
C’est désormais à quatre qu’allait s’organiser notre vie. Missa comprenant assez bien le français et le parlant certes peu, mais beaucoup mieux que Kouma, nous progressâmes assez rapidement dans le développement de notre langage commun. Elle put ainsi répondre peu à peu à presque toutes les questions que nous nous étions d’abord posées. Ce que nous révélèrent ses paroles et ce que nous pûmes observer nous permit dès lors de reconstituer à peu près son histoire et celle de Kouma.
Vendue aux Français sur les côtes d’Afrique alors qu’elle était encore presque une enfant, elle avait vécu quelques années dans une plantation de l’autre côté des montagnes. Les maîtres n’étaient pas méchants et on l’avait mariée à un autre esclave, qui avait été bon avec elle. Avant Kouma, elle en avait eu deux enfants qui n’avaient pas survécu, et aucun autre après lui. Puis un jour son mari avait appris d’un autre esclave qui travaillait dans la maison qu’il était question de le vendre, lui seul, en le séparant d’elle et de son fils. Alors ils s’étaient enfuis tous les trois dans la montagne. Hélas, en s’efforçant de se cacher pour échapper à ceux qui les poursuivaient, ils étaient tombés dans un ravin où le père était mort. Bien que blessée et désormais privée de celui qui l’avait entraînée dans sa fuite, Missa n’avait accepté ni pour elle ni pour son fils, alors âgé de quatre ou cinq ans, le retour dans l’esclavage. La chance avait voulu qu’elle découvrît un passage que nul n’avait trouvé depuis, qui lui avait donné accès à cette vallée. Malgré la blessure de sa jambe, qui s’était refermée mais l’avait laissée estropiée et à demi invalide, elle avait réussi à y survivre avec son enfant.
Elle avait trouvé cette grotte, qui non seulement abritait une source, mais finissait en une sorte de cheminée naturelle, de sorte qu’on y pouvait faire du feu sans y être enfumé. Cette fissure était trop étroite pour qu’on puisse savoir où elle aboutissait, mais en tout cas aucune fumée n’apparaissait à l’extérieur qui eût pu trahir leur présence. Afin qu’il pût courir en liberté sans être gêné par l’infirmité de sa mère, elle avait pris le parti de ne plus beaucoup s’en éloigner depuis que Kouma était capable de rapporter la nourriture dont ils avaient besoin. Refusant tout ce qui lui venait de l’esclavage, elle lui avait appris la langue de son enfance. Dès qu’elle avait été capable, malgré l’absence d’animaux dont on pût utiliser la peau, de reconstituer quelque chose du costume des femmes de sa tribu, elle avait abandonné ce qui lui restait du vêtement qu’elle avait porté dans sa fuite pour une ceinture faite de fibres empruntées à la végétation de la vallée. Kouma avait grandi nu, comme elle avait vu grandir ses frères, qui ne portaient de pagne qu’en atteignant l’âge d’homme et, bien qu’il l’atteignît désormais, ni elle ni lui n’avait trouvé nécessaire après dix ans de changer cette habitude.
Avec tout ce qu’elle avait appris avant de devenir esclave, elle lui avait enseigné à vénérer les esprits de la forêt et des ancêtres. De sa vie parmi les Blancs elle avait pourtant gardé, parce qu’elle la tenait de son mari qui était né en captivité, la croyance en un Dieu supérieur promettant à tous les hommes une éternité où il n’y aurait plus ni maîtres ni esclaves. Mais elle ne comprenait pas bien comment les Blancs pouvaient en même temps enseigner cela et maintenir les Nègres dans les fers, tuant ou mutilant ceux qui essayaient de s’enfuir. Bien qu’habitués par notre première éducation à considérer l’esclavage comme une chose naturelle, nous convenions sans peine avec elle qu’il y avait là une étrange contradiction et la pensée que ces deux êtres si semblables à nous puissent, fût-ce avec bonté, être traités comme des animaux nous était immédiatement odieuse.
Revenant un jour d’une de ses courses dans la vallée, Kouma lui avait raconté que, du haut de la falaise au-delà de laquelle il n’était encore jamais descendu, car sa mère craignait qu’il risquât d’y rencontrer des Blancs, il nous avait aperçus jouant dans le bassin où tombait la cascade. Croyant d’abord que notre présence confirmait ses craintes, elle lui avait ordonné de nous observer de loin et surtout sans trahir leur présence. Puis, sur les rapports qu’il lui faisait de ses observations, elle avait bientôt compris notre situation. Mais, n’ayant jamais été jusqu’à la mer, elle ignorait quelle ceinture de falaises et de récifs isolait notre vallée et quelles circonstances quasi miraculeuses il avait fallu pour que nous fussions jetés sains et saufs sur cette côte. Elle avait donc longtemps craint que d’autres Blancs venus de la mer nous retrouvassent et jugé qu’il ne fallait pas, dans ce cas, que nous pussions dénoncer leur présence.
Mais un long temps avait passé sans que rien de pareil ne se produisît. À mesure que peu à peu il sortait de l’enfance Kouma, qui continuait à nous observer sans se faire remarquer, parlait d’Elisabeth à sa mère avec un enthousiasme de plus en plus évident. Alors, après l’y avoir préparé en lui enseignant quelques mots du peu de français dont elle se souvenait, elle l’avait autorisé à se faire connaître de nous.
Quand elle en vint à ce point de l’histoire qu’elle nous dévoilait, Missa ne nous découvrit pas davantage ses pensées. Il est bien aisé de comprendre que, depuis qu’elle s’était convaincue que nous étions pour longtemps avec eux les seuls habitants de cette vallée, elle avait vu en Elisabeth une épouse pour son fils. Mais elle était assez adroite pour ne point faire semblant de vouloir disposer d’eux. Elle avait prudemment choisi de laisser faire le temps et la nature, se bornant à faciliter leurs relations en nous montrant toute la bienveillance possible.
Au reste, si nous avions conservé l’habitude de nous séparer tous les soirs, notre intimité ne cessait d’être plus grande. Soit qu’il fût conseillé par sa mère à notre insu, soit que les sentiments qu’il éprouvait pour Elisabeth lui inspirassent cette délicatesse, Kouma continuait de la traiter avec respect, évitant tout ce qui aurait pu effaroucher sa pudeur. Nous avions pris depuis longtemps, elle et moi, l’habitude de nous confectionner parfois l’un pour l’autre des colliers, ceintures, couronnes ou bracelets, plus agréables que les habits de feuillage que nous avions assemblés aux premiers jours, et que nous portions quelque temps pour le simple plaisir de nous voir ainsi parés. Celui des deux qui avait fabriqué l’objet en habillait alors l’autre, qui le remerciait par un baiser. Ces échanges de parures s’étendirent très vite à Kouma, d’autant que c’était en offrant une couronne à Elisabeth qu’il s’était fait d’abord connaître. Mais longtemps, comme cette première fois, il lui tendit ce qu’il avait fait pour elle, la laissant s’en parer seule sans la toucher et c’est en faisant de même qu’elle lui offrit en retour de plus en plus souvent les cadeaux qu’elle préparait pour lui avec grand soin.
Elle ne me faisait pas confidence de ses sentiments à son égard car, quand nous étions seuls, elle ne me parlait plus de lui comme elle avait fait le soir de notre première rencontre. Il me semble qu’elle appréciait le respect qu’il lui témoignait et que, sans l’encourager à en sortir par une familiarité qui eût pu paraître condescendante, elle montrait qu’elle lui en savait gré par une attitude un peu plus tendre. Je cherche vainement dans mes souvenirs ce qui justifie ce que je viens d’écrire, et j’ai pourtant la certitude que telle était sa conduite. Pendant deux ans, je n’avais pas eu l’occasion de l’observer en présence d’autres que moi. Avec Kouma elle était différente. Qu’elle lui témoignât de l’affection et que ce fût autrement qu’à moi ne me choquait pas : j’éprouvais aussi, à l’égard de Kouma, une affection fort différente de celle qu’elle m’inspirait. Sans doute, au reste, eussé-je fort mal supporté qu’elle le traitât exactement comme moi. Mais je découvrais cette Elisabeth inconnue avec un étonnement et un intérêt qui me rendaient sensible à des riens, plus intuitivement que par une observation dont on puisse rendre compte. En vérité peut-être l’affection qu’elle témoignait à sa mère comme elle eût pu le faire pour une personne de notre famille était-elle la marque la plus évidente de ses sentiments pour lui.
Cet état de nos relations, qui se prolongea plusieurs mois, me satisfaisait pleinement. Moi seul avais part aux caresses de ma sœur et je pressentais avec quelque plaisir que Kouma m’enviait quand il était témoin de nos innocentes privautés. Le jour où Elisabeth embrassa Missa, qui venait de lui offrir, en même temps qu’à Kouma et moi, une ceinture de paille semblable à celle qu’elle portait, son geste me surprit d’abord mais, sans que pour autant je songeasse à l’imiter, il me sembla tout compte fait naturel.
Un autre jour arriva pourtant où, marchant devant Kouma, elle fit un faux pas qui la fit tomber dans ses bras. Se redressant aussitôt, elle s’éloigna vivement de lui, quoique sans brutalité et tout en le remerciant. Cependant leur trouble à l’un et l’autre était manifeste, et j’avais, quant à moi, été frappé brutalement par l’image, pourtant fugitive, de cette sœur adorée dans les bras d’un étranger. Le choc que j’en avais reçu me fit imaginer d’abord qu’elle l’avait fait exprès. Sans doute n’était-ce pas le cas, car sa cheville se mit bientôt à enfler de sorte qu’elle eut du mal à marcher. Aussitôt que je m’en aperçus, je me hâtai de lui proposer mon aide, afin de devancer Kouma. Elle s’appuya quelque temps sur moi, mais cela ne fut bientôt plus suffisant. Je n’étais pas assez fort pour la porter tout à fait, et je dus, la mort dans l’âme, abandonner ce privilège à Kouma, qui la souleva sans difficulté. Un bras passé autour de son cou et la tête contre son épaule, elle prenait un plaisir évident à s’abandonner, tandis qu’il paraissait marcher sur un nuage. J’avais beau me dire que tout cela était normal puisque ma sœur était blessée, et qu’elle était avec lui comme elle eût été avec moi si j’avais été plus robuste, je souffrais comme un démon.
On imaginera sans peine que ce qui avait commencé ce jour-là ne cessa ensuite de s’aggraver. De fait l’espèce de barrière que leur pudeur d’adolescents avait élevée entre eux et qui leur interdisait de se toucher venait d’être franchie et ayant goûté, quoique encore innocemment, au fruit défendu, ils n’allaient bientôt plus avoir de cesse qu’ils ne s’en fussent rassasiés.
Ce fut d’abord la nécessité où nous fûmes de passer, pour la première fois la nuit avec nos amis, car nous étions, quand l’accident se produisit, plus près de leur abri que du nôtre. De plus Missa se faisait forte, à l’aide d’un cataplasme d’herbes, de guérir bientôt la cheville enflée.
Elisabeth dormit cette nuit-là entre Kouma et moi. Quand je me réveillai Kouma, appuyé sur un coude, était tourné vers elle et la regardait comme en extase tandis que, très doucement, il caressait ses cheveux. Dormait-elle réellement encore ? Sentait-elle cette caresse furtive ? Elle ouvrit les yeux et lui sourit. Je me saisis de sa main et la baisai impérieusement. Elle me la retira pour m’en caresser la tête en disant, sans me regarder : “Laisse-moi Denis !” Ainsi fait-on lorsque l’affection d’un chien familier devient importune, et il me sembla qu’elle me rejetait pour donner ma place à Kouma.
Comme il arrive toujours dans ces sortes de situation, les efforts que je multipliai maladroitement dans les jours qui suivirent pour regagner cette place ne firent que me rendre plus importun. Quand je me plaignais à Elisabeth qu’elle ne m’aimait plus, elle me traitait de fou et m’assurait du contraire : comment aurait-elle pu ne plus aimer son petit frère ? Mais j’aurais donné toutes ses protestations et les baisers ordinaires dont elle les accompagnait pour les regards et les timides caresses qu’elle commençait à échanger avec Kouma. Si peu averti que je fusse des relations amoureuses entre un homme et une femme, je sentais bien que cette timidité même en révélait le prix.
Bien que sa cheville blessée se fût rapidement rétablie, elle prit prétexte pendant quelques jours de la difficulté qu’elle avait à marcher pour continuer de dormir auprès de son amoureux. Lorsque je tentai de rompre cette nouvelle habitude en faisant mine de vouloir regagner seul notre abri, elle entreprit de m’en dissuader, mais sans proposer de m’accompagner. “Reste avec nous !” conclut-elle. Je reçus ce “nous” comme une gifle. Pendant si longtemps seul avec elle, je m’étais habitué à ce que ce mot ne désignât point autre chose qu’elle et moi, en quelque sorte confondus en lui. Et voilà que, dans sa bouche, c’est à d’autres qu’il l’unissait pour me séparer d’elle. Peu importait que ce fût moi qui eusse proposé cette séparation : parlant pour m’en dissuader, elle employait un mot qui à lui seul la ratifiait.
Je n’eus point assez de courage pour consommer cette rupture, et je restai pour cette fois. De son côté, Missa voyait bien que mon amour sans bornes pour ma sœur faisait obstacle à une union qu’elle souhaitait. Par mille attentions qui ne paraissaient point forcées, elle essaya de m’attirer vers elle. Mais, alors dans ma treizième année, j’étais bien trop jeune encore et la voyais bien trop vieille pour la considérer comme une femme, tout en n’étant plus assez enfant pour trouver en elle une mère. Je m’accommodai donc faute de mieux de sa bonté pour moi comme venant d’une étrangère bienveillante, bien que je la sentisse complice des liens de plus en plus exclusifs qui unissaient ma sœur à Kouma, et dont il fallut bien aussi que je m’accommodasse quand, de plus en plus souvent, des prétextes furent trouvés pour m’obliger à les laisser ensemble. Accoutumé à ce qu’Elisabeth se réservât parfois quelques heures de solitude et à rester alors seul de mon côté, je ne songeais pas à m’inquiéter de ce que faisait Kouma à ces moments, et sans doute eurent-ils en outre des rendez-vous que je n’imaginais pas.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire