mardi 19 août 2008

Petite loutre boiteuse - fin


Émeraude et Dominique reprirent donc la vie qu'ils avaient menée ensemble depuis plus de cinq ans. Mais ils n'étaient plus aussi insouciants, car ils ne pouvaient s'empêcher de penser aux paroles du Génie. Ce fut Émeraude qui, la première, se décida à en parler, tandis qu'ils nageaient l'un près de l'autre dans l'étang.


- Dominique, dit-elle, es-tu sûr de ne rien regretter ?


- Que regretterais-je ? Nous sommes ensemble et nous nous aimons. Si nous redevenions humains, tu l'as dit : je ne serais qu'un petit jardinier à qui on n'accorderait pas le droit d'aimer sa princesse. Mais toi ne regrettes-tu rien ?


- Je regrette un peu mes rêves, avoua Émeraude. Avec mes livres, autrefois, je rêvais toutes sortes de vies différentes. Il n'y a qu'une vie pour les loutres et, le Génie nous l'a dit, elle nous fera oublier peu à peu que nous avons été humains. Je crois qu'il a raison : c'est peut-être dommage. Mais jardinier, princesse, c'était il y a longtemps, quand je ne t'aimais pas. Ce temps ne reviendra plus. Si nous redevenions humains, pourquoi serions-nous jardinier et princesse ?

- Mais tu es née princesse et je suis né jardinier. Peut-on changer cela ? Même changés en loutres, je boite toujours et tu as toujours les plus beaux yeux verts du monde. N'as-tu pas vu les images que le Génie nous a montrées ?

- Ce n'étaient que des images, des apparences, simplement des costumes. Avais-je l'air d'une princesse quand tu m'as retrouvée, nageant nue dans l'étang et me séchant dans ma serpillière ? Étais-je vêtue comme une princesse quand j'ai plongé dans l'étang pour devenir loutre auprès de toi ? Et toi, quand tu l'as fait avant moi, n'avais-tu pas quitté tes habits de jardinier ? Si nous nous transformons en humains, pourquoi porterions-nous ces costumes-là ? Ne veux-tu pas essayer ? Juste pour voir, répète avec moi : "Nous voulons être humains".


Dominique ne savait rien refuser à Émeraude. Ils répétèrent donc ensemble : "Nous voulons être humains", et aussitôt leurs corps de loutres se transformèrent, dans l'eau où ils nageaient, en ceux de deux adolescents.


- Regarde, Dominique, regarde nous ! triompha Émeraude. Où vois-tu une princesse et un jardinier ? Nous sommes juste un garçon et une fille !


Il leur restait à s'habituer à ces nouveaux corps, ce qui n'était pas trop difficile, car dans le regard de l'autre, chacun trouvait beau le sien. Il leur restait aussi à réapprendre à vivre comme des humains. Main dans la main, ils se dirigèrent vers la cabane où Émeraude avait vécu.

Tout y était tel qu'elle l'avait laissé six ans plus tôt. Elle sourit en retrouvant sa robe de bure.


- J'ai grandi : elle ne m'ira plus ! Du reste c'est l'été et je n'en ai pas besoin, mais quand l'automne viendra, si nous voulons rester humains il nous faudra des vêtements chauds.

- Et nous n'allons plus pouvoir attraper avec nos dents les poissons de l'étang, remarqua Dominique. Je savais un peu pêcher, autrefois.


- Tu m'apprendras. Mais je crois qu'il va falloir préparer une liste de questions à poser au Génie, même si on peut trouver certaines réponses dans les livres.


- Je ne sais pas lire, dit Dominique en baissant la tête. Les petits jardiniers n'apprennent pas.


- Mais tu n'es plus jardinier et je t'apprendrai. Je crois qu'il y a beaucoup de choses que nous allons devoir apprendre ensemble, ça va être passionnant. Il faudra juste que le Génie nous aide un peu.


Dominique apprit à pêcher à Émeraude, et elle lui apprit à lire si vite et si bien qu'il y prit bientôt autant de plaisir qu'elle. Avec l'aide des Elfes, à qui le Génie avait ordonné de leur apporter ce qu'ils demanderaient, ils purent se vêtir autant qu'il le fallait pour n'avoir pas froid quand vinrent l'automne puis l'hiver. Et ils apprirent ensemble assez de choses en peu de temps pour pouvoir survivre presque sans aide dans leur petit domaine. Il leur arrivait parfois, quand c'était difficile, de penser que la vie des loutres était plus simple. Mais ils étaient trop fiers de vaincre ensemble les difficultés pour songer sérieusement à y retourner.


Et puis les livres leur parlaient d'un monde plus vaste et de façons de vivre différentes, si bien que l'envie grandit en eux de le connaître vraiment.


- Mais comment vivrions nous parmi les hommes ? reprit Dominique. Il nous faudrait une maison, un métier.

- Une maison avec beaucoup de livres, dit Émeraude, rêveuse … Il y a des gens qui les vendent dans le monde des hommes … Je crois qu'il va encore falloir demander de l'aide au Génie.


- Votre année d'essai se termine, dit le Génie quand ils l'eurent appelé, et je vois que vous avez fait votre choix … Des livres … Vous n'avez donc pas perdu l'envie de changer le monde, c'est bien. Je connais un vieux libraire qui vit tout seul, car sa femme et ses enfants sont morts, et qui a maintenant bien du mal à monter sur son escabeau pour atteindre les étagères les plus hautes. Je crois qu'il serait heureux de vous prendre avec lui.


Le vieil homme les accueillit en effet avec joie. Il leur apprit son métier et quand il mourut il leur laissa sa librairie. Ils y vécurent longtemps, sans jamais regretter leur choix, même si, l'été, ils prenaient toujours plaisir à se baigner ensemble dans les étangs. Ils apprirent à nager à leurs enfants en même temps qu'à lire et, à leur tour ils leur laissèrent plus tard la librairie.


On y vend toujours des livres qui aident à comprendre le monde des hommes et à rêver aux moyens de le rendre meilleur.



1 commentaire:

Anonyme a dit…

L'histoire d'une jolie métamorphose symbolique...