissent délivrer votre père, dit la mère quand elle parvient à comprendre ce que ses filles lui expliquent toutes à la fois. Je le préférais autrefois car il était plus doux avec moi. Et que nous servent les trésors qu'il a amassés quand nous ne pouvons sortir de cette forêt ? Et puis j'ai grand pitié des petits enfants qu'il a dévorés. Donnez donc à ceux-ci de cette eau de senteur, vous qui les voyez, car s'il humait celle de leur chair fraîche il pourrait les trouver à tâtons. Et puis soupons sans l'attendre : il n'aime pas la soupe de légumes que je vous ai préparée et je ne sais quand il rentrera.
Mais alors qu'on va se mettre à table, on entend frapper à la porte. Sept garçons sont là et c'est le plus petit qui les mène.
- Le Petit Poucet ! s'exclament en chœur Morgane et Kévin.
- Vous les connaissez donc ? s'étonne Fanny.
- Ils ne nous connaissent pas, mais nous connaissons l'histoire et … ça se complique ! répond Kévin.
- Votre père ne va pas tarder et il est trop tard pour les faire fuir : il sentirait leur odeur et les rattraperait continue Morgane sans plus d'explications. Et quand il sera là, on va presque plus pouvoir vous parler puisque vous ne pourrez pas nous répondre. Alors rappelez-vous ça : il faut absolument gagner du temps.
- Puis dites à votre mère de lui servir beaucoup de vin pour qu'il dorme, enchaîne Kévin. Et quand il dormira il faudra faire attention : s'il se réveillait dans la nuit, il pourrait être dangereux.
- Après, il faudra trouver une idée, conclut Morgane.
La femme de l'ogre sert de la soupe au Petit Poucet et à ses frères, bien étonnés de voir là, auprès des sept filles et de leur mère, deux petits moines à qui l'on semble obéir et dont l'un a un visage de fille. Les garçons poussent des cris de terreur quand on leur explique la situation. Mais le Petit Poucet les calme.
- Que pouvons-nous faire ? demande-t-il.
- Vous cacher dans la chambre voisine qui est la nôtre, répond Aude.
- Et attendre aussi calmement que vous pourrez en nous faisant confiance, ajoute Morgane.
À peine y sont-ils et a-t-on fait disparaître les traces du souper, Morgane et Kévin les y rejoignent car voici l'ogre qui rentre chez lui. Il embrasse sa femme et ses filles comme un bon père de famille, mais soudain sa narine frémit.
- Ça sent la chair fraîche ! grogne-t-il en se dirigeant vers la chambre.
Mais voilà que ses filles lui barrent le passage en se pendant à son cou.
- Mon petit Papa, assieds-toi et écoute-nous ! dit Ginette, tandis que les autres s'accrochent à lui en le tirant vers un fauteuil. Nous avons trouvé sept petit garçons. Il y en a un de la taille de chacune de nous. Alors laisse les nous un peu pour jouer avec ! Tu les mangeras quand ils ne nous amuseront plus !
- Pour ce soir je vous ai accommodé le sanglier que vous me rapportâtes hier, renchérit la mère.
- Est-elle futée, cette petite ! sourit l'ogre. C'est vrai qu'on peut bien faire comme les chats qui jouent un peu avec leurs proies avant de les manger. Mais il ne s'agit pas de les laisser s'enfuir, ajoute-t-il en fermant la porte et en mettant la clef dans sa poche. Allons petites, allez vous amuser ! Et toi, femme, sers moi à boire !
Les filles se dépêchent d'aller dans leur chambre où, malgré les efforts de Morgane et Kévin pour les rassurer, les sept garçons se serrent, mourant de peur.
- Allez, on joue ! dit la petite en refermant la porte.
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