
- Oté mounoir, aou la fin’ rêvé, ça même ! dit Nicolas. (1)
- Ecoute ! Et la feuille donc, moin la fin’ rêvé ? (2)
- La feuille, zot la fin’ ramasse à terre dans zot chambre.(3)
Elle secoue négativement la tête et se lève en le tirant par les deux mains, qu’elle tenait.
- Comment elle serait venue ? Ça vient d’une plante qui est dans la prison. Viens voir !
Il se laisse entraîner en souriant :
- Ah ! Quoça zot fais faire à moin là ! (4)
Main dans la main, ils contournent la maison. Au bout de l’allée, la porte de la prison est ouverte. Des fanjans y sont rangés contre le mur, sauf un, qui a été déplacé, dévoilant un anneau rouillé scellé dans le mur.
- Tu vois !
Nicolas se tait un instant, troublé, avant de protester encore:
- Mi di aou in zaffair : zot lé somnambule ! (5)
- Somnambule ?
- Ça même !... Proçain coup ou çava fair un ti carré la nuit, vien plutôt voir a moin ! (6)
Rougissante, Babou lui donne un coup de poing en riant, puis un très rapide baiser sur la joue avant de sortir en disant :
- Ris pas Nicolas ! Narcisse lé là, moin lé sûre. Mi çava caus’ gramoun. (7)
Vêtu comme la veille mais la tête couverte d’un chapeau de paille, il est occupé à tailler des rosiers.
- Je crois que Nicolas a raison mon enfant, dit-il. C’est un rêve, tout simplement. D’ailleurs rappelle-toi le cahier : Narcisse s’est enfui dans la montagne.
- On le croit ! Mais on n’a pas retrouvé sa trace !
- Ça, c’est pas le seul, dit Nicolas. Mais Charles-François l’a fait rechercher !
- Ou bien il a fait semblant !
- Mais pourquoi semblant ?
- Réfléchis, s’il l’avait tué ...
- Oh tu regardes trop de films toi !
- Mais non ! C’est logique ! Quelques semaines avant la mort d’Anne, quand il a su qu’elle était enceinte, il a dû tout comprendre, alors tu imagines un peu la colère ?
- Mais pourquoi le faire chercher alors ?
- Aou lé pas futé, ou connais (8)? Si on avait su qu’il l’avait tué, y a pas que lui qui aurait tout compris. Alors tu te rends compte du scandale ? Juste ce qu’il voulait pas ! Pour moi il a commencé par le faire enfermer dans la prison, sous n’importe quel prétexte, puis dans sa colère ou même seulement pour pas qu’il parle, pour pas qu’elle puisse le revoir, puisqu’elle était encore en vie à ce moment-là, il l’a tué. Et pour pas qu’on le sache, il a caché tout seul son corps dans le mur même et il a dit qu’il s’était évadé. D’ailleurs... attendez moi, je reviens !
Et elle court vers la maison.
Nicolas regarde le grand-père travailler en silence.
- Je crois que cette histoire a trop excité l’imagination de notre petite Anne, dit enfin le vieil homme... Et pourtant ...
Elle revient, essoufflée, tenant le cahier qu’elle ouvre devant eux.
- Regardez : avant de mourir, Charles-François dit : “Pas ton père... Pas ton père... La prison... Anne !...” Vous voyez bien qu’il y a quelque chose dans la prison !
- À moins que ce soit au contraire ces mots que tu as lus qui soient à l’origine de ton rêve... Voyons, qu’il ait eu des raisons de le tuer, même mauvaises,... je ne dis pas... Mais le reste de ton histoire est cousu de fil blanc ! Des travaux de maçonnerie récents, ça se voit dans un vieux mur ! Et les esclaves se seraient étonnés que le maître ait fait ça lui-même !
- Je sais pas, moi...D’abord le mur, à l’époque, il était peut-être pas si vieux. Puis la prison, elle devait quand même pas servir tous les jours. Peut-être qu’il y avait déjà des fanjans devant le mur, comme maintenant ...
- Et c’est vrai que s’il y avait eu des esclaves qui se soient doutés de quelque chose, ils se seraient bien gardés de le dire ! intervient Nicolas.
- Grand-père, je t’en supplie, il faut casser le mur !
- Après tout, on peut toujours y aller voir... Sans ça tu vas en rêver toutes les nuits ! Allez, tu as gagné ! Je te promets de m’en occuper...
- Pourquoi pas tout de suite, grand-père ?
- Pas si vite mon enfant ! Ça risque d’être un travail délicat. Je ne voudrais pas qu’on fasse tout effondrer. Mais je te promets de m’en occuper très vite... Patience ! Oui je sais, la patience et toi ça fait deux, tu n’as jamais aimé attendre...
- Si ! murmure Nicolas en souriant à l’oreille de Babou.
- Toi aussi, non? réplique-t-elle sur le même ton.
- Qu’est-ce que vous complotez tous les deux ? Vous avez des secrets ?
- Non ! proteste Babou sans trop de conviction.
- Mais si, mais si, bien sûr ! Et je ne vous les demande pas ! Allez, les secrets des enfants ne regardent pas les vieux !... Surtout quand les enfants grandissent ! ajoute-t-il, rêveur.
Tandis que son grand-père fait mine de retourner à ses rosiers, Babou va lui donner sur la joue un gros baiser de petite fille avant de revenir auprès de Nicolas.
- Et le coffret du Frère Denis, tu n’y penses plus ? reprend le vieil homme.
- Bien sûr que si, pourquoi ?
- Ça, c’est ma surprise. J’ai téléphoné aux Pères hier soir. Ils m’ont rappelé ce matin et m’ont confirmé que le coffret attend toujours et qu’ils le donneront à la première Anne-Elisabeth Hoareau d’Ambreville qui se présentera.
- Et on pourrait y aller maintenant ?
- Plutôt cet après-midi. Allez. En attendant laissez-moi finir mon travail !
- Grand-père, tu es un amour !
Cette fois c’est un gros baiser sur chaque joue qu’elle lui donne en le serrant dans ses bras.
- Et toi tu viens avec nous et tu restes encore ce soir, décide-t-elle à l’intention de Nicolas.
Le grand-père l’embrasse sur le front en caressant brièvement ses cheveux. Il prend Nicolas à témoin:
- Comme elle cajole quand on fait ce qu’elle veut ! Vous voyez Nicolas, je crois que je l’ai toujours trop gâtée. C’est une enjôleuse, les hommes devraient s’en méfier.
- Dis ! Me trahis pas, toi, sinon je t’aime plus !
- Ton grand-père te trahit pas, plaisante Nicolas: tout le monde te connaît ! Celui qui va t’épouser, il va regretter, c’est sûr !
Babou prend une mine outragée, mais ses yeux caressent son ami.
- Dis donc toi ! Et d’abord, ça te regarde ? Allez, viens baigner (9) au lieu de dire des bêtises !
Sous l’œil attendri du vieil homme, ils s’éloignent main dans la main.
- Ne soyez pas en retard pour le déjeuner !
Entouré d’ombres vertes, le bassin étincelle toujours au soleil lorsque les deux jeunes gens y arrivent. Seul le bruit de l’eau se fait entendre. Ils restent un moment immobiles, debout côte à côte et se donnant toujours la main, comme s’ils voulaient laisser la paix du lieu entrer en eux. Les yeux de Babou sont fixés sur la cascade, ceux de Nicolas sur son profil gauche. Les cheveux rassemblés devant l’épaule droite et le décolleté coulissé dégagent la ligne du cou. La main gauche du garçon amorce un geste vers le visage de la jeune fille puis retombe. Il murmure : “Anne !... Tu es belle !...”
Elle lui sourit avec un peu de coquetterie et s’éloigne de quelques pas.
- Allons ! dit-elle en se déshabillant très vite.
En maillot deux pièces comme la veille, elle court à l’eau. Il n’a pas bougé, et ses yeux ne l’ont pas quittée. Elle se retourne, sa tête seule émergeant, et d’une main lance une gerbe d’eau dans sa direction.
- Alors ? Zot la per de l’eau aster ? (10)
- Comme soudain réveillé, Nicolas rit et se déshabille à son tour.
- Mi çava montre aou ! (11) menace-t-il en se précipitant vers elle, qui s’enfuit en nageant vers l’autre extrémité du bassin.
Comme il va la rattraper, elle sort de l’eau et continue à fuir difficilement dans les rochers, où elle se trouve bientôt acculée. Il la rejoint et la soulève dans ses bras pour la porter vers le bassin et l’y jeter. Elle ne résiste pas. Elle a passé un bras autour de son cou et laisse aller sa tête contre son épaule dans une attitude câline. Dans l’eau jusqu’à mi-cuisse, il s’arrête puis, au lieu de la jeter devant lui, il fait encore un pas et laisse descendre son bras gauche pour déposer doucement ses pieds, tandis que du droit il continue à entourer ses épaules. Elle ne se dégage pas. Simplement, parce qu’elle est plus petite que lui, le bras qu’elle avait passé autour de son cou glisse dans un mouvement caressant jusqu’à ce que la main s’arrête sur la nuque du garçon. De la main gauche, il caresse ses cheveux. Il y dépose un baiser très tendre et très léger, comme on ferait sur ceux d’un enfant endormi. Elle a laissé sa joue appuyée au creux de l’épaule de son ami. Dans l’eau jusqu’à la taille, leurs corps se frôlent sans presque se toucher. Combien de temps restent-ils ainsi, immobiles ? Le temps s’est arrêté...
Enfin elle lève les yeux vers son visage:
- Je crois qu’il vaudrait mieux rentrer, dit-elle gravement, sans pourtant bouger davantage.
Il répond seulement : “oui”. Il ne bouge pas tout de suite non plus. Puis il pose à nouveau un baiser sur ses cheveux et, lentement, il se détourne et s’en va vers ses vêtements.
Elle l’a regardé s’éloigner, toujours immobile, et c’est seulement lorsqu’il est rhabillé qu’elle sort à son tour de l’eau.
Maintenant c’est lui qui la regarde essorer ses cheveux, remettre sa jupe, son caraco, ses sandales. De temps à autre elle jette un coup d’œil vers lui et lui sourit. Elle voit qu’il la regarde mais elle n’en est pas gênée. Elle le rejoint, il la reprend par la main et l’entraîne vers le sentier. Ce n’est qu’au moment de gravir les marches de la varangue (12) que leurs mains esquissent un geste pour se séparer. Mais Babou se ravise.
- Allons voir Anne, dit-elle.
(1) Hé bien mon enfant, tu as rêvé, voilà tout !
(2) Écoute ! et la feuille donc, je l'ai rêvée ?
(3) La feuille, tu l'as ramassée à terre dans ta chambre.
(4) Ah qu'est-ce que tu me fais faire !
(5) Je vais te dire quelque chose : tu es somnambule !
(6) Exactement ! La prochaine fois que tu vas faire un tour la nuit, viens plutôt me voir !
(7) Ris pas Nicolas ! Narcisse est là, j'en suis sûre. Je vais en parler à grand-père.
(8) Tu n'est pas malin, tu sais !
(9) Dans l'usage créole le verbe n'est pas pronominal
(10) Alors ? Tu as peur de l'eau maintenant
(11) Je vais te montrer !
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