
On en fit donc une, où devant Dieu, Missa et moi, ils jurèrent de s’aimer toujours. Missa fit un geste de bénédiction, Elisabeth voulut que je fisse de même et, bien que je n’en eusse guère envie, elle me le demanda avec tant de gravité et de tendresse à la fois que, tout consolé de me sentir redevenu en cet instant quelqu’un d’important pour elle, je m’exécutai d’assez bonne grâce. Ils s’embrassèrent ensuite longuement, ce qu’ils n’avaient jamais fait et ne firent jamais dans la suite en notre présence, et j’en éprouvai la même douleur que lorsque j’avais vu Kouma la soulever dans ses bras. Puis ils nous dirent bonsoir et nous quittèrent.
Missa m’expliqua alors que des jeunes mariés devaient dormir ensemble tout seuls ; elle précisa qu’ils échangeaient des caresses particulières qui ne devaient pas avoir de témoins et qu’il ne faudrait point les rechercher tant qu’ils ne reviendraient pas vers nous. Ma sœur m’avait donc, cette fois, tout à fait abandonné. Depuis que la mer nous avait jetés sur cette côte, je n’avais jamais passé une nuit loin d’elle. Auprès de sa place vide, j’eus bien du mal à trouver le sommeil, m’abandonnant à mon chagrin et à la haine qui commençait à naître en moi pour celui qui me l’avait volée.
Nous les revîmes peu dans les jours qui suivirent, et chaque heure de cette situation nouvelle augmenta ma rancœur à l’égard de ce dernier et de sa mère. Si, m’assurant que mon privilège de frère ne pouvait de toutes façons être contesté par un étranger, j’avais naguère admis, quoique de mauvaise grâce, qu’il fût parfois seul avec Elisabeth, en découvrant que le mariage donnait à Kouma un privilège plus grand je comprenais soudain que cette usurpation avait été préparée par un complot dont j’avais été la dupe.
Condamné à remâcher seul ce sentiment, dont je ne pouvais faire confidence ni à ma sœur, trop occupée de son amour pour le soupçonner, ni à ceux que je considérais désormais comme mes ennemis, je ne songeais à lui opposer aucune des raisons qu’un confident désintéressé aurait pu me représenter. Je n’avais pour m’en distraire que des courses solitaires dans une nature trop bien connue, où tout me faisait ressentir l’absence de celle avec qui j’en avais partagé la découverte, et où il m’était désormais interdit de la chercher. Dans ma douleur, je ne lui reprochais aucune trahison. Elle restait pour moi la perfection absolue et ne pouvait donc être coupable de rien. Pour Kouma, mes sentiments étaient contradictoires. Je ne pouvais lui en vouloir d’aimer Elisabeth : comment eût-il pu ne pas l’aimer ? Et je sentais qu’en quelque façon cet amour que nous lui portions l’un et l’autre nous faisait frères. Mais nous ne la partagions plus : avec l’aide de sa mère, il m’avait écarté par ruse et l’avait prise pour lui seul. Je rêvais donc, sans pouvoir imaginer comment, de l’écarter à mon tour pour la lui reprendre.
Des semaines passèrent ainsi et à la douleur des premiers jours succédait peu à peu l’ennui quand le Démon, sans doute, me fit tomber dans le piège qu’il m’avait préparé. Un jour que j’errais au hasard, j’entendis soudain des gémissements dans lesquels il me sembla reconnaître la voix de ma sœur. La croyant blessée, je me précipitai sans hésiter dans la direction d’où ils venaient. Je ne décrirai pas ce que je découvris alors pour mon malheur et qu’on devinera sans peine. Comme je demeurais pétrifié devant ce spectacle, Elisabeth me vit et me cria aussitôt : “Va-t’en ! Va t’en !” d’une voix et d’un ton que je n’avais jamais entendus. Je m’enfuis, en proie aux sentiments les plus violents et les plus confus.
Nous ne parlâmes jamais de cet accident dans la suite, et nos relations conservèrent l’apparence de ce qu’elles avaient été auparavant, mais je ne devais jamais parvenir à chasser de ma mémoire ni ce cri, proféré comme une malédiction, ni l’image de ma sœur telle que je ne l’aurais jamais imaginée, et qu’elle n’aurait jamais dû être vue que par son époux. Sans cesse présente à mes yeux, elle livrait mon cœur et mon corps à un désir jusqu’alors inconnu. J’aurais voulu tenir la place de Kouma et que cette image de ma sœur m’appartînt comme elle lui appartenait. En même temps, quoique ignorant alors le mot même d’inceste, je sentais bien, et le cri qui restait associé à cette image me le confirmait, que ce désir était maudit ; de sorte que j’aurais voulu tout à la fois pouvoir m’en purifier et m’y abandonner jusqu’à l’assouvir.
Ce trouble qui a gouverné en secret ma conduite dans la suite, je n’ai cessé de prier le Seigneur qu’Il m’en délivre depuis que j’ai su son nom. Mais Il ne m’a point exaucé sur ce point, et m’a laissé jusqu’à ce jour cette épine dans ma chair comme dit Saint Paul, peut-être afin que je ne perde pas la mémoire de mon péché. Et si je le confesse aujourd’hui dans cet écrit après l’avoir confessé devant Dieu, c’est pour rendre témoignage du pardon que je demande à ma sœur, vivante ou morte, pour les malheurs dont il a été la cause.
Car l’idée de la séparer de son époux, qui n’avait auparavant été qu’une vague chimère et qui, comme j’ai dit, commençait même à s’estomper, devint à partir de ce jour mon obsession. Sans aller jusqu’à méditer de le tuer, je ne laissais pas de rêver de sa mort, ou de quelque accident qui le ferait sortir de notre vie. Je me repris alors à espérer de trouver un chemin par où sortir de notre vallée, où je pourrais attirer Elisabeth. Il devait exister dans la montagne puisque Missa l’avait jadis emprunté avec son enfant. Mais j’eus beau parcourir des pentes que j’étais désormais assez aguerri pour gravir, je ne pus jamais le trouver.
Puis un matin où, pour distraire le chagrin qui m’avait réveillé dès l’aube, j’étais allé plonger seul dans notre lagon au pied du cap rocheux qui le fermait au levant, je découvris soudain à quelques pieds de profondeur une ouverture par où passait de la lumière. Il fallait donc que cette ouverture communiquât avec une eau que le soleil éclairait déjà, alors que celle où je venais de plonger était encore dans l’ombre du cap. Elle était d’une largeur suffisante pour offrir à un corps comme le mien un passage, qui ne devait point être trop long puisque la lumière le traversait. Je pensai aussitôt que c’était peut-être là la sortie que je cherchais et, après avoir repris mon souffle, je plongeai à nouveau, bien décidé à l’explorer.
Comme je l’avais pensé, j’atteignis sans difficulté le bassin que le soleil éclairait. Il n’y entrait à la vérité que par une brèche assez étroite dans la paroi opposée à celle par laquelle j’arrivais d’une sorte de grotte, dont le fond tapissé de débris de coquillages clairs le réfléchissait. Il avait fallu une position bien particulière du soleil pour que ce reflet fût visible dans notre lagon. Sans doute ne l’occupait-il que pendant quelques minutes, quelques jours par an, et c’est pourquoi nous n’avions jamais encore aperçu ce passage. Mais cette brèche, bien qu’elle s’ouvrît assez haut au-dessus de l’eau, n’était pas hors de mon atteinte et je pouvais poursuivre mon exploration. Le rocher, trop vertical et lisse de notre côté du cap pour que nous ayons pu l’escalader, descendait de l’autre côté vers la mer libre par une pente d’un profil plus propre à être franchi, bien que hérissé de récifs et déchiqueté de failles et de galeries que les vagues battaient, même par le temps calme de ce matin-là, avec des remous et des jaillissements effrayants. Il se prolongeait du côté de la terre par une crête assez semblable dans sa partie élevée à ce qu’elle était du côté de notre vallée, mais qui, plus bas, descendait par une pente moins abrupte vers une longue plage déserte, entrecoupée d’épis rocheux et bornée à l’horizon par un autre cap élevé.
Si aucune trace d’habitation ne s’y apercevait, les montagnes de ce côté n’étaient point verticales et ne paraissaient pas infranchissables. Une ravine en descendait jusqu’à la mer par une vallée assez ouverte. Et puisque cette île était peuplée, puisqu’une esclave en fuite avait pu aboutir dans notre vallée, il devait être possible de là de rejoindre une plantation. Je résolus dès lors d’y attirer Elisabeth.
Il faudrait trouver le moyen d’être seul avec elle, afin que Kouma ne soit pas là pour la retenir. Ce chemin que nous avions si longtemps cherché, au bout duquel peut-être nos parents nous attendaient, quand elle l’aurait découvert pourrait-elle refuser de le prendre ? Entre ce monde qui était le nôtre et le jeune nègre dont elle avait fait son mari, sans doute, mais dans un temps où nous n’imaginions plus d’autre avenir, pouvait-elle hésiter ? De toutes mes forces, je me persuadais que nous allions nous retrouver comme aux premiers jours, unis dans notre effort pour rejoindre les nôtres. Mais au fond de moi, je me préparais déjà à faire en sorte que, lorsque je l’aurais amenée là, le retour en arrière fût impossible.
Sans perdre de vue l’entrée de ma grotte, je descendis vers la plage à travers les rochers. Arrivé là j’en fixai bien l’image dans mon esprit et constatai que, sans ces précautions, il m’aurait été quasi impossible de la retrouver dans le dédale de ces récifs. Je marchai pendant peut-être une demi-heure au bord des flots, franchissant la ravine et les épis rocheux, jusqu’au cap suivant, dont je gravis les pentes sans difficulté. Du haut de ce cap mes yeux découvraient une côte au relief plus hospitalier et, loin à l’horizon mais non point hors d’atteinte, j’apercevais des fumées.
Je retournai sur mes pas et déchiffrai assez aisément mon chemin dans les rochers sans avoir rencontré âme qui vive. Le soleil n’éclairait plus directement la grotte mais l’eau y étant calme et le fond clair, j’y retrouvai le passage par où il communiquait avec notre lagon. De l’autre côté aucun reflet ne le trahissait plus, et je songeai qu’il me faudrait revenir au petit matin pour le marquer plus sûrement.
Depuis le mariage de ma sœur, personne ne s’étonnait que je passasse des jours entiers dans la solitude, et je consacrai donc sans difficulté ceux qui suivirent à préparer le piège dans lequel je voulais l’attirer. En prévision des rencontres que nous allions rechercher, je confectionnai de l’autre côté du cap des costumes de sauvages, certes fort sommaires mais propres à cacher ce que les usages de la civilisation interdisent de montrer. Je les déposai à l’abri des premiers arbres, auprès de cette plage dont le chemin m’était désormais familier, mais qui faillit bien m’être interdit au retour un jour où, le vent s’étant levé, les vagues vinrent frapper les rochers avec plus de force que de coutume. Je songeai alors que ces changements de temps, dont nous nous étions accoutumés à lire dans le ciel les signes avant-coureurs, pourraient peut-être servir mes desseins.
L’espérance que je fondais sur eux avait rendu plus d’aménité à mon humeur quand je retrouvais mes compagnons. Bien qu’elle n’eût pas montré auparavant qu’elle se fût aperçue de ma tristesse, Elisabeth parut heureuse de ce changement, et me manifesta plus d’affection qu’elle n’avait fait depuis son mariage. J’en profitai pour demander comme une faveur qui me ferait grand plaisir mais sans faire semblant d’avoir souffert d’en être privé, une journée avec elle au bord de notre lagon. “Il est vrai que je t’ai un peu négligé ces temps-ci ” dit-elle avec un sourire en direction de Kouma. “ Et moi, j’ai négligé ma mère” répondit-il en baisant sa main.
Ils m’accordèrent donc sans méfiance cette journée qui devait les séparer.
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