vendredi 3 octobre 2008

MALOYA 9

Nous avions passé deux ans en effet dans notre vallée sans y rencontrer personne ni trouver une issue qui nous permît d’en chercher ailleurs. Il était du reste évident que tout le monde nous croyait morts et que nul ne songeait donc à nous chercher. Un jour cependant, alors que nous nous baignions au pied de la grande cascade, nous y vîmes tomber tout près d’Elisabeth une couronne de fleurs qui ne pouvait être l’œuvre que d’un être humain. Se tournant aussitôt vers le haut de la falaise, nos regards rencontrèrent, se détachant sur le ciel, une silhouette qui, visiblement, ne cherchait point à se cacher. Il s’agissait d’un jeune nègre de seize ou dix-sept ans, comme nous entièrement nu. La distance qui nous séparait et l’eau qui dissimulait nos corps constituaient pour le moment une protection suffisante pour que nous n’éprouvions pas le besoin immédiat de nous cacher. Nous considérâmes donc cet adolescent avec plus d’étonnement que de crainte. De son côté il nous regardait en souriant, prenant grand soin de ne faire aucun mouvement qui pût nous effrayer. Au travers du bruit de la cascade, nous l’entendîmes répéter : “Pas peur ! Pas peur !” Puis, comme il voyait que nous ne bougions pas, il plongea soudain dans le bassin.


Quand il émergea à quelque distance de nous, le sentiment qui me dominait était l’admiration pour l’audace de son plongeon. Nous avions certes acquis, en deux ans, une aisance suffisante à ce jeu, mais jamais nous ne nous étions élancés de pareille hauteur. Au reste il paraissait seul et nullement menaçant, et si, devant cet étranger, nous avions pu avoir un premier réflexe de pudeur, le fait qu’il fût nu comme nous et ne se cachât pas plus que nous n’avions coutume de le faire nous l’avait aussitôt fait oublier. Elevés à Fort-Dauphin, nous savions qu’il existait non loin de notre colonie des Nègres vivant libres et nus, ou à peu près. Nous ignorions que dans l’île Bourbon les seuls qui pussent jouir de leur liberté naturelle étaient des Marrons, esclaves fugitifs et donc généralement hostiles. C’était donc un étranger mais aussi un semblable que nous découvrions en cet adolescent, et non pas un ennemi ni un être inférieur né pour servir les Blancs.


Il avait repris dans l’eau la couronne de fleurs qu’Elisabeth avait lâchée en le voyant plonger et, tout en se tenant à quelques mètres d’elle, il la lui tendait en lui faisant signe de s’en coiffer. Elle sourit et s’approcha de lui afin de faire ce qu’il demandait. Nous avions souvent pris plaisir, elle et moi, à nous parer ainsi, et une fois encore j’admirai sa beauté. Je m’aperçus alors que le regard du garçon exprimait la même admiration et, comme c’était lui cette fois qui avait tressé la couronne et que le sourire de ma sœur remerciait, je ressentis dès lors la première atteinte de la jalousie. Mais sa morsure ne fut que légère et fugitive, et si je la retrouve aujourd’hui dans mon souvenir, je n’y pris pas réellement garde à ce moment.


Les deux mots qu’il avait prononcés marquaient qu’il avait quelques principes de notre langue. Quoique fort sommaires, ils suffirent, accompagnés de force gestes et mimiques, à nous permettre un début de communication. Nous comprîmes ainsi, en attendant d’en savoir davantage sur la sienne, qu’il ne fallait point s’attendre à d’autres apparitions. Il semblait ne rien souhaiter d’autre que notre compagnie, et il nous suivit quand nous sortîmes de l’eau pour nous mettre en quête de nourriture. Après avoir mangé avec nous quelques fruits, il nous fit signe de l’attendre. Il retourna alors vers la ravine et, plongeant brusquement sa main entre deux rochers, en sortit un poisson qu’il tua aussitôt en lui brisant le cou. Nous le regardions, effarés par ce qui nous paraissait une cruauté inutile. Il s’en aperçut et fit le simulacre de manger.


N’ayant jamais songé qu’on pût manger du poisson cru, nous ne comprenions toujours pas. Il nous fit à nouveau signe de l’attendre, et reparut bientôt avec quelques morceaux de bois et des herbes sèches. Puis, ayant façonné contre des pierres deux de ces morceaux de bois, il s’approcha des herbes sèches, s’accroupit et, ayant craché dans ses mains, se mit en devoir de faire tourner vivement entre elles l’un d'eux dont il avait introduit la pointe dans un creux de l’autre. Au bout d’un moment un peu de fumée apparut en cet endroit. Il sourit alors et tourna de plus belle, puis souffla sur la fumée et, à nos yeux émerveillés apparut un point rouge, bientôt suivi d’une petite flamme qui se communiqua aux herbes. Le feu ! Ce feu dont nous avions été privés depuis deux ans, ce jeune Nègre savait le produire ! Nous battîmes des mains avec enthousiasme, et le garçon parut rempli de joie et de fierté. C’est seulement à ce moment qu’il nous fit comprendre que son nom était Kouma. Après que nous nous fûmes présentés à notre tour, Elisabeth entreprit de faire cuire le poisson. Kouma me mit alors dans les mains une large feuille et me fit signe de l’agiter au-dessus du feu. Je crus d’abord qu’il s’agissait de l’éventer pour le rendre plus vif, mais Kouma me fit entendre qu’il fallait disperser la fumée avant qu’elle montât vers la voûte de feuillages. Puis il retourna pêcher d’autres poissons.


Nous passâmes ainsi la journée, trop occupés à nous découvrir mutuellement pour raisonner sur ce qui nous arrivait. Kouma nous apprenait la pêche et le feu, nous le conduisîmes au lagon auprès duquel nous avions gardé l’habitude de revenir tous les soirs. Il nous y accompagna et prit un plaisir évident à jouer avec nous dans l’eau. Mais, comme le soleil déclinait, il nous quitta en nous faisant comprendre qu’il reviendrait, et repartit vers la cascade.


Restés seuls, nous bavardâmes longtemps, Elisabeth et moi, repassant dans notre mémoire les événements de cette journée. Il était clair que nous éprouvions, elle et moi, le même enthousiasme pour notre nouvel ami, bien qu’Elisabeth le trouvât beau, alors que, si je convenais que son corps était souple, vigoureux et de belles proportions, je ne parvenais pas à trouver de la beauté dans un visage noir. Nous admirâmes en revanche d’une même voix la façon dont il avait su nous aborder, l’audace avec laquelle il avait plongé, sa gentillesse, son art de pêcher à la main et de faire du feu. Nous nous arrêtâmes alors sur le souci qu’il avait marqué de disperser la fumée, qui nous avait étonnés. Nous nous interrogeâmes sur la raison de cette précaution, et cette réflexion nous fit d’abord comprendre pourquoi, même lorsque, du haut d’un arbre ou d’un rocher nous pouvions apercevoir le haut de la vallée, et alors qu’au début de notre séjour en ces lieux nous y cherchions une fumée qui nous indiquât une présence humaine, nous n’en avions jamais observé. Nous ne savions pas encore depuis combien de temps Kouma y vivait, mais ainsi dispersées avant d’être filtrées par d’épaisses frondaisons, les fumées qu’il produisait ne pouvaient trahir sa présence. Il nous fallut un peu plus de temps, allant au bout de ce raisonnement, pour comprendre que, tandis que nous avions longtemps espéré être découverts, il prenait grand soin de ne point l’être, ce qui indiquait assez sa condition d’esclave fugitif.


Cependant, à moins qu’il y eût, dans cette partie de la vallée que nous n’avions jamais pu atteindre, un passage vers les terres habitées, nous ne pouvions comprendre comment il y était arrivé.


Comme je l’ai dit, nous avions peu à peu cessé de croire à la possibilité de retrouver la civilisation. Mais tant que nous y avions cru, nous n’avions jamais mis en doute que ce fût là notre vœu le plus cher. À nouveau, quoique encore confusément, cette possibilité nous apparaissait avec la venue de Kouma. Comme je l’ai dit aussi, la compagnie d’Elisabeth suffisait à mon bonheur et, dans l’enthousiasme de sa nouveauté, la rencontre de Kouma ne m’apparaissait pas encore comme une menace. Sans que j’en dise rien, et sans même me l’avouer sans doute, je n’avais donc pas grande envie que tout cela finît. Qu’en était-il d’Elisabeth ? Elle se borna à dire que de toutes façons nous ne savions toujours pas comment accéder à la partie haute de la vallée et que, quand bien même Kouma nous en montrerait le chemin, il y avait peu d’apparence qu’il prît le risque de se trahir en nous indiquant celui par où il avait fui les Blancs.


Je m’endormis donc ce soir-là avec la pensée apaisante que rien au fond n’allait être changé, si ce n’est que nous avions désormais un nouvel ami qui savait faire du feu.



C’est bien ainsi que les choses se passèrent dans les jours qui suivirent. Sans qu’il s’agît d’un rendez-vous convenu, car le peu que nous étions capables de nous dire en ce temps-là ne nous l’eût pas permis, nous nous retrouvions au bord du bassin de notre première rencontre, et nous passions ensemble nos journées comme nous avions passé la première. Seulement, au gré de nos jeux et de notre recherche de la nourriture, à partir principalement des quelques mots de français que Kouma connaissait, nous nous forgions peu à peu un langage commun, auquel nous devions plus tard découvrir assez de ressemblance avec le patois créole, et nous nous enseignions mutuellement ce que nous savions faire. Kouma nous traitait moi comme un jeune frère et Elisabeth comme une déesse, ce qui me semblait tout naturel. Et je n’imaginais pas que ma place auprès d’elle pût être menacée par l’amitié un peu distante qu’elle lui manifestait de son côté. Il ne passait du reste avec nous qu’une partie de la journée, nous quittant dès que le soir approchait, et nous ne cherchions pas à savoir où il allait.


C’est un jour de fortes pluies, où nous ne parvenions pas à trouver assez d’herbes et de bois secs pour allumer du feu, qu’il nous fit comprendre que nous en trouverions dans le haut de la vallée. Il nous invita alors à l’y suivre, s’efforçant en même temps de nous expliquer autre chose que nous ne parvenions pas à comprendre.


À sa suite, nous accrochant à des saillies de rochers et à des lianes, nous parvînmes plus facilement que nous n’aurions pu le croire à franchir la falaise qui nous avait toujours arrêtés. Il est bien vrai que, l’ayant trouvée infranchissable dans les premiers temps de notre séjour, nous n’avions plus tenté ensuite d’en affronter l’obstacle, alors qu’en deux ans notre force et notre agilité s’étaient considérablement accrues.





La partie supérieure de la vallée ressemblait fort à celle que nous connaissions. Une paroi rocheuse élevée de plusieurs centaines de mètres la cernait, d’où tombaient quelques cascades. Elle était si abrupte et si nue qu’il ne semblait pas qu’on pût la franchir. La ravine, dont nous suivions à nouveau le cours, coulait sous une végétation haute et épaisse, à l’abri de laquelle ses rives s’élevaient progressivement vers le pied de la falaise. Après une marche qui nous parut d’autant plus longue que nous n’en connaissions pas la fin, mais qui ne dut guère durer plus d’une demi-heure car la distance ne nous dissuada jamais dans la suite de descendre jusqu’à la mer, nous arrivâmes, en remontant l’un des ruisseaux qui alimentaient notre ravine, à l’entrée d’une sorte de grotte.


La première chose qui me frappa est qu’un feu allumé en éclairait les parois. C’était bien du feu que Kouma nous avait promis en nous invitant à le suivre, mais comment, alors qu’il avait dû le quitter depuis plusieurs heures, ce feu avait-il pu être entretenu ? Comme moi, Elisabeth regardait alternativement le feu et Kouma, exprimant la même interrogation.


À l’appel de notre ami, une silhouette se détacha alors du fond de la caverne et, à mesure qu’elle sortait de l’ombre et s’approchait du feu, nous distinguâmes une femme noire. Elle me parut vieille alors, mais c’est que j’étais moi-même bien jeune. Au surplus la voûte assez basse sous laquelle elle se trouvait l’empêchait de se redresser tout à fait, et elle semblait avoir quelque difficulté à marcher. En réalité, selon le souvenir de son apparence habituelle et la connaissance de son histoire que j’ai aujourd’hui, elle ne devait tout au plus être âgée que d’une quarantaine d’années, et peut-être moins encore. Mais à cause de cette première image elle devait rester longtemps à mes yeux une vieille femme inspirant, à l’enfant que j’étais encore, plus de crainte et de répulsion que de charité chrétienne.


J’étais trop ému de cette apparition pour observer ce que furent alors les sentiments d’Elisabeth. Elle était d’ordinaire du même avis que ma conscience, qui me reprochait quelque peu les miens, je m’abstins donc de les exprimer devant elle, et elle n’éprouva pas le besoin de me parler des siens.


Au reste, en même temps qu’elle prenait forme, l’apparition parlait, et malgré un fort accent africain, nous reconnûmes immédiatement les mots qu’elle prononçait.


- Bienvenue Elisabeth, bienvenue Denis, moi Missa, mère de Kouma.

Aucun commentaire: