samedi 27 septembre 2008

MALOYA 3

Domaine de Clairfond, ce 18 janvier 1850






Ce que je vais consigner ici n’est pas un roman, mais ce que je sais véritablement ou ai pu conjecturer sincèrement et vraisemblablement de ma naissance. Et je le consigne afin que mes descendants, se transmettant pieusement ce document de génération en génération, gardent, quoi qu’ils deviennent, la mémoire de leurs origines.



Mon existence officielle commença le 15 avril 1830, lorsque Charles-François Hoareau d’Ambreville, maître de Clairfond, veuf et sans postérité vivante, déclara adopter pour son fils François-Xavier, enfant mâle âgé d’environ six ans et né de parents inconnus. De cette date, je vécus à Clairfond et fus traité comme l’héritier du domaine. De ce qui l’avait précédée je ne conserve que le souvenir très confus d’une petite maison où je vivais avec la même Nénène qui me suivit à Clairfond, et où venait parfois un grand homme blanc à favoris, que j’identifie à Charles-François. La ressemblance de plus en plus frappante de mes traits et des siens, en dépit de quelques signes évidents quoique discrets de mon métissage, accréditèrent l’opinion qu’il n’était pas seulement mon père par adoption. Son refus obstiné de se remarier le privant, depuis la mort de sa fille unique, de tout espoir de descendance légitime, il avait dû se décider à donner son nom à un de ses bâtards.


À l’image de cette filiation, les rapports entre celui que j’appelais mon père et moi se développèrent, au fil des années, sur un mode ambigu. C’était un homme grand et robuste, au visage taciturne, aux manières brusques. On disait qu’il avait été jadis gai et bienveillant, mais que ses malheurs avaient altéré son caractère. Quoi qu’il en soit, il passait avec moi sans raison apparente de la plus affectueuse indulgence à une dureté presque haineuse. Je n’étais pas, de mon côté, un enfant facile, et plus je grandissais plus je me révoltais contre ses accès de tyrannie. Lorsqu’il y avait eu entre nous une scène particulièrement pénible, il avait coutume de s’enfermer dans le mausolée de sa fille. Il en ressortait plutôt accablé qu’apaisé et les regards qu’il me jetait alors, si je me trouvais sur son passage, me causaient un indéfinissable malaise. À cause de cela sans doute, je nourrissais une haine profonde à l’égard de cette fille qui, par-delà la mort, l’empêchait, me semblait-il, de m’aimer tout à fait, comme à l’égard d’une sœur aînée préférée et de plus inaccessible. La vénération dont tous ceux qui l’avaient connue dans le domaine entouraient son souvenir excitait davantage encore ma jalousie.


Un jour, alors qu’il s’apprêtait à entrer dans le tombeau, j’osai me dresser sur son chemin et lui crier ce que je ressentais. Le regard qu’il me lança alors me glaça jusqu’à la moelle. “Monstre !”, murmura-t-il les dents serrées, tandis qu’une gifle terrible me jetait à terre, à demi assommé.


Après quelques jours au cours desquels il ne voulut pas me voir, il me fit appeler et me dit d’un ton glacial :


- François-Xavier, il est temps de songer à acquérir une éducation qui vous rende digne du nom que vous portez et capable d’administrer les biens qui vous reviendront après ma mort. Vous allez partir dès aujourd’hui pour le collège de Bourbon, où l’on vous attend. Allez.


Je me dirigeai vers la porte, le cœur gros : j’avais environ treize ans, l’habitude de courir bois et ravines et le collège m’effrayait. Il me rappela :


- François !


Il m’appelait ainsi d’ordinaire dans ses moments de tendresse. Je me retournai. Il me regarda longuement, comme hésitant, puis :


- Allez.


Du collège de Bourbon, je partis quelques mois plus tard pour l’Europe sur son ordre sans l’avoir revu ni être retourné à Clairfond. Pendant les six ans que j’y passai, la douceur de notre île me manqua plus que l’affection instable de mon père. Enfin il me rappela. Je retrouvai un vieillard, pressé de se décharger sur moi des soins du domaine, mais me considérant avec une affection que j’oserai dire mêlée d’orgueil. Il faisait toujours de fréquentes visites au mausolée de sa fille, mais je n’étais plus un enfant et ma jalousie était éteinte.


Un jour il me proposa pour la première fois d’y entrer avec lui. Derrière la porte de bronze, dans une sorte de vestibule mal éclairé par le vitrail qui la surmontait, se dressait, face à un prie-Dieu de bois de tamarin, un grand portrait de jeune fille. Il était inachevé, et cela rendait plus pathétique encore l’expression profondément mélancolique du regard et l’éclat fragile des cheveux blonds.


- Elle ressemblait tant à sa mère ! murmura mon père. Le peintre n’a pas eu le temps... Je n’ai pas voulu qu’il achève après...


Le portrait avait fait sur moi une vive impression et de ce jour je le compris mieux. Mais cette amitié nouvelle entre nous n’eut pas le temps de se développer. La maladie qui l’avait si brusquement vieilli devint bientôt plus aiguë. Je crois bien que le culte de ses mortes avait remplacé chez lui la religion, toutefois, sentant venir la fin, il voulut se confesser. Quand le prêtre sortit de sa chambre, il me dit que mon père voulait me parler sans tarder, que sa confession l’avait beaucoup fatigué et que sans doute ces paroles seraient les dernières.


Je m’agenouillai près du lit et voici ce que j’entendis :


- Ecoute... La vérité... Le prêtre exige... On croit que je suis ton père ... naturel... Non... Je suis... ton grand-père... Anne... Morte à ta naissance...


Cette soudaine révélation me laissait stupéfait, au point que je parvenais à grand peine à en mesurer le sens. Incrédule, je protestai, un peu au hasard :


- Mais non ! ... Anne est morte depuis vingt ans et j’en ai vingt et un !


- Non vingt. L’acte ment... On ne devait pas savoir... Jamais... Ma petite Anne...


Une larme coulait sur sa joue. La petite fille adorée mère d’un bâtard ! Il venait d’avouer la honte de sa vie. Et soudain, je compris qu’elle était plus grande encore : Anne était ma mère, et j’étais métis !...


Je saisis sa main :


- Mon père ? Mon père ?


Se méprit-il sur le sens de mon interrogation ? Ne voulait-il pas en dire davantage? Ou, épuisé par son aveu, n’en était-il simplement plus capable ? Il murmura seulement:


- Pas ton père... Pas ton père... La prison... Anne !...


Son regard s’éteignait. Ce furent ses dernières paroles.



Je devais mettre quelque temps à mesurer le changement que cette révélation allait apporter dans ma vie. Mes descendants qui liront ces lignes en un temps où ces abominations auront enfin cessé doivent le savoir, il était assez ordinaire que les maîtres usassent pour leur plaisir de celles de leurs esclaves qui excitaient leur lubricité. Le sort des enfants qui naissaient de ces accouplements dépendait totalement du caractère de leur père. Les plus nombreux n’échappaient pas à la condition de leurs mères, et si celles-ci leur révélaient l’identité de leur géniteur, ce dernier voulait l’ignorer et ne faisait donc aucune différence entre ses bâtards supposés et les autres esclaves. Ceux-ci grandissaient alors avec pour seul héritage la haine qu’ils portaient à celui qui reniait sa semence. Parfois pourtant, et surtout quand la liaison avait eu quelque consistance, la mère ou, plus tard, l’enfant était affranchi, et si ce dernier restait un bâtard, du moins était-il libre. J’avais cru jusque là appartenir à la troisième sorte, certainement la plus rare, celle des bâtards légitimés par l’adoption. Je ne souffrais guère de cette condition : dans mon esprit, en m’engendrant dans le sein d’une femme inconnue, noire ou métisse, esclave ou libre, mon père avait fait une chose fort ordinaire, et en me reconnaissant pour son fils il s’était conduit avec une rare noblesse. J’avais donc tout lieu d’envisager mes origines avec plus de fierté que d’embarras.


Je n’avais jamais imaginé en revanche que mon père pût être un esclave.


Elevé dans un monde qui ne mettait pas en doute la légitimité de cette institution, j’y avais appris à considérer les esclaves comme appartenant certes à l’espèce humaine, mais dans une catégorie naturellement et définitivement inférieure. Mon séjour en France, dans un milieu qui tenait les philosophes pour suppôts de Satan, n’avait point altéré ces certitudes. Comment la pure jeune fille dont j’avais vu le portrait pouvait-elle avoir eu un enfant de l’une de ces créatures ? J’avais certes entendu parler de viols, au cours de révoltes d’esclaves, mais jamais - et cela jusque là ne m’avait point étonné - des enfants qui avaient pu naître de ces viols. Il devait y en avoir pourtant, et ma première pensée fut que c’était là le secret de ma naissance. Etais-je donc le fils du monstre qui avait souillé cette enfant innocente ?


Il ne vint pas d’abord à ma pensée que j’étais de toutes façons aussi celui d’Anne-Elisabeth, qui ne méritait pas d’être méprisée pour en avoir été la victime et, à travers elle, le petit-fils d’un homme qui n’avait point perdu son droit à mon respect. Je me sentais irrémédiablement souillé, et il me semblait que je n’oserais plus regarder quelqu’un en face de crainte qu’il connût mon secret.



J’étais pourtant bien officiellement François-Xavier Hoareau d’Ambreville, héritier unique et légitime du domaine de Clairfond et de quelques autres lieux. Il me fallait donc faire ce que l’on attendait de moi, et pour commencer organiser les obsèques de mon père adoptif.


Je crus qu’il devait reposer auprès de cette fille tant aimée. La seconde salle du mausolée ressemblait à une petite chapelle ; une plateforme en occupait le centre. Le sarcophage où reposait ma mère y avait été disposé de façon qu’une place restât à son côté pour un autre. J’y fis déposer le cercueil de son père, entouré de cierges allumés, en attendant qu’un autre sarcophage eût été taillé pour lui.


Ce que je vais dire maintenant est difficile à croire, et c’est pourtant l’exacte vérité. Trois matins de suite, entrant dans la chapelle pour y renouveler les cierges, je trouvai le cercueil de mon grand-père précipité au pied de la plateforme. La quatrième nuit, je décidai de veiller afin de surprendre l’auteur de cette profanation. Je n’ai pas dormi un instant, je le jure et, installé dans le vestibule au portrait, j’occupais la seule entrée de la chapelle, où je pénétrais de temps à autre. Vers le milieu de la nuit, à nouveau et sans que j’eusse entendu aucun bruit, je trouvai le cercueil de Charles-François jeté à bas. Au matin je l’ai fait sceller dans une niche, que j’ai fait ménager en face du portrait de sa fille. Depuis il y repose en paix, tandis qu’au côté d’Anne la place restera vide.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Quelle explication donnerais-tu pour éclairer le dernier paragraphe (chute du cercueil) ?
En effet, si un enfant lit ton récit, il ne manquera pas de poser cette question embarrassante...
F.

guy barbey a dit…

Je ne crois pas aux fées, mais j'aime les contes de fées. Je ne crois pas aux fantômes, mais j'aime les histoires de fantômes. Dans la logique de ce récit, c'est l'esprit d'Anne-Elisabeth qui signifie ainsi son refus. Son père n'a pas droit à cette place. On en comprendra la raison plus tard.