lundi 6 octobre 2008

MALOYA 12

Ayant retrouvé avec joie les jeux aquatiques dont nous avions été coutumiers, Elisabeth me suivit sans réticence lorsque je proposai de lui montrer une découverte que j’avais faite. La grotte l’émerveilla et gagnée par l’enthousiasme que je montrais à lui faire découvrir ce monde nouveau, elle me suivit de là jusqu’à la plage, non sans m’avoir demandé, au sortir de la grotte, si j’étais sûr d’en retrouver le chemin. La mer était calme, et je prolongeai d’abord nos jeux dans les remous que provoquaient les récifs. Puis je la conduisis aux costumes que j’avais préparés. Il ne lui échappa point qu’ils étaient différents des parures que nous confectionnions d’ordinaire, et qui ne tenaient compte d’aucun souci particulier de pudeur. Elle me regarda soudain gravement. “Pourquoi ?” demanda-t-elle simplement. “Pour jouer !” répondis-je.

- Tu n’as vu personne ?


- Non, bien sûr répondis-je en attachant sur elle la parure que je lui avais destinée.


Selon notre rituel ordinaire, elle m’embrassa, me vêtit à mon tour et me tendit son front à baiser. Notre ancienne complicité semblait retrouvée et ce n’est pas sans mauvaise conscience que j’insistai :


- Viens voir encore !


Et je l’entraînai vers le cap, d’où j’avais découvert des fumées. C’était en les lui montrant que je comptais la convaincre de continuer notre chemin vers le monde civilisé. En outre, dans le temps qu’il nous faudrait pour y aller, j’espérais que le vent se lèverait pour nous interdire le retour. Elle insista :


- Tu es sûr que nous pourrons revenir ?


- Je l’ai fait dix fois ! Viens !


Je n’avais jamais eu l’occasion de lui mentir jusque là. Craignant d’en être incapable, j’avais trouvé le moyen de ne le faire que par omission et elle ne douta pas de ma sincérité.


Je ne saurai jamais ce qui serait arrivé si nous avions été jusqu’au bout de mon plan. Franchissant celui des épis rocheux qui dissimulait à nos yeux l’entrée de la ravine, nous trouvâmes soudain devant nous un groupe de négrillons jouant nus dans les vagues. Avant que nous ayons pu revenir de notre surprise, des Nègres sortis de la forêt nous entouraient.


Les récits de Missa nous avaient appris l’existence d’esclaves en fuite que l’on appelait des Marrons, regroupés dans la montagne en bandes organisées comme des villages bien qu’elles dussent déplacer souvent leurs campements pour n’être pas découvertes. Sans doute ceux-ci n’étaient-ils dans ces parages que depuis quelques jours, de sorte que je n’avais jamais soupçonné leur présence.


Leur attitude n’était point franchement hostile, mais il était clair que toute retraite était impossible. Nous dûmes les suivre dans leur camp, dissimulé dans la forêt. Ils nous laissèrent attachés dos à dos l’un à l'autre dans une hutte de branchages et s’éloignèrent, apparemment pour délibérer de notre sort.


Trouver deux jeunes blancs seuls loin des leurs et dans cet accoutrement devait les laisser fort perplexes. Venus ils ne savaient d’où, nous ne semblions pas appartenir au camp de ceux qui les persécutaient, et dont nous avions pourtant la couleur. Ils répugnaient probablement à nous mettre à mort comme des ennemis, mais ne pouvaient prendre le risque, en nous laissant aller, que nous dénoncions leur retraite.


Tandis que nous étions seuls, Elisabeth ne m’adressa aucun reproche. Elle me recommanda seulement de ne jamais parler à personne de Kouma et de Missa, ni dire d’où nous venions.


Pour essayer de comprendre à qui ils avaient affaire, ils revinrent vers nous et nous parlèrent. Leur langage ressemblait assez à celui que nous avions établi avec Missa et Kouma pour que nous parvenions à l’entendre et à leur faire quelques réponses. Elisabeth leur révéla alors que nous étions naufragés et avions vécu seuls depuis longtemps dans ces montagnes. Dès qu’elle préférait ne pas répondre à leurs questions, elle faisait simplement mine de ne pas les comprendre. Toujours incertains de la conduite à suivre, ils desserrèrent nos liens et nous donnèrent à manger et à boire. Ils nous laissèrent seulement entravés dans la hutte qui nous servait de prison, afin que nous ne pussions pas fuir, et nous firent entendre en prenant un air féroce qu’ils nous tueraient si nous le tentions.


La nuit arriva. Je m’efforçais en vain de dormir, inquiet de ce qu’on allait faire de nous et me reprochant amèrement le mal qui pourrait nous arriver. Je ne sais ce qu’il en était d’Elisabeth qui, sans doute, pensait à l’inquiétude de Kouma. Plusieurs heures s’étaient écoulées dans cette situation quand, vers le milieu de la nuit, nous perçûmes une agitation importante quoique presque silencieuse autour de notre hutte. Puis plus rien ne bougea et je m’endormis.


Ce furent des aboiements lointains qui me réveillèrent au matin. Elisabeth s’était redressée elle aussi. Elle comprit aussitôt ce que ces aboiements signifiaient. Faisant preuve alors d’une lucidité et d’une détermination surprenantes, elle me dit d’un ton passionné :


- Denis, des Blancs s’approchent. Ils vont sans doute nous découvrir et nous emmener avec eux. Si un jour ils trouvent Kouma, ils en feront un esclave. Tant qu’il vivra, personne ne doit jamais savoir qu’il existe, ni connaître le chemin de notre vallée. Mais je crois que je vais avoir un enfant. Alors si on te pose des questions à ce sujet, tu diras que nous avons vécu dans ces parages, que les Marrons nous ont pris depuis plusieurs semaines, six, huit peut-être, et que j’ai été violée. Rappelle-toi : ils nous ont séparés, et quand ils m’ont ramenée près de toi je pleurais, j’avais mal et je t’ai dit qu’ils m’avaient violée. Rien d’autre, et seulement si on te pose des questions. Denis, je sais bien que tu ne pouvais pas t’imaginer, mais c’est quand même toi qui nous as fait sortir de notre vallée. Si tu veux que je te pardonne, jure moi de faire comme je t’ai dit. Jure !


Je jurai, tout en protestant que je n’avais pas voulu ce qui nous arrivait et lui en demandant pourtant pardon en pleurant.


Elle m’embrassa en me répétant de ne jamais oublier mon serment. Elle ajouta que pour le reste, pour tout ce qui ne dévoilerait ni l’existence de Kouma ni celle de notre vallée, le plus sûr pour ne pas nous contredire était de toujours dire la vérité sur la façon dont nous avions été jetés à la côte et y avions survécu depuis trois ans. Nous sortîmes alors de la hutte, de peur que ceux qui allaient arriver y missent le feu sans nous voir, et nous attendîmes à découvert, au milieu du campement.


Les Marrons avaient dû repérer dans la nuit le bivouac des Blancs qui les recherchaient. Ils s’étaient donc enfuis vers d’autres retraites, nous laissant seuls dans leur campement. Nous n’avions désormais rien à révéler à ceux qui nous trouveraient de plus que ce qu’ils savaient déjà, et notre découverte n’allait pas manquer de les retarder dans leur poursuite.


C’était bien raisonné. Nous sûmes par la suite que deux fugitifs, parmi les moins valides, s’étaient sacrifiés pour attirer leurs poursuivants sur de fausses pistes et avaient choisi de mourir plutôt que d’être repris. On ne retrouva pas la trace des autres.


Le récit que Charles-François Hoareau d’Ambreville, qui marchait à la tête de cette expédition, fit de sa découverte de deux adolescents blancs presque nus a été assez largement répandu pour qu’il soit inutile d’en reprendre le détail. Bien que le soleil eût hâlé notre peau il était impossible de nous confondre avec des Nègres et, s’il fut troublé par notre accoutrement, il n’hésita guère dès qu’il nous aperçut avant de reconnaître en nous des Blancs. C’était alors un jeune homme de vingt-cinq ans, qui se montra d’une grande courtoisie. Son premier soin fut de trouver, dans le linge que lui ou ses compagnons portaient, de quoi nous couvrir mieux que ne faisaient nos costumes d’herbes et de feuillage. Dès qu’il sut qui nous étions, il nous apprit avec le plus de douceur qu’il put qu’on nous croyait morts avec tous les passagers et l’équipage de l'Épée de Saint-Jacques. Puis, ses compagnons qui avaient repris la chasse ayant renoncé à retrouver la trace des Marrons, il nous conduisit d’abord dans l’une de ses terres, de l’autre côté des montagnes, d’où était partie son expédition et où nous arrivâmes dans la soirée. On nous donna des vêtements à peu près à nos mesures, et on nous fit dormir dans des chambres séparées. C’était là le premier contact que nous reprenions avec la civilisation, et je découvrais avec amertume qu’il me séparait de ma sœur. Aveuglé par mon obsession de l’éloigner de Kouma, je ne l’avais pas prévu.


Ce n’était qu’un début. Monsieur Hoareau d’Ambreville avait fait avertir la tante chez qui notre voyage aurait dû nous conduire trois ans plus tôt. Le lendemain elle venait nous chercher. Elle nous montra beaucoup d’affection, et nous pleurâmes ensemble sur le sort de nos parents. Mais après nous avoir observés et interrogés pendant quelques jours elle fut effrayée par ce qu’elle découvrait.


Elisabeth parvenait encore à faire assez bonne figure. Malgré nos trois ans de vie sauvage, elle avait retrouvé avec une aisance qui m’étonnait les manières qu’on lui avait inculquées jusqu’à l’âge de treize ans. Mais ce n’était point encore assez pour l’idée que notre tante se faisait d’une jeune fille bien élevée. Quant à moi, je n’avais plus guère d’usages. Nous avions grand peine à ne pas montrer que nous étouffions dans nos vêtements et supportions mal nos chaussures. Sur ce chapitre, notre pieuse tante imaginait que nous avions toujours vécu dans l’état ou Monsieur Hoareau nous avait trouvés et, ayant rapidement compris à quel point l’image seule de cette quasi nudité la choquait, nous nous gardâmes bien de lui révéler ce qu’il en était réellement. Néanmoins l’idée qu’elle se faisait par là d’une promiscuité intolérable entre deux adolescents, ce qu’elle voyait sans doute de notre façon d’être ensemble et plus généralement le spectacle de notre maladresse à vivre en êtres civilisés la conduisirent très vite à la conclusion que toute notre éducation était à refaire. Comme elle avait des enfants un peu plus jeunes que nous, elle craignit en outre que le prestige dont nous parait notre aventure ne nous donnât sur eux une influence dangereuse. Quelques jours suffirent donc pour qu’elle décidât de nous confier à des religieux.


Bien qu’elle nous déchirât au-delà de ce que je puis dire, cette séparation était trop dans l’ordre normal du monde civilisé que j’avais voulu rejoindre pour que nous pussions nous y opposer. Au reste, soit que son intelligence lui fît sentir que personne ne pourrait nous comprendre, soit - je ne voulais pas alors y songer - qu’elle fût écrasée par le chagrin d’être séparée de Kouma, Elisabeth avait dès le premier jour adopté une attitude de soumission totale. D’un regard elle arrêta sur mes lèvres la protestation que j’allais émettre en apprenant que nous allions être séparés sans espoir de nous revoir avant de longs mois. Aucune résistance n’était en effet possible. Dans l’espoir de l’avoir à nouveau pour moi seul, je l’avais trahie ; je compris alors que c’était l’expiation qui commençait. Les larmes me montèrent aux yeux, et tandis que notre oncle me disait avec assez de douceur : “Allons Denis, soyez un homme !”, ceux de ma sœur adorée restèrent secs et vides.


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