
Je me réveillai le premier au matin. Le beau temps était tout à fait revenu et la lumière entrait à flots dans notre refuge. Je me levai et fis quelques pas vers la plage. Au-delà de la barrière blanche des vagues se brisant sur les récifs, on apercevait désormais jusqu’à l’horizon le bleu intense d’une mer apaisée. À gauche, au fond de la tranchée creusée dans le sable par la crue de la ravine, coulait désormais une eau presque limpide.
Je me retournai vers Elisabeth qui reposait encore, ses longs cheveux blonds épars sur le sable noir, les lèvres entrouvertes, les bras abandonnés, une jambe étendue et l’autre repliée. J’admirai sa beauté dans sa nudité comme je l’avais souvent admirée sous d’autres parures. Elle ouvrit les yeux et me demanda en souriant pourquoi je la regardais. Je le lui dis. “Tu es bête !... Toi aussi tu es beau !” me répondit-elle en riant, tout en se levant pour me donner un baiser. Puis elle ajouta : “J’ai faim. Allons chercher notre déjeuner !”
La pluie recueillie dans quelques creux de rochers nous fournit la boisson. Pour la nourriture, les quelques fruits qui restaient dans le sable sur les bords de la ravine n’étaient plus guère appétissants, mais on pouvait désormais, remontant son courant, pénétrer dans la brèche par laquelle il s’écoulait. Après quelques dizaines de mètres d’une gorge étroite où, entre deux parois verticales, nous progressâmes avec quelque difficulté en escaladant d’énormes blocs arrondis comme des galets, la vallée s’élargissait peu à peu laissant quelque espace pour la végétation
Nous y trouvâmes d’abord de quoi apaiser notre faim. Puis, pensant toujours que nous ne tarderions pas à rencontrer une habitation, nous entreprîmes de nous confectionner, à l’aide de feuillages, les vêtements sommaires qui devaient nous permettre de nous y présenter sans offenser la pudeur. Bien qu’il nous fût parfois arrivé d’assembler, par jeu, quelques feuilles pour en faire des parures, nous n’y étions guère habiles. Les espèces de vêtements que nous fabriquâmes alors étaient bien fragiles et incommodes, et il nous fallut bien des fois les réparer au cours de cette journée que nous passâmes à explorer la vallée.
À mesure que nous la remontions, nous entrions sous le couvert d’une végétation haute et dense qui ne nous permettait pas d’en apprécier l’étendue. Deux ou trois fois, le flot dont nous suivions le cours se sépara en plusieurs ruisseaux descendant de directions différentes. Nous choisissions alors de ne pas quitter celui qui nous paraissait le plus important. Nous débouchâmes enfin sur les bords d’un bassin assez vaste où tombait une cascade. Bien que l’eau n’en eût pas encore tout à fait retrouvé sa limpidité coutumière, ce bassin où venaient s’abreuver des oiseaux multicolores et cette cascade dont l’écume s’irisait d’arcs-en-ciel ne laissaient pas de composer un spectacle enchanteur. Cependant elle tombait d’une hauteur d’une trentaine de pieds, par l’échancrure d’une paroi beaucoup plus haute encore qui barrait la vallée. Nous n’étions capables ni de l’escalader, ni de voir ce qu’il y avait au-delà. Il nous restait à essayer de la contourner. Après avoir pris quelque repos, nous l’entreprîmes, progressant en aveugles sous le couvert et n’ayant d’autre direction que de suivre la paroi jusqu’à ce qu’elle nous offrît quelque brèche ou quelque pente moins abrupte.
Nous avions marché longtemps sans jamais en quitter le pied, rencontrant d’autres cascades plus étroites, mais toutes ruisselant sur la même muraille rocheuse sans y ouvrir le moindre passage, lorsque nous aperçûmes enfin les bords d’une ravine qui s’enfonçait progressivement dans la falaise. Nous crûmes un instant avoir enfin trouvé le chemin que nous cherchions. Hélas, si elle s’y enfonçait c’était en descendant, et nous reconnûmes bientôt les lieux par lesquels nous étions passés quelques heures plus tôt.
Ici du moins il était possible, grimpant dans les rochers, de s’élever de quelques mètres au-dessus de la végétation. Ce que nous vîmes de là nous confirma ce que nous commencions de craindre. Des deux côtés de la ravine que nous avions remontée, la même muraille noire infranchissable, çà et là striée d’écume blanche, dessinait une sorte de cirque. Au loin, en face de nous, elle s’abaissait quelque peu de part et d’autre d’une cascade plus importante que les autres et que nous reconnûmes, mais c’était pour laisser apercevoir des montagnes plus hautes et apparemment aussi sauvages.
Epuisés, les pieds en sang, découragés par ce que nous venions de découvrir, nous nous débarrassâmes de nos oripeaux de feuillage pour délasser nos membres dans les petits bassins d’eau claire que la ravine assagie laissait maintenant entre ses rochers. Puis, après avoir mangé quelques fruits, nous décidâmes, comme le soleil déclinait, de regagner l’abri où nous avions passé la nuit précédente. Elisabeth m’avait rendu, par son sourire et sa tendresse, la confiance qu’elle semblait n’avoir perdue qu’un court moment. Avant de nous endormir, nous priâmes avec ferveur, demandant à Dieu de nous faire bientôt retrouver nos parents et de nous donner, jusque là, la force d’attendre ce jour avec patience et courage.
Le récit détaillé des longs mois au cours desquels notre situation ne devait guère changer serait monotone, et je n’en dirai que l’essentiel. Pendant deux ans en effet, nous restâmes seuls, prisonniers de ce cirque et de cette plage, sans pouvoir trouver pour en sortir un chemin accessible à nos forces, qui s’étaient pourtant rapidement développées.
Les premiers temps avaient été assez difficiles, car nos corps n’étaient pas habitués au mode de vie qui nous était désormais imposé. La saison permettait certes de se passer de vêtements et de feu, et nous nous habituâmes assez vite à ne pas craindre l’obscurité des nuits sans lune. Quand il fit plus frais, nos corps avaient eu le temps de s’aguerrir et, nous souvenant de ce que nous avions vu faire à Madagascar, nous avions réinventé l’art de tresser des nattes qui, la nuit, protégeaient notre abri des vents et nos corps de la froideur du sol. Mais nous n’avions pour nous nourrir que des fruits, ce qui nous causa d’abord quelques désordres. Plus tard nous fûmes capables de dénicher quelques œufs puis, au moyen de lames de bambou aiguisées contre les pierres, de détacher des récifs et d’ouvrir quelques coquillages. Bien que nous regrettions toujours de ne pouvoir rien cuire, nos corps s’habituèrent peu à peu à cette nourriture, et les jeux auxquels nous invitait la nature les développèrent bientôt comme ceux de jeunes animaux en liberté
Après quelques jours d’exploration, quand nous avions dû nous convaincre que nous ne rencontrerions jamais personne, nous avions renoncé à nos incommodes et inutiles vêtements de feuillage et quand, plus tard, nous fûmes assez habiles pour en confectionner de plus agréables, tout à fait habitués désormais à vivre nus nous ne ressentîmes pas le besoin de nous en servir autrement que pour nous parer, par jeu. Nous n’avions pas tout à fait abandonné l’espoir qu’on nous trouvât mais, notre oreille s’étant exercée aux bruits de la nature, nous étions assurés, si quelqu’un approchait, d’avoir tout le temps nécessaire pour nous couvrir avant de le rencontrer. Outre des couteaux, les bambous abattus par la tempête nous avaient fourni de quoi fabriquer des peignes, de sorte que mes cheveux étaient maintenus assez courts et en ordre. Elisabeth gardait d’ordinaire les siens tressés pour ne pas les accrocher, les défaisant de temps à autre pour les peigner sous quelque cascade. Elle me paraissait alors semblable à l’une de ces nymphes dont parlent les livres, et dont nous parlions aussi car nous avions entrepris, pour meubler notre solitude, de nous raconter mutuellement tout ce que notre mémoire avait pu retenir de nos anciennes lectures.
Comme je l’ai dit, je crois, nous avions toujours été unis par une tendre affection. Mais ici, seuls au monde, nous étions désormais tout l’un pour l’autre. Il nous avait fallu quelque temps pour nous décider à nous séparer parfois un moment. Elisabeth, qui avait pris cette initiative comme presque toutes les autres, m’avait convaincu qu’il le fallait pour que nous puissions, en nous retrouvant, nous raconter ce que nous aurions vécu séparément. Quant à moi, je ne vivais que par elle et pour elle, je croyais tout ce qu’elle me disait, j’adorais tout ce qu’elle faisait et sa beauté était pour moi un émerveillement constant. Et si je n’imaginais pas sous d’autres traits les nymphes de la mer, des bois et des fontaines, auxquelles je ne croyais pas, il en était de même pour les anges ou la Sainte Vierge, auxquels je m’adressais dans mes prières.
Car, captifs dans ce petit paradis terrestre sans serpent ni fruit défendu, hormis la recherche de notre subsistance qui n’en demandait pas beaucoup, nous n’occupions certes notre temps qu’à des jeux, mais nous n’oubliions pas d’en remercier Dieu quotidiennement. Nous lui demandions aussi, encore et toujours, de nous faire retrouver nos parents mais, pour moi en tout cas, cette prière-là était peu à peu devenue une formule récitée qui n’avait plus de sens. Les semaines et les mois passant, j’avais insensiblement cessé de croire qu’elle fût un jour exaucée, et c’était sans tristesse. Malgré nous sans projet, nous vivions en effet au jour le jour dans un climat où le peu de contraste des saisons ne marque pas comme en Europe la fuite du temps. L’évolution de nos corps elle-même quoique réelle à cet âge, n’était pas assez brutale pour m’obliger à me poser, sur notre avenir, les questions que je refusais instinctivement, de sorte que je vivais chaque jour après l’autre, savourant auprès de ma sœur un bonheur qui me paraissait parfait.
Sans doute aurais-je dû comprendre qu’il en était autrement pour Elisabeth. Heureusement instruite par notre mère, qui en avait prévu l’approche, elle n’avait pas été surprise par l’arrivée de ses menstrues et comme, dans l’état où nous vivions, j’en étais évidemment le témoin, elle n’avait fait aucune difficulté à s’en expliquer. Elle l’avait fait avec sa simplicité et son calme coutumiers, m’indiquant que cela arrivait tous les mois aux jeunes filles quand elles devenaient grandes, mais sans mentionner que cela marquait leur aptitude à devenir mères. Je crois bien pourtant qu’elle en était instruite, et je songe aujourd’hui que, derrière ce masque de sérénité qu’afin de me rassurer sans doute elle conservait presque toujours, elle devait bien y voir le signe, marquant désormais pour elle de sa répétition l’écoulement du temps, d’une vocation où un frère n’avait pas de place. Et sans doute s’était-elle ménagé les moments de solitude dont j’ai parlé pour y laisser libre cours à une inquiétude qu’elle ne voulait pas partager.
Je m’aveuglais donc lorsque je voulais croire que rien ne viendrait troubler mon bonheur. Et il me paraît certain aujourd’hui que, m’arrachant à mon tour à l’enfance, le temps aurait bientôt, et de toutes façons, eu raison d’une perfection qui, déjà, n’existait que pour moi. Mais je n’en avais alors nulle conscience, et quand la rencontre de Kouma vint troubler la relation exclusive que j’entretenais avec ma sœur, je ne doutai pas qu’il fût coupable de mon malheur.
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