samedi 23 août 2008

Le garçon à l'ombre 3


À l'heure du déjeuner, des nuages noirs sont arrivés et le vent s'est levé brusquement. Il soufflait par intermittences, en rafales, dans tous les sens, et la surface du lac s'est mise à clapoter comme je n'aurais jamais cru. Je me suis souvenu que Papa l'avait annoncé.


- On ne va pas pouvoir y aller en canoë, a dit Isy calmement.


Un calme qui m'a étonné. Comme si elle avait prévu le coup. Qu'est-ce qu'elle pouvait bien mijoter ?


- Vous irez demain, a dit Maman.


- Non, mais ... On pourrait peut-être y aller en vélo ? Puisque la piste fait le tour du lac, ça doit être possible.


- Vous ne connaissez pas le chemin et vous risquez de prendre une averse !


- Le chemin, ça doit pas être sorcier : ça doit être le premier qui quitte la piste sur la droite. On doit pas en avoir pour plus de cinq ou dix minutes, ce serait pas de chance qu'il pleuve juste à ce moment là, puis même, avec un jean et un blouson on peut prendre le risque, tu crois pas Had ?


Ses yeux m'appelaient au secours. C'est à ce moment-là que j'ai compris. Le matin, en canoë, nous serions arrivés simplement vêtus d'un large tee-shirt sur nos maillots, avec de l'écran total sur tout ce qui dépassait. Pour rencontrer Ily, Isy préférait un jean et un blouson, et pas de crème solaire ! Futée la frangine ! J'ai éclaté de rire, et j'ai résisté à la tentation de la faire enrager un peu.


- Oui, moi je trouve ! On est pas en sucre !


- Qu'est-ce qui vous arrive donc de vous entendre si bien tout d'un coup vous deux ? s'est étonnée Maman. Est-ce qu'il faut dire "comme larrons en foire ?" Et qu'est-ce qui te fait rire, toi ? Tu peux m'expliquer ?


- Rien ! ai-je répondu avec mon air le plus candide. C'est juste que j'avais pas pensé aux vélos et que je trouve qu'Isy a une bonne idée ... pour une fois !


- "Pour une fois" est de trop, mais passons ... pour une fois ! a repris Isy en m'adressant son sourire le plus tendre. Écoute, Maman, tu vas pas te plaindre qu'on se chamaille pas !


- Bon, allez-y ! Mais soyez prudents et ne rentrez pas trop tard !


Là, il n'y avait pas de surprise. On aurait pu le dire en même temps qu'elle, mais elle aurait peut-être pas aimé.



Isy ne s'était pas trompée. La piste était bonne, à la pointe du lac elle franchissait le ruisseau par un radier puis remontait un peu. Une agréable promenade sous bois qui ne mit pas plus de dix minutes à nous conduire au-dessus de notre objectif. On l'apercevait en contrebas, à travers les arbres. En fait de chemin pour le rejoindre, on distinguait encore les traces de deux ornières sous les herbes et les feuilles mortes de l'année dernière mais, au-dessus, les buissons du sous-bois avaient repoussé. Les occupants du chalet semblaient avoir condamné tout accès par voie terrestre.


Au bout de quelques mètres, nous avons laissé nos VTT dans les fourrés et nous avons continué à pied. À l'arrière du chalet dont nous approchions laborieusement, les volets étaient fermés. Tout à coup, un fil de fer dissimulé dans l'herbe me fit trébucher. Aussitôt des projecteurs s'allumèrent.


- Ben dis donc ! s'exclama Isy en m'aidant à me relever. La citadelle est bien protégée ! On aurait peut-être pas dû venir par là !


- Et c'était de qui la bonne idée ?


Mais déjà une porte-fenêtre s'ouvrait et la jeune femme brune apparaissait, souriante et bras ouverts dans un geste un peu théâtral.


- C'est vous mes enfants ! Comme c'est gentil d'être venus ! Excusez l'accueil : je ne vous attendais pas de ce côté et ... seule avec un garçon ... handicapé, j'ai pris quelques précautions contre les intrusions.



La pièce où elle nous invitait à entrer était dans la pénombre. C'était une vaste pièce à tout faire où l'on distinguait l'ameublement d'un salon, d'une salle à manger et d'un coin cuisine, sur la droite. La porte et les fenêtres aux volets fermés qui nous faisaient face devaient s'ouvrir sur le lac. À gauche, au milieu d'une cloison de bois, une porte donnait accès aux chambres. C'est vers elle que la jeune femme nous conduisit, tout en se présentant.


- Je m'appelle Nadia. Vous c'est Isy, si j'ai bien entendu votre frère ?


- Isolde, mais je préfère Isy. Et lui, c'est Hadrien ... et il préfère Had.


- Ily vous attend dans sa chambre. Il vous expliquera.


Elle avait allumé une lumière rouge dans le petit couloir, et refermé derrière nous la porte par laquelle nous venions d'y pénétrer. Il y en avait trois autres, qu'elle nous indiqua :


- Le cabinet de toilette au fond, ma chambre, et celle d'Ily.


Elle en ouvrait la porte. Je n'étais jamais entré dans un labo de photographe. Ça m'a fait une drôle d'impression, la lumière rouge. Déjà dans le couloir. Mais là, en plus, c'était une vraie chambre, comme la mienne en ville, avec un lit, un bureau, un ordinateur, une chaîne, des coussins. Mais les murs paraissaient noirs, comme les rideaux qui aveuglaient les fenêtres et des dizaines de gravures les décoraient, qui représentaient toutes des chauves-souris.


- Ily, mon chéri, voici Isy et Had. Je vais vous laisser faire connaissance.


Et elle disparut, en refermant la porte derrière elle.



La taille d'Ily était celle d'un adulte, mais sa minceur, soulignée par son jogging noir et ses cheveux blonds attachés sur la nuque, produisait une impression de fragilité. Son visage était très beau, presque féminin, et la main qu'il nous tendait longue et fine.


- Excusez-moi de vous avoir attendus ici, mais ma mère vous a expliqué mon problème : pour sortir de ma chambre en plein jour, même avec les volets fermés, il aurait fallu que je me déguise en Belphégor. J'ai préféré risquer un premier contact plus ... naturel.


- Tu as bien fait, répondit Isy, tandis que j'étais, quant à moi, trop impressionné pour prononcer un mot. Mais alors, tu ne peux jamais sortir de ta chambre sans ... te déguiser en Belphégor ? Tu ne peux jamais profiter du lac, par exemple, te baigner ?


- Si. La nuit. Je supporte bien le clair de lune, et je peux me baigner. J'adore ! D'autant que j'y vois assez bien, la nuit. Mais si je voulais faire ça le jour, il me faudrait une combinaison intégrale, avec un masque rouge. Ça me tente pas vraiment. Alors le jour, je ne risque le nez dehors que sous emballage, ce qui n'est pas très confortable en été surtout. Sinon je vis ici.


Il désignait sa chambre d'un geste circulaire.


- Ce n'est pas si terrible, vous savez, quand on est habitué. Je suis seulement un peu seul ... C'est sympa d'être venus ...


Son ton était enjoué, alors qu'à sa place il me semblait que j'aurais voulu mourir. Isy devait penser la même chose que moi, car elle se taisait.


- Évidemment, pour vous, ça doit paraître insupportable, reprit-il, la voix soudain chargée d'inquiétude.


- Tout le temps, on aurait sans doute du mal à s'habituer, reconnut Isy. Mais avec toi quelques heures, c'est une expérience ... plutôt excitante !


- Exotique, en quelque sorte ! traduisit-il avec un sourire amer.


- Je voulais dire quelques heures par jour, reprit Isy très doucement. Et excuse-moi pour "excitante". Je suis sûre que tu comprends très bien. Ta mère nous avait expliqué, mais quand on te voit là, c'est autre chose. Pour nous, ça fait quand même un choc, alors excuse-moi si j'ai eu un mot maladroit : j'ai pas cherché à être adroite. J'aime pas tricher. Had et moi, on avait seulement envie d'un copain ...


- Un copain nouveau, ça a toujours quelque chose d'exotique, si tu veux le prendre par là, continua-t-elle, soudain volubile, presque agressive. Ce que je voulais dire, c'est que nous, du soleil, on en a tant qu'on veut, alors accompagner un copain dans le noir, c'est pas ça qui va nous frustrer. C'est pas parce que tu as un handicap qu'il faut être susceptible comme ça. Et moi, tu m'as regardée, t'as maté mes kilos et mon sourire grillagé, comme dit mon frère ? Tu crois pas que ça aussi c'est un handicap ? Tiens, dans le fond, ton obscurité ça m'arrangerait plutôt quand j'y pense !


J'étais médusé. Je ne reconnaissais pas ma sœur, d'habitude plutôt réservée et timide, surtout avec les garçons. J'étais frappé par ce qu'elle disait, et plus très fier, au passage, de cette expression, "sourire grillagé", dont j'avais été si content quand je l'avais trouvée.


De son côté, Ily la regardait avec admiration, et il n'y avait plus trace d'amertume dans son sourire. Il lui saisit les mains.


- Tu es la fille la plus formidable que j'aie jamais rencontrée. Pardonne-moi. Je te promets que je ne le ferai plus. Tu permets ?


Et sans attendre la réponse, il lui baisa les doigts.


- T'as pas dû en rencontrer beaucoup ! protesta-t-elle en rougissant.


Je ne peux pas certifier qu'elle a rougi, à cause de la lumière, mais j'en suis sûr.


- Toi, t'as encore gaffé ! ai-je remarqué pour détendre l'atmosphère. Bon, à quoi on joue ? Dis-moi, les chauves-souris, tu as l'air d'aimer, et justement moi aussi. T'as de la doc sur le sujet ?


- Oui. Naturel pour moi, non ? Remarque, ça aurait pu être les oiseaux de nuit, d'ailleurs j'aime bien aussi, mais c'est vrai, je m'intéresse particulièrement aux chiroptères.



Effectivement, il était supercalé sur la question, et il avait une doc d'enfer. Avec un sujet de conversation comme celui-là, moi je ne voyais pas passer le temps. Et, allez savoir pourquoi, Isy ne semblait pas se lasser de nous écouter en parler.


Vers six heures, Nadia est revenue dans la chambre.


- L'orage est passé. Vous devriez peut-être penser à rentrer chez vous : vos parents pourraient s'inquiéter ! Excusez-moi, j'ai complètement oublié de vous offrir à goûter.


Nous ne nous étions aperçus ni de l'orage, ni de l'heure du goûter.


- À demain ? a demandé Ily.


- À demain, ai-je répondu, après m'être assuré d'un coup d'œil qu'Isy était d'accord.


- Matin ou après-midi ? a-t-elle demandé.


- Après-midi plutôt, a répondu Nadia. Ily profite un peu de la nuit pour prendre l'air, alors le matin, il se lève souvent tard. Vous aurez plus de temps l'après-midi, et je vous promets que je n'oublierai pas le goûter !


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