mercredi 1 octobre 2008

MALOYA 7

Ils sont à nouveau dans le petit salon-bibliothèque, Nicolas, Babou, son grand père et sa grand-mère, cheveux gris coupés courts, maquillage léger et soigné, tunique de soie bleue à fleurs, réunis autour de la table où l’on a posé une cassette de métal gris sombre. Elle est de la taille d’un grand livre, un ruban fané que scelle un cachet de cire la ferme. Les visages sont graves.

- C’est à toi d’ouvrir, ma petite Anne dit le grand-père.


Le cœur de Babou bat si fort qu’elle peut l’entendre, alors qu’elle glisse un coupe-papier sous le ruban pour faire sauter le cachet.


Le couvercle de la cassette résiste un peu à ses mains tremblantes d’émotion, et son grand père vient à son aide. À l’intérieur, rien d’autre qu’un cahier, ressemblant à celui de François-Xavier, apparemment en bon état.


- J’ai les mains moites, dit la jeune fille, j’ai peur de l’abîmer.


- Attends, dit la grand-mère, j’ai ce qu’il te faut.


Elle quitte la pièce, et les autres l’attendent sans rien dire, les yeux fixés sur la cassette. Elle revient peu de temps après avec une paire de gants de filoselle blanche.


- On portait toujours ça autrefois. Ça devrait t’éviter de mettre de la transpiration sur ce cahier.


Babou enfile les gants et saisit précautionneusement le document.


- Il est bien plus épais que l’autre, remarque-t-elle.


Elle l’ouvre au hasard. L’écriture est une anglaise, plutôt petite mais facilement lisible. Elle déchiffre à haute voix, de plus en plus bouleversée :


- “J’étais allongé sur le ventre dans le sable mouillé qui m’entrait dans la bouche, et Elisabeth me soulevait, me serrant contre elle et répétant mon nom en pleurant. Il me fallut un certain temps pour me rendre compte où nous étions, me souvenir de ce qui était arrivé, et nous découvrir elle et moi seuls et nus sur cette plage déserte.”Mais c’est pas possible ! C’est comme dans mon rêve !


- Quel rêve ? demande Nicolas.


- La nuit du cyclone, je te raconterai. Mais c’est pas possible ! Pourquoi il m’arrive tout ça à moi ? Qu’est-ce que j’ai à voir avec toutes ces histoires ?


Le ton exprime un complet désarroi, presque une révolte. Son menton tremble et ses yeux se remplissent de larmes.


- Pour ce qui est d’Anne-Elisabeth, tu portes le même nom et tu lui ressembles, résume le grand-père doucement... Et puis...


Il regarde un instant Nicolas, assis auprès d’elle, avant de reprendre :


- Mais ça n’explique rien de rationnel... Quant à ce rêve dont tu parles... c’est étrange en effet...Lis toujours, tu en sauras peut-être davantage...


- Ecoute, dit Babou en secouant la tête et en retirant les gants, c’est trop, je n’y arriverais pas. Tu ne veux pas nous le lire à haute voix, toi, grand-père ?


- Je veux bien essayer.


Il essuie ses mains sur sa chemise, prend le cahier, met ses lunettes et lit.



Quand on lira ces lignes, leur auteur et les autres personnes qu’elles touchent plus ou moins directement auront depuis longtemps affronté le jugement de leur Créateur, et peut-être celle à qui elles sont destinées ne se souciera-t-elle guère d’une aussi vieille histoire. Pourquoi alors la lui conter ?


Pour respecter un serment légitimement fait à la personne au monde que j’ai le plus aimée, j’ai menti toute ma vie sur plusieurs faits la concernant et dû maintenir ces impostures longtemps au-delà de ma mort. Mais je sais que, comme moi haïssant le mensonge auquel elle était contrainte, elle a souhaité que soit un jour révélée cette vérité que je suis seul à connaître. Pour moi, ayant consacré une partie de ma vie à des travaux historiques, j’ai toujours cru plus généralement qu’il fallait que toute vérité fût un jour connue pour servir à l’instruction des générations.


Pour rétablir cette vérité avec le plus d’exactitude qu’il se pourra, il me faudra aussi parler de moi. Et c’est donc aussi d’une confession qu’il s’agit ici, afin qu’après Dieu les hommes portent sur moi le jugement que j’aurais voulu pouvoir leur demander de mon vivant. Peut-être alors eût-il été déformé par des préjugés dont notre monde s’accomode, bien qu’ils ne me paraissent point légitimes aux yeux de Dieu, et dont leurs descendants se seront à la fin affranchis. Juste ou non, ce jugement aurait pu peut-être m’aider à trouver une paix que la prière n’a pas toujours suffi à m’apporter.



Ma sœur et moi, nous avions passé les premières années de notre vie à la colonie de Fort-Dauphin. J’avais dix ans quand, au début de l’an 1800, les parents de ma mère établis depuis longtemps dans l’île Bourbon étant morts, elle décida mon père à quitter Madagascar pour y rejoindre sa sœur, qui y était demeurée, et partager avec elle leur héritage.


Nous embarquâmes donc avec tout ce que nous possédions sur “l’Épée de Saint Jacques”, qui devait nous mener au port de Saint-Pierre. Hélas, alors que nous approchions des rivages de Bourbon ce vaisseau fut pris dans la terrible tempête qui allait changer notre destin.


J’entends encore son fracas, je sens encore l’odeur d’humidité qui imprégnait notre cabine, que je revois plongée dans une demi obscurité. Accroché à la couchette qu’elle occupait, mon père s’efforçait de soulager ma mère, épuisée par le mal de mer. Ma sœur Elisabeth, âgée de treize ans, était allongée près de moi. Nous portions tous deux pour seul vêtement une ample chemise de coton que la transpiration collait à nos corps et dont nous avions largement ouvert le col dans l’espoir d’un peu de fraîcheur. Nous supportions assez bien les mouvements du bateau soulevé par d’énormes vagues, et l’abri bien précaire pourtant où nous étions me donnait, quant à moi, l’illusion d’une sécurité qui me protégeait de la peur. Elisabeth ne paraissait pas beaucoup plus inquiète. Peut-être en réalité, bien que plus lucide que moi, puisait-elle cette confiance dans la prière, car elle était fort pieuse.


Soudain le vacarme du vent cessa comme par miracle. Passées les premières minutes de stupeur et d’incrédulité, je crus la tempête terminée, et je voulus étourdiment aller voir sur le pont dans quel état était notre navire. Avant qu’on pût m’en empêcher j’étais dehors. Elisabeth m’y suivit dans le dessein de me ramener immédiatement. C’est alors qu’une rafale d’une violence inouïe nous arracha du pont comme de simple fétus et nous précipita dans les flots.


Personne sans doute ne nous avait vus tomber. Au reste la tempête, à nouveau déchaînée, emportait déjà au loin le navire dans la nuit noire, pour le jeter, nous le sûmes beaucoup plus tard, à plusieurs milles de là sur les récifs d’une côte inhabitée où il se brisa sans qu’il y eût aucun survivant.


À demi étourdi, je m’efforçais de nager pour rester à la surface d’une énorme vague qui me soulevait et m’emportait. Empêtré dans ma chemise, je suffoquais, et je dus perdre connaissance, car je ne me souviens plus ensuite que de m’être réveillé au matin sur une plage.


J’étais allongé sur le ventre dans le sable mouillé qui m’entrait dans la bouche, et Elisabeth me soulevait, me serrant contre elle et répétant mon nom en pleurant. Il me fallut un certain temps pour me rendre compte où nous étions, me souvenir de ce qui était arrivé, et nous découvrir, elle et moi, seuls et nus sur cette plage déserte.


Je ne m’explique pas précisément comment nous en étions arrivés là. La vague qui nous y avait portés avait dû s’enfler à une hauteur gigantesque, qui nous avait fait passer par dessus les récifs, pour nous jeter évanouis sur la plage, beaucoup plus loin que n’arrivaient les autres. Quant à nos chemises, il est vrai amples et dénouées, qui avaient d’abord flotté autour de nous, sans doute la puissante aspiration d’un tel flot se retirant nous en avait-elle dépouillés. Quoi qu’il en soit nous n’en retrouvâmes nulle trace.


Sans doute la nudité n’était-elle pas ce qu’il y avait de plus tragique dans notre situation. Mais la sensation qu’elle nous procurait, outre qu’elle était immédiate alors que le reste ne nous en devait apparaître qu’à la réflexion, contribuait à nous faire éprouver plus fortement combien nous étions seuls, fragiles et désarmés dans un monde que nous ressentions hostile.


Elle ne nous causait pas, au reste, le trouble que nous aurions pu éprouver en présence de personnes étrangères. Dans notre première enfance, en effet, il nous était fréquemment arrivé de nous baigner et de jouer nus ensemble dans l’eau. Cependant, comme l’âge de la puberté s’approchait pour ma sœur, nos parents, sans rien nous en dire, avaient simplement veillé à ne plus donner occasion à cette innocente familiarité, de sorte que nous avions appris depuis un an ou deux, sans vraiment y songer, à nous cacher l’un de l’autre. Nous retrouver nus ensemble nous était donc devenu étrange et je le ressentais ainsi, mais, par-delà cette étrangeté, c’était à une habitude ancienne et naturelle que notre situation présente nous ramenait.


C’est ainsi que je m’explique aujourd’hui la rapidité avec laquelle nous oubliâmes un état qui choquera peut-être la destinataire de ce récit pour songer à ce que nous allions devenir.


Nous ignorions en effet le sort funeste de nos parents, et nous ne doutions pas qu’ils nous cherchassent, pour autant qu’ils nous crussent en vie. Mais comment l’eussent-ils pu croire ? Précipités dans les flots par la tempête, depuis le pont d’un vaisseau désemparé qu’emportaient les rafales et les courants, quelle apparence y avait-il que nous ayons pu survivre ? Et quand nos parents en eussent conservé l’espoir, vers où diriger leurs recherches ? Dans cette incroyable aventure, nos vies avaient été épargnées, mais nous voyions bien que c’était là tout ce qu’il nous restait, et de sentir que nous étions vivants nous causait à ce moment plus d’angoisse que de soulagement.


Je ne saurais dire combien de temps nous restâmes ainsi, serrés l’un contre l’autre et pleurant. La pluie avait recommencé de tomber en larges gouttes tièdes, rinçant sur nos corps et dans nos cheveux emmêlés le sable et le sel qui y avaient séché à demi. Quelque violente qu’elle fût, nous la ressentions comme un bienfait. Je dis nous car il me semble que dès ce moment Elisabeth et moi ne faisions qu’un, nos âmes partageant les mêmes émotions, comme nos corps les mêmes sensations. L’eau presque pure qui ruisselait sur nos visages, sur nos lèvres, nous pouvions la recueillir dans nos mains et la boire. Avec elle, le sentiment d’être vivants redevenait envie de vivre quoi qu’il pût en coûter.


La tempête s’était apaisée mais le ciel restait bas et sombre. La mer qui nous avait portés jusqu’à cet endroit s’était retirée de plusieurs dizaines de mètres, laissant autour de nous des fragments de rochers et des débris d’algues et de coquillages. De hautes vagues qui se brisaient sur une barrière de récifs bornaient à nos yeux un horizon tout proche. Derrière nous se dressait une haute falaise noire qui, à notre droite comme à notre gauche, s’avançait pour plonger directement dans la mer, enfermant donc, entre ces deux pointes distantes de quelques centaines de mètres à peine, une sorte de lagon limité par ces récifs. De tous côtés les obstacles semblaient infranchissables. Étions-nous donc prisonniers de cette plage ? Déjà je sentais l’angoisse m’envahir à nouveau. Mais Elisabeth semblait avoir retrouvé tout son courage, avec l’esprit de décision que j’avais toujours admiré en elle. Elle me prit par la main et m’entraîna vers une croupe rocheuse qui, émergeant du sable, dominait le lagon de quelques pieds. La pluie s’était à nouveau arrêtée, nous permettant de mieux voir devant nous, et nous distinguâmes alors dans ses eaux troublées un courant plus boueux qui le traversait pour s’aller déchirer dans les récifs. Remontant ce courant, nos yeux découvrirent une ravine qui, dévalant par une brèche assez étroite, coupait en deux notre plage et que les rochers où nous venions de monter nous avaient d’abord cachée.


Elisabeth tourna vers moi un regard triomphant et m’embrassa avec enthousiasme. On devait, en remontant la vallée, pouvoir pénétrer à l’intérieur des terres. Nous n’avions alors guère idée de la géographie tourmentée de cette île, et ne supposions pas que le cours de cette ravine dût bientôt nous révéler des obstacles aussi infranchissables que ceux qui nous enfermaient du côté de la mer. Quant à ce que nous espérions trouver derrière ces falaises, nous n’imaginions pas autre chose que des colons qui nous accueilleraient à bras ouverts et nous feraient retrouver nos parents. Il restait à attendre qu’avec le retour du beau temps la décrue nous permît d’entreprendre cette remontée. D’ici là il nous faudrait trouver à manger, car avec l’entrain l’appétit nous était revenu, et de quoi couvrir notre nudité pour nous présenter à eux.


Nous approchâmes de la ravine. Ses flots étaient encore trop tumultueux pour que nous pussions les franchir, et comme ils occupaient toute la largeur de la brèche par où ils sortaient de la falaise, nous ne pouvions non plus avancer de ce côté. En revanche nous trouvâmes sur ses berges, là où elle traversait la plage, parmi de nombreux débris végétaux quelques fruits sauvages que l’eau et le sable n’avaient pas trop gâtés et dont nous ne balançâmes pas longtemps à nous repaître. Bien que ces débris eussent pu nous fournir également de quoi nous vêtir au moins comme Adam et Eve après le péché, nous n’en ressentîmes pas l’urgence, nous qui ne nous sentions coupables d’aucune faute. Sans doute cela paraîtra-t-il étrange à des esprits marqués par les habitudes de la civilisation mais, réduits malgré nous à l’état de nature, à peine échappés à ses fureurs et comme seuls au monde en ce lieu désert, nous avions retrouvé sans y penser la parfaite innocence de notre première enfance et la nécessité de se vêtir ne nous apparaissait déjà plus que liée à la rencontre d’étrangers. Et c’est bien dans l’état d’Adam et Eve avant le péché que nous remerciâmes notre Créateur pour ses dons. Après quoi nous entreprîmes d’explorer tout ce qui nous était accessible.


Des éclaircies déchiraient désormais l’épaisseur des nuages que le vent emportait, tantôt faisant briller, sur la barrière de récifs, l’écume des vagues qui s’y brisaient dans une lumière irréelle, tantôt libérant au-dessus de nous un rayon de soleil qui brûlait notre peau peu habituée à y être exposée. Au pied de la falaise nous trouvâmes quelques franges d’ombre plus fraîche. Par endroits les rochers noirs surplombaient le sable, et cet abri nous protégeait mieux encore du soleil, comme de la pluie lorsqu’une averse survenait. L’eau claire qui ruisselait alors de ces rochers y faisait mille menues cascades, sous lesquelles nous nous amusions à nous placer. La nature ne nous était plus hostile, nous espérions pour le lendemain la fin de cette aventure et nous sentions pour l’heure en pleine sûreté. Nous passâmes donc le reste de la journée à jouer sur cette plage et dans le lagon que n’agitaient plus que de faibles mouvements, avec toute l’insouciance de notre âge, jouissant d’une liberté telle que nous n’en avions jamais connu. Le soir venu, nous nous allongeâmes l’un contre l’autre dans le sable sec que nous offrait une sorte de caverne peu profonde que nous avions découverte. La lune brillait dans un ciel de moins en moins chargé de nuages, et son reflet sur les eaux apaisées du lagon semblait venir vers nous comme un signe tangible de la bienveillance de la nature. Nous n’eûmes pas de peine à trouver le sommeil.


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