
Je me demandai alors si je ne devais pas l’empêcher en révélant les liens qui l’unissaient à Kouma. Mais j’avais juré de ne rien dire et tenu jusque là ce serment, même en confession. De l’enfant qu’elle m’avait dit attendre peut-être, il n’avait plus été question. Et de quel droit, après l’avoir séparée de celui que nous considérions comme son mari, allais-je maintenant l’empêcher de l’oublier en refaisant sa vie dans le monde où je l’avais fait revenir ? C’était à elle seule qu’il appartenait d’en décider.
J’assistai donc à son mariage avec toute notre famille. Lorsque nous nous rencontrâmes, elle m’embrassa tendrement, et notre étreinte fut le seul et furtif moment où je la retrouvai telle que je l’aimais. Toute la journée en effet, elle parut certes aux yeux de tous une jeune mariée parfaitement heureuse. Son nouvel époux la couvrait sans cesse d’un regard d’adoration et si, de son côté, elle montrait plus de réserve, c’était ainsi qu’il convenait à une jeune fille bien élevée. Mais ses gestes avaient quelque chose de contrefait et malgré la profondeur que lui donnait un cerne que je ne connaissais pas, son regard était vide.
N’était-il pas normal que, dans cette jeune femme en habits de cérémonie, pénétrée de la gravité de ce jour où elle s’engageait pour la vie, je ne reconnusse pas l’adolescente insouciante qui courait et nageait nue à mes côtés ? Je tentais de m’en persuader, mais sans parvenir à chasser de mon esprit l’impression qu’elle n’était pas heureuse et que c’était par ma faute. Je revoyais son expression lorsqu’elle regardait Kouma et je me reprochais de les avoir séparés. Puis je la revoyais telle que je l’avais surprise avec lui et une bouffée de désir m’envahissait, que je tentais en vain de chasser en remplaçant, dans cette image, Kouma par Charles-François. Ce mariage ne faisait décidément que raviver ma douleur, et je pressentais que ma chère Elisabeth n’était pas plus heureuse. Dans ce monde civilisé que j’avais voulu rejoindre, il me semblait que nous n’étions pas à notre place.
Les Pères me montraient de la bienveillance, et mon confesseur semblait me comprendre. Il sentait bien que je souffrais de quelque chose que je ne lui disais pas. Je résolus de lui dévoiler tout ce que je pourrais sans rompre mon serment. Je lui décrivis alors ce qu’avait été notre bonheur quand nous étions seuls Elisabeth et moi, je dis que c’était par ma faute que les Marrons nous avaient pris, que le retour à la civilisation n’avait pas été un bonheur pour nous puisqu’il nous avait séparés, et j’avouai enfin que je ne pouvais m’empêcher de souffrir en imaginant ma sœur dans les bras de son mari. Mesurant alors la passion que j’éprouvais pour elle, ce bon prêtre m’éclaira sur ce qu’elle avait de coupable. Il m’assura qu’Elisabeth avait fait le choix de la sagesse en se mariant, et que je devais désormais faire celui de me tenir éloigné d’elle, afin que mes prières et la grâce de Dieu me rendissent la paix de l’âme. Sans doute avait-il raison pour ce qui me concernait et je me tins dès lors à cette direction. C’est ainsi que, passant toute mon adolescence au milieu de ces hommes de foi, j’ai appris à marcher dans leurs pas et n’ai bientôt plus rêvé d’autre sens à ma vie.
Je crois aujourd’hui que la solitude qui nous fit vivre trop exclusivement l’un pour l’autre et, privés du secours de la religion, perdre le sens du péché en ne rencontrant rien que nous dussions nous interdire, fut bien un piège que nous tendit le Malin. C'est elle qui d'une amitié fraternelle fit une passion coupable. Mais je n'ai jamais pu me persuader en revanche que, comme le croyait mon confesseur à qui on avait appris à la redouter, la nudité dans laquelle nous avions vécu fût un autre des instruments du Démon et que nous la faire croire innocente fût l’une de ses ruses. Nous ne l’avions pas choisie lorsque nous avions été jetés sur le rivage, et si nous avions renoncé rapidement à tenter de nous vêtir c’est, comme je l’ai dit, qu’avant d’en devenir capables nous avions cessé de le trouver nécessaire. Aujourd’hui encore, je puis évoquer le souvenir de ma sœur telle que je la vis chaque jour pendant trois ans sans trouver rien d’impur dans ces images, et seule me trouble celle, que je n'eusse point dû voir, de son accouplement avec son époux. Au reste je ne trouve toujours rien, lorsque j’y songe, que l’on pût reprocher à Elisabeth jusqu’à son mariage avec Charles-François Hoareau d’Ambreville. Et c’est dans la nudité que je la vois parée de toutes les vertus, alors que c’est sous les vêtements de la civilisation qu’elle a dû choisir le mensonge. Et cependant même dans ce choix, comme dans ceux qu’elle a faits plus tard, je vois bien les conséquences de l’hypocrisie du monde, avec laquelle il lui a fallu composer, mais point de quel péché elle serait coupable.
Selon les conseils de mon confesseur, je laissai donc passer près de cinq années sans la revoir. Tandis que se développait en moi le projet d’entrer dans les ordres, les bruits qui me parvenaient de loin en loin disaient que son mariage était heureux, que son mari lui montrait toujours beaucoup d’amour, mais que le Seigneur leur refusait toujours la grâce d’un enfant. Puis une grossesse fut annoncée, et une petite fille naquit que l’on nomma Anne-Elisabeth. Bien que ce ne fût pas le fils que son père n’avait pas dû manquer d’espérer, c’était la preuve qu’Elisabeth n’était pas stérile, comme on avait commencé à le penser. Croyant désormais son bonheur établi, je lui écrivis pour l’en féliciter et lui annoncer mon projet. C’est alors qu’elle insista pour que je vinsse passer une journée auprès d’elle au domaine de Clairfond, où elle et son mari vivaient d’ordinaire.
Dans la première partie de cette journée, en dépit de mon bonheur de me retrouver auprès d’elle, je ressentis l’étrange impression d’être retourné au jour de son mariage. Elle m’avait embrassé avec la même tendresse profonde mais furtive, et elle se conduisait en présence de son mari et des domestiques, même lorsqu’elle me présenta ma nièce, avec la même perfection pour ainsi dire mécanique qui m’avait frappé ce jour-là.
Enfin nous fûmes seuls. Elle saisit alors ma main avec passion en me disant : “Il faut que je te montre quelque chose... Il faut que je te dise... Seigneur, par où commencer ?” Son visage avait soudain repris vie, avec une excitation que je ne lui avais presque jamais vue. Elle sonna et dit à la domestique : “Va me chercher Joséphine avec ses enfants”.
Et tandis qu’on y allait elle me révéla qu’elle avait eu un fils de Kouma. Comme elle en avait fait le projet alors que nous étions prisonniers des Marrons, lorsque sa grossesse avait été certaine elle avait prétendu avoir été violée par l’un d’entre eux, prétextant sa honte pour n’en avoir pas parlé plus tôt. La tante n’avait songé qu’à éviter à tout prix le scandale et l’avait persuadée que rien ne pourrait être pire pour elle comme pour son enfant. Les religieuses avaient su garder le secret. On avait donc trouvé une jeune esclave enceinte qu’on avait placé auprès d’elle, et qui devait accoucher à peu près dans le même temps. Sa fille et le fils d’Elisabeth étaient nés à quelques jours de distance, et on les avait présentés comme enfants jumeaux de l’esclave, ce que cette dernière avait accepté moyennant la promesse de quelques privilèges. Elisabeth était ensuite restée au couvent tandis que notre tante, étonnée qu’elle ne haît pas l’enfant d’un viol mais admettant tout de même que l’instinct maternel pût être le plus fort, avait promis de conserver chez elle la jeune esclave et les deux enfants et de lui permettre de les voir de temps à autre.
Une jeune négresse arrivait, tenant par la main deux enfants de cinq ou six ans. Leur mise était celle, assez soignée dans sa simplicité, des esclaves employés dans la maison. Elisabeth prit tour à tour dans ses bras le petit garçon et la petite fille afin de me les présenter.
- Regarde ! Ne sont-ils pas jolis ?
La fillette ressemblait à sa mère, qui n’était pas tout à fait noire, et le garçon l’était au moins autant qu’elle. Ils pouvaient passer sans difficulté pour frère et sœur. Ils étaient évidemment accoutumés aux caresses d’Elisabeth. Elle les embrassa tendrement tous les deux et, accompagnant cet ordre du même geste affectueux qu’elle eût pu avoir à l’endroit d’une parente, dit à Joséphine : “Emmène les au bassin maintenant, je dois parler à mon frère. Nous vous rejoindrons bientôt.”
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