dimanche 24 août 2008

Le garçon à l'ombre 4



- Bateau ou vélo ?


La veille au soir nous étions rentrés sans problème particulier, sauf que le ruisseau avait un peu gonflé et submergeait le radier de quelques centimètres. On avait raconté notre après-midi aux parents, qui, évidemment nous avaient questionnés. J'avais parlé avec enthousiasme de notre conversation sur les chiroptères, et Maman avait remarqué :


- Dis donc, tu as dû te barber alors, toi, Isy !


- Non, pas du tout, c'était intéressant ! Je ne savais pas que mon petit frère était aussi calé là-dessus. Pas autant qu'Ily, mais quand même ! Et moi, tant qu'on ne me demande pas de les toucher ...


- Et du moment que ça intéresse Ily ... avais-je glissé perfidement.


- C'est malin ! avait-elle protesté sans conviction.


Du coup, Papa et Maman étaient venus à son secours en changeant de sujet, et on n'en avait plus parlé de la soirée.


Juste, quand nous étions allés nous coucher, j'avais fredonné : "Isy, Ily, sont deux noms qui vont très bien ensemble", et j'avais reçu un oreiller en pleine figure.


- Je croyais que tu étais fan des Beatles, avais-je protesté en faisant l'innocent.


- Salaud !


- Te fâche pas ! Allez, je te fous la paix, promis.


Et on n'en avait plus du tout parlé jusqu'en ce début d'après-midi.



- Bateau ou vélo ? demandai-je


- Ben ... Vu les dispositifs d'alarme, il vaudrait peut-être mieux prendre le canoë.


Déjà, elle se dirigeait vers notre embarcation sans changer de tenue : je n'en croyais pas mes yeux.


- Tu y vas comme ça ?


Elle me regarda droit dans les yeux :


- J'aime pas tricher : tu te rappelles ?


Décidément, c'était sérieux ! Maman intervint :


- N'oubliez pas la crème, le soleil est méchant à cette heure-ci !


- D'accord, mais on y va direct, y en a pas pour plus de cinq minutes et c'est plus le premier jour ! protesta Isy.


Pas tricher, d'accord, mais il ne fallait quand même pas en rajouter !



C'est donc en maillots de bain et vastes tee-shirts qu'on aborda cinq minutes plus tard dans la crique où n'entrait jamais le soleil. Comme si elle avait prévu que nous viendrions par le lac, Nadia semblait guetter notre arrivée depuis la terrasse. Comme la veille elle nous conduisit très vite dans la chambre où Ily nous attendait. Il nous tendit la main, et je la serrai cordialement, mais Isy se mit sur la pointe des pieds pour l'embrasser sur les deux joues, comme font d'ordinaire les filles.


- Isy, dit-il, j'ai repensé à notre après-midi d'hier : on a dû t'ennuyer avec nos histoires de chauves-souris, excuse-moi. Tu aimes la musique ?


- Elle est fan des Beatles, intervins-je.


- C'est vrai : Beatles, Stones, Pink Floyd, j'ai un faible pour les groupes des sixties, confirma-t-elle tout en me lançant un regard noir. Mais en fait j'aime toutes les musiques quand elles sont bonnes : classique, jazz, variétés ...


- Comme moi ! Tu vas voir, j'ai plein de disques.


C'est vrai qu'il avait une sacrée collection. Et ça allait des chants grégoriens des moines de Solesmes à Marylin Manson, en passant par Mozart et Miles Davis.


- Eh ben dis donc ! s'exclama Isy, pour tout écouter il y en aurait pour un bout de temps ! Je te préviens, nous on n'a loué que pour six semaines !


- C'est tant que tu veux ! Moi c'est un CDI.


- Au fait, c'est vrai, tu peux pas aller à l'école !


- Non. J'étudie par correspondance. C'est assez cool, tu sais. Allez, si vous voulez écouter de la musique, aujourd'hui, je propose qu'on choisisse un disque chacun son tour. Mais on tient le pari : on écoute vraiment, comme au concert, sans rien faire d'autre.


- OK, approuvai-je. Qui commence ?


- Le plus jeune, proposa Isy.


- Et moi en dernier, conclut Ily. À toi Had.


Au sourire avec lequel je me dirigeais vers les disques, Iz comprit mon intention.


- Non ! dit-elle. Joue le jeu : choisis vraiment ce que tu préfères !


- Ce que je préfère vraiment, en ce moment, je n'en vois pas. Mais ça, tiens, j'aime.


Je venais d'apercevoir la bande du film "Le grand bleu".


- Un peu rouge, l'ambiance, pour écouter ça, vous ne trouvez pas ? remarqua Ily. Attends, ce serait peut-être mieux comme ça !


Il alluma les cinq bougies d'un chandelier et éteignit l'électricité.


- Tu supportes ? m'étonnai-je.


- La lumière rouge est celle qui convient le mieux à mes yeux, mais je peux aussi supporter celle-là. Ça fait peut-être un peu gothique, non ? Mais c'est peut-être moins fatigant pour vous, aussi.


- Nettement ! confirmai-je.


- J'aurais peut-être dû vous proposer ça depuis hier, seulement, dans une pièce fermée, ça bouffe l'oxygène, et en cette saison, ça chauffe. Et puis, pour vous avouer la vérité, hier j'ai voulu ... en quelque sorte vous ... tester.


- Et on a réussi l'examen ? demanda Isy en se mordant les lèvres.


- Pardonne-moi, Isy ! Ne sois pas fâchée : je ne vous connaissais pas ! Mais aujourd'hui, je ne veux plus tricher.


- Merci Ily, répondit simplement Iz, avec un vrai grand sourire, sans crainte de découvrir son appareil dentaire.


- Tu sais, si vous voulez, je peux même supporter ça ! lança-t-il en écartant brusquement le rideau noir qui masquait la fenêtre.


- Ily ! criâmes-nous en même temps.


- Non, reprit-il. Ne vous inquiétez pas : les vitres sont filtrantes et je suis habillé. Il ne faut pas que j'abuse, mais je peux.


- Mais ça te fait mal aux yeux, observa Isy en le voyant grimacer.


- Vos tee-shirts sont un peu trop blancs pour moi, je crois.


- Ça va mieux comme ça ?


Là, j'étais scié. Isy ! Isy qui prenait tant de soin de dissimuler son corps un peu trop replet, Isy venait, sans hésiter, de retirer son tee-shirt. C'est vrai que le maillot une pièce bleu marine qu'elle portait était très décent, mais quand même, pour ce qui est de la silhouette il ne cachait rien ! Décidément, quand elle se mettait à ne plus vouloir tricher, ma frangine, c'était pas à moitié !


- Comme ça c'est parfait, Isy, répondit-il en lui souriant. Tu es vraiment adorable, mais il vaut mieux qu'on s'en tienne aux chandelles si vous voulez bien.



On a donc écouté "Le grand bleu" vautrés sur des coussins dans une chambre noire éclairée par un chandelier. Puis "Daphnis et Chloé", le choix d'Isy, que je connaissais bien, car elle se le passe souvent à la maison, et Maman adore aussi. Et j'ai découvert ce jour-là que, quand on prend la peine de vraiment l'écouter sans rien faire d'autre, c'est ... comment dire ? C'est vrai que ça fait rêver autant que "Le grand bleu". Sauf que là, comme on n'a pas vu le film, on rêve vraiment ... librement.


Puis, après les crêpes et les sodas, que Nadia nous a apportés à quatre heures, ça a été le tour d'Ily de choisir son disque.


- Ça, vous connaissez ? a-t-il demandé.


Non, on ne connaissait pas. C'était de Schubert, et ça s'appelait "La jeune fille et la mort". Là, à part un moment où j'ai bien aimé le thème, j'avoue que j'ai eu un peu de mal. Je ne sais pas si j'avais mangé trop de crêpes - c'est vrai qu'Iz n'en avait mangé qu'une, et il fallait bien leur faire honneur, on allait pas vexer Nadia ! - mais j'avais tendance à m'endormir. Isy, elle, elle était fascinée. Elle avait l'air de fixer le chandelier, mais ce regard-là, moi je le connais : c'est ce que j'appelle le regard vers l'intérieur. Là, si la maison s'écroulait, Iz s'en apercevrait pas. Et Ily la regardait, elle, comme si lui aussi il avait vu à l'intérieur.


Quand le disque a été fini, ils sont restés un moment à se regarder tous les deux sans parler. Puis Ily a dit :


- J'ai l'impression qu'Had n'en peut plus. Vous voudriez peut-être aller vous rafraîchir dans l'eau, puisque vous avez vos maillots ? Moi, je n’ai droit qu’aux bains de minuit !


Étourdiment, par une sorte d’association automatique, j’ai demandé :


- Bains de minuit ! Tout nu ?


- Enfin, Had ! Ça te regarde ? a grondé Isy
Mais Ily a répondu très naturellement :


- Il n’y a pas de mal ! Je n’ai rien à cacher ! Oui, tout nus Maman et moi ! Pourquoi pas ? Tu sais, c’est une habitude qu’on avait prise quand j’étais encore tout petit et comme personne d’autre ne nous voit on n’a jamais pensé à en changer ! Ça vous choque ?


- Pas du tout ! a répondu Isy à ma grande surprise. Ma famille est naturiste, nous aussi on avait l’habitude. Mais moi maintenant … j’aime pas trop.


- Allez, et ne vous inquiétez pas pour moi, je vous attendrai sur la plage ... avec mon costume de Belphégor.


En fait, vu de près, ça ressemblait plutôt à une burqa comme en portent les femmes en Afghanistan, mais noire, et dont le grillage, devant les yeux, aurait été remplacé par une visière transparente et rouge.


Nous nous sommes trempés un moment, Isy et moi, avec Nadia, qui avait proposé de nous accompagner. Mais c'était un peu gênant d'abandonner Ily sur la plage, sous sa burqa. C'est là que l'idée m'est venue :


- Ce qui serait bien, ce serait qu'on se retrouve le soir, après le coucher du soleil : Ily pourrait se baigner avec nous !


Tu crois que vos parents seraient d'accord ? demanda Nadia.


- Je ne sais pas, il faudrait le leur demander, répondit Isy. D'ailleurs vous aussi, le soir, vous pourriez venir chez nous ! Je suis sûre que nos parents seraient ravis de vous inviter à dîner !


- Dîner, ce serait peut-être un peu compliqué : nous sommes végétariens, et Ily est allergique à certains aliments. Et d'ailleurs, le soleil se couche tard. Mais passer un moment ensemble après dîner, pourquoi pas ? Qu'en penses-tu mon chéri ?


- Bien sûr que j'aimerais voir où ils vivent, confirma Ily. Et qu’on puisse se baigner ensemble !... Je mettrai un maillot, évidemment ! ajouta-t-il en souriant pour Isy.


- Tu sais, tu n’es pas obligé ! a-t-elle répondu. Moi c’est parce que j’aime pas mon corps, mais les autres font ce qu’ils veulent, j’ai l’habitude et ça ne me gêne pas du tout !


- Je n’aime pas le mien non plus : je lui en veux de ne pas supporter la lumière. Mais la nuit, c’est ma revanche. Vous devez me comprendre, puisque vous êtes naturistes : quand je peux me libérer de ma carapace, j’ai envie que ce soit complètement. L’eau, le vent, j’ai envie de les sentir partout. Me retrouver vraiment moi, au naturel. C’est surtout pour ça que j’ai continué à ne pas mettre de maillot pour me baigner. Souvent, l’été, je reste même nu toute la nuit.


- Et pourquoi pas le jour, si tu te sens mieux ? Dans ta chambre, tu ne risques rien ! ai-je insisté, reprenant la balle au bond malgré les regards courroucés que me lançait ma sœur.


Moi, l’été, je resterais volontiers nu vingt-quatre heures sur vingt-quatre. C’est ce qu’on faisait d’ailleurs quand on allait en vacances chez les naturistes. Sauf Iz, un peu depuis deux ans et surtout depuis l’année dernière, et sauf que nos parents restaient rarement nus à l’intérieur du bungalow. Je ne m’étais jamais demandé pourquoi et c’est seulement la révélation d’Ily qui m’y faisait penser.


- Enfin, Had, ça le regarde ! Fiche lui la paix ! intervenait Isy, qui n’avait manifestement pas envie d’approfondir le sujet.


- Pourquoi ? C’est une bonne question ! En fait, je crois qu’il y a deux raisons. L’habitude d’abord. Maman m’a habitué à m’habiller le matin, sans doute pour que je sois le plus possible comme les autres enfants. C’est ça Maman ?


- Oui.


- Et la raison pour laquelle j’ai gardé cette habitude, je crois que c’est surtout parce que de toutes façons ma chambre aussi est une carapace : quand j’y suis nu, je ne ressens pas pour autant une communion avec la nature. Alors, j’ai choisi : nu dehors la nuit, quand la température le permet, habillé dedans le jour.


- Et dedans la nuit ? demandai-je, juste pour terminer le tour de la question.


- Selon la température et l’humeur du moment ! répondit-il en riant. Mais tout ça, c’est ma vie seul avec Maman. Avec vous, je ferai comme Isy, c’est tout naturel !


- Bon, ben …on en parle aux parents, ça m’étonnerait qu’ils soient pas d’accord, ai-je conclu. Et pour les maillots … On verra bien !



Ça ne pouvait évidemment pas être pour tout de suite, mais l’accord des parents obtenu, le lendemain peut-être ...

Aucun commentaire: