samedi 13 décembre 2008

OGMET 6




- Vous voyez que ça a marché ! triomphe Kévin lorsqu'ils reparaissent dans la petite piscine. Maman vous téléphonera cet après-midi.


- Il faut que nos parents réfléchissent, c'est normal, explique Morgane pour les jumeaux. Vous pouvez rester avec nous en attendant qu'ils se décident ?


Rou et Lou se consultent du regard.


- De toutes façons, dit Lou, nos parents ne doivent pas être inquiets puisqu'ils nous ont sûrement localisés près de vous. Et que nous restions un peu plus ou un peu moins longtemps, ils vont forcément nous faire des reproches quand nous rentrerons …


- Peut-être que si vous êtes avec nous ils oublieront, dit Rou. En tout cas nous pensons que nous pouvons attendre.


- Bon, et qu'est-ce qu'on fait en attendant ? demande Kévin. Pour retourner à la plage ...


- À pied ce serait pas pratique pour Lou et Rou, coupe Morgane. Et … autrement il faudrait qu'on arrive dans l'eau au large, comme eux tout à l'heure …


- Mais à cette heure-ci, intervient Geneviève, il faudrait que vous alliez vraiment très loin pour être sûrs qu'on ne remarque pas votre arrivée. Et encore … Et puis le soleil commence à taper fort. Moi j'aimerais mieux que vous restiez ici. Je ne sais pas, moi … Vous n'avez peut-être pas les mêmes jeux, vous pourriez vous les apprendre.


- Oui ! approuve Morgane. On pourrait leur apprendre à jouer au Monopoly ! Je vais chercher le jeu !


Tandis que, sans plus attendre, elle disparaît dans la maison, Lou demande à Kévin :


-Tu expliques ?


- Ce sera plus facile quand vous verrez le jeu, répond Kévin. Le principe, c'est que tu achètes des terrains, ceux qui passent dessus te payent un loyer et quand on n'a plus d'argent on a perdu.


- Argent, acheter, payer, tu peux expliquer ? demande à son tour Rou. Dans vos films nous avons vu des choses comme cela mais nous n'avons pas bien compris.


- Chez vous il n'y a pas d'argent ? Comment vous faites ? s'étonne Kévin.


- S'ils ont toujours vécu dans leur vaisseau avec leurs parents, c'est normal, observe Charles.


- Nous avons aussi passé un peu de temps chez nos grands-parents, dit Lou.


- Est-ce que vous savez comment ils font, pour se procurer des choses qu'ils n'ont pas chez eux, par exemple à manger ?


- Oui, dit Rou. Nous les avons accompagnés quand ils allaient en chercher dans le magasin. On prend les choses dont on a besoin. C'est tout.


- Et on ne donne rien en échange ? Il n'y a pas une personne, ou une machine pour enregistrer ce qu'on a pris ?


- Non, je ne crois pas, dit Lou. Pour quoi faire ?


Morgane qui revient avec le jeu écoute sans rien dire pour essayer de comprendre de quoi il s'agit.


- Alors tu peux prendre tout ce que tu veux, tout ce qu'il y a dans le magasin si tu veux ? C'est pas possible ! s'exclame Kévin


- Pourquoi prendre tout ce qu'il y a dans le magasin ? s'étonne Lou


- Ce qu'il nous faut, c'est assez, explique Rou. Personne ne prend plus. Pour quoi faire ?


- C'est vrai ça, constate Morgane. Si tu peux avoir tout ce qu'il te faut quand tu en as besoin, pourquoi tu prendrais plus ?


- On a rêvé de ça, murmure Charles, mais on n'a pas su le faire. Il faudrait être capable de produire assez pour que personne ne risque jamais de manquer de rien, explique-t-il, sinon … Pour faire simple disons que si tu es sûr de trouver demain dans le magasin ce qu'il te faudra pour manger, tu ne prends aujourd'hui que ce qu'il te faut aujourd'hui. Mais si tu n'en es pas sûr, tu vas vouloir prendre aujourd'hui pour aujourd'hui et pour demain. Et d'autres choses dont tu n'as pas besoin aujourd'hui parce que tu penses que tu en auras peut-être besoin un autre jour et que peut-être ce jour-là tu ne pourras pas les trouver.


- Puis, observe Morgane, des fois on n'a pas vraiment besoin de quelque chose mais on en a envie. Je vous l'ai dit tout à l'heure que quelquefois j'aime bien m'habiller même quand ce n'est pas nécessaire, juste parce que je trouve ça joli.


- Les vêtements, chez nous ça n'existe pas, dit Rou.


- Mais il y a d'autres choses pas vraiment nécessaires dont on peut avoir envie, rectifie Lou. Par exemple dans le magasin il y a toujours des fruits mais il n'y a pas tous les jours tous les fruits qui existent.


- Alors, dit Kévin, le fruit que tu préfères, peut-être tu vas en prendre plus qu'il ne t'en faut aujourd'hui de peur qu'il n'y en ait pas demain.


- Mais les fruits sont meilleurs frais ! objecte Rou. Demain j'aime mieux avoir mon deuxième fruit préféré frais que mon premier fruit préféré pas frais.


- Et si j'ai encore envie de mon premier fruit préféré, complète Lou, j'attends qu'il y en ait de nouveau au magasin et si j'ai attendu plusieurs jours c'est encore meilleur.


- Voilà une sagesse trop oubliée, remarque Mamie Gaby.


- Nos enfants ne seraient pas capables d'expliquer tout le fonctionnement de la société dans laquelle ils vivent, remarque Geneviève. Comment ceux-ci pourraient-ils le faire pour une société dans laquelle ils n'ont presque pas vécu ?


- Je crois que nous-mêmes aurions un peu de mal, admet le Comte. En très gros, si j'ai bien compris, leur système est basé sur la capacité de satisfaire tous les besoins et par-dessus le marché des désirs qui restent raisonnables, alors que le nôtre est basé sur la frustration.


- Nous ne comprenons pas "par-dessus le marché" et "frustration" dit Rou.


- C'est vrai, le marché… dit Charles. Ça veut juste dire "en plus". Quant à "frustration" … C'est quand on a envie de quelque chose et qu'on ne peut pas l'avoir. Dans notre système il y a des gens dont le métier … vous comprenez "métier" ?


- Oui, je crois, dit Lou. C'est le travail utile à tous ? Par exemple nos parents nous on dit qu'on peut appeler "métier" ce qu'ils font dans le vaisseau.


- C'est cela, reprend Charles. Donc il y a des gens dont le métier est de nous donner envie des choses dont nous n'avons pas vraiment besoin et …


- Mais cela n'est pas un travail utile à tous ! objecte Lou.


- Je crois que tu as raison, admet Charles. Mais c'est ce qui fait marcher notre système. Chez nous pour avoir quelque chose, il faut donner quelque chose en échange. Alors pour avoir ce dont on leur a donné l'envie les gens donnent beaucoup de travail. Cela permet de produire beaucoup de ces choses dont on leur a donné l'envie.


- Mais au fond, c'est idiot ! intervient Morgane. Si j'ai bien compris, on travaille pour produire des choses inutiles et comme elles sont inutiles il faut que d'autres gens travaillent pour nous en donner envie. C'est pas ça qu'on appelle "un cercle vicieux" ?


- Si ! intervient sa mère. Et d'autant plus vicieux que pendant ce temps il y a énormément de gens dans le monde qui n'ont même pas à manger.


- Et que ce travail qu'il faut donner pour pouvoir acheter ce dont on a envie ou simplement besoin, il y a des gens qui voudraient bien qu'on leur en donne à faire mais qui n'en trouvent pas.


- Comme mon oncle Paul, murmure Kévin. Sa boîte a fermé, et il arrive pas à retrouver.


- Cela nous paraît compliqué et pas raisonnable, conclut Rou. Nos parents nous avaient dit que les choses n'étaient pas bien organisées sur votre planète, et nous avons bien vu que des gens se détruisent à beaucoup d'endroits, mais nous ne comprenions pas pourquoi.


- Est-ce que c'est à cause de ce système ? demande Lou. Morgane a dit que c'est idiot et vous semblez penser qu'elle a raison, pourtant elle n'est qu'une enfant comme nous. Alors pourquoi vous ne changez pas le système ?


- Morgane a aussi dit que c'est un cercle vicieux, répond Geneviève. Cela veut dire qu'on n'arrive pas à en sortir. C'est comme la violence qui fait que les gens se détruisent. Par exemple tu me fais mal, peut-être pas exprès, alors je te fais mal pour te punir, et toi tu me refais mal pour me punir et ainsi de suite et il n'y a pas de raison que ça s'arrête et plus on a mal plus on est en colère et plus on est en colère plus on fait mal à l'autre.


- Cela quelquefois nous faisons, Rou et moi, avoue Lou en retournant se mouiller dans la piscine.


- Jusqu'à ce que l'un de nous pleure, dit Rou en la suivant. Et alors l'autre s'arrête.


- Parce que vous vous aimez, dit Kévin.


- Mais les êtres humains ne s'aiment pas assez entre eux, conclut Mamie Gaby.


Un moment de silence suit cette réflexion. C'est Geneviève qui le rompt


- Voilà des sujets bien graves pour des enfants, dit-elle. Bon. Le Monopoly, ce n'est pas possible. Mais vous pourriez peut-être jouer … aux petits chevaux ?


- Pourquoi tu dis ça, Maman ? proteste Morgane. Pour l'instant, l'amour, avec vous, c'est comme Obélix, on est tombés dedans quand on était tout petits mais on voudrait bien qu'il y en ait pour tout le monde. Qu'est-ce qu'on peut faire pour ça quand on sera grands ?


- Même maintenant …glisse Kévin, c'est pas rien qu'une affaire de grands !


- On ne peut pas forcer les gens à s'aimer, mes enfants, dit Charles. On peut juste essayer de donner de l'amour autour de soi et espérer que c'est contagieux. Nous, on essaye mais vous savez, c'est pas toujours si facile d'aimer tout le monde. Les gens qu'on ne connaît pas, on a plutôt tendance à en avoir peur, souvent.


- Nous, on n'a pas eu peur de Rou et Lou, objecte Kévin.


- Sans doute parce qu'ils vous ressemblent, malgré quelques différences, dit Geneviève en souriant. Vous leur avez fait confiance. On devrait toujours commencer par là, tant qu'on n'a pas de raison de se méfier. Mais beaucoup de gens pensent qu'il vaut mieux faire le contraire : commencer par se méfier. Et pour s'aimer, ce n'est pas un bon début.


- Eux aussi ils nous ont fait confiance, remarque Morgane. Mais, Maman, si c'est ça que tu penses, tu devrais pas avoir peur de nous laisser aller chez eux !


- Ta logique est imparable, avoue Charles. Mais de toutes façons il faut attendre que les parents de Kévin nous rappellent et … apparemment ils hésitent.


- Ben oui, mais c'est parce qu'ils ne connaissent pas Rou et Lou, dit Kévin en jetant sur ses nouveaux amis un regard plein de tendresse, qui soudain se fige :


- Mais … Qu'est-ce qui vous arrive ? Vous avez vu votre peau ?


Sur la peau brune des deux enfants sont apparues des taches vertes. Les jumeaux les regardent avec une inquiétude manifeste.


- Je sentais bien que ça me démangeait un peu, dit Lou.


- Moi aussi, dit Rou. C'est peut-être à cause de l'eau de la piscine : je trouve qu'elle a une drôle d'odeur …


- Le chlore ! s'écrie Charles. Il y a du chlore dans l'eau de la piscine, c'est peut-être ça que leur peau ne supporte pas ! Sortez vite !


- En cas de brûlures chimiques on recommande de rincer à l'eau claire, dit Geneviève en prenant le tuyau pour arroser les jumeaux. Est-ce que ça vous fait du bien ?


- Je crois, oui, répond Lou.


- Ça ne démange plus, dit Rou au bout d'un moment. Mais les taches ne partent pas.


- Je crois qu'il nous faudrait de l'eau de mer, dit Lou. L'eau douce nous convient pendant un temps quand elle est pure, mais c'est surtout l'eau de mer qui nous fait du bien.


- Donc, il va vraiment falloir retourner à la plage, dit Kévin. Comment on fait ?


- Vous essayez de vous habiller comme nous ? propose Morgane. Un bermuda pour Rou et un paréo pour Lou : ça colle pas trop à la peau, ça serre pas trop, moins que des maillots.


On apporte les vêtements en question et les jumeaux s'efforcent de les mettre en prenant modèle sur leurs amis, mais ils renoncent bientôt.


- Si nous serrons, nous avons mal et si nous ne serrons pas les vêtements tombent, conclut Rou.


- De toutes façons, ça ne cache pas toutes les taches vertes, observe Kévin. On vous remarquerait forcément.


- Il faut retourner dans la mer comme ce matin quand nous sommes arrivés, dit Lou. On ne peut pas faire autrement.


Rou et Lou se sont pris par la main.


- Attendez, on vient avec vous !


Morgane et Kévin se précipitent pour refermer le cercle et avant que les parents aient eu le temps d'intervenir tous quatre disparaissent pour se retrouver …


Entre deux eaux d'abord, puis, quand ils remontent à la surface, devant la plage libre, à mi-chemin entre Marseillan et le port naturiste. Mais loin au large, assez loin pour que, du rivage, on n'ait pas pu remarquer leur apparition. Bien plus loin que ne vont les baigneurs, même pour nager.


- Ça va ? demande Morgane.


- Ça va, répond Kévin.


- C'est bon d'être dans l'eau de mer, dit Lou.


- Mais je trouve qu'il y a une drôle d'odeur ! dit Rou.


- Ça sent le pétrole, dit Kévin.


- Et on entend un bruit de moteur, dit Morgane. Zut, on n'avait pas pensé à ça ! On est plus loin que la limite de baignade, ici il y a des gens qui font du jetski et des hors-bord qui tirent des skieurs, c'est dangereux.


- Il yen a un qui se rapproche dit Kévin. Je crois qu'il fonce sur nous ! Plongez !


Les quatre enfants plongent … juste à temps : le scooter passe à toute allure au-dessus d'eux.


- Ils ne nous ont pas vus, dit Kévin, quand ils refont surface.


- Je crois que si, dit Morgane. Écoute ! On dirait qu'ils reviennent vers nous au ralenti. On retourne à la maison ?


- S'ils nous ont vus il vaut mieux pas, dit Kévin. S'ils nous cherchent, il vaut mieux qu'ils nous trouvent, sinon ils vont croire qu'ils nous ont tués ! Toi et moi on va leur dire qu'on a nagé depuis la plage, mais vous deux, ce serait peut-être mieux si …


- Nous allons plonger et rester cachés sous l'eau, dit Lou. Ne vous inquiétez pas pour nous, nous vous retrouverons.


Tandis que le jetski s'approche lentement, les jumeaux disparaissent sous l'eau et s'éloignent rapidement.


- Qu'est-ce que vous foutez là ? crie le conducteur. Ça va pas, non ? J'étais déjà sur vous quand je vous ai vus, j'ai failli vous tuer ! … Mais … c'est pas vrai ! Des mômes ! Et, vous n'êtes que deux ? Il me semblait trois ou quatre …


- Non ! s'empresse de dire Morgane. On n'est que nous deux !


- Déjà deux de trop ! reprend le jeune homme. Mais qu'est-ce qui vous a pris de nager aussi longtemps vers le large. Vous venez de la plage nudiste apparemment : vous vous rendez compte que vous êtes à près d'un kilomètre ? Ils le savent vos parents ?


- Ben … non ! dit Kévin, pour faire vrai. C'est elle, elle m'a dit : "T'es pas cap " alors … Là on rentrait !


- Chapeau, vous avez l'air d'être des sacrés nageurs pour votre âge, mais vous auriez pu vous faire tuer ! dit la passagère. Et le retour, vous avez pensé que c'est aussi long que l'aller ? Vous allez tenir le coup ?


- Ça va aller, assure Morgane.


- Ça va aller si vous vous faites pas scalper par un autre engin ! reprend le jeune homme. Allez, droit à la plage ! Je vais vous couvrir jusqu'à la zone de baignade !


- Merci ! dit Kévin.


- Merci ! répète Morgane, puis, plus bas, pour Kévin : dis donc, t'es trop bon comme menteur, toi ! Faudra que je me méfie !


- À toi, je te mens jamais ! proteste Kévin. Enfin … sauf pour jouer !


Il leur faut bien nager un quart d'heure avant que leurs accompagnateurs les jugent suffisamment près de la plage.


- Ça va aller les enfants ? lance le jeune homme.


- Ça va, m'sieur ! Encore merci ! répond Kévin.


- Allez ! Allez vous reposer !


- Et faites plus jamais ça ! crie la jeune fille tandis que le jeune homme remet les gaz à fond pour regagner le large.


- Où tu crois qu'ils sont ? demande Morgane, quand le bruit s'est éloigné.


- J'en sais rien, mais ils ont dit qu'ils nous retrouveraient. Nous on n'a qu'à faire comme ce matin : on cherche un coin dans les dunes où personne peut nous voir et on rentre à la maison. Si ça se trouve ils y sont déjà.


- J'aimerais mieux pas, dit Morgane. Si mes parents les voient revenir sans nous ils vont se faire du souci ! Je crois qu'on a pied maintenant. Ouf ! On va pouvoir continuer en marchant, moi je commençais à avoir mal aux bras. Pas toi ?


- Pas trop, répond Kévin en la prenant par la main. Un peu aux muscles de la poitrine. Heureusement qu'on avait pas l'aller-retour ! Mais tiens, regarde là, à droite, sur la plage ! On dirait que c'est eux qui nous attendent.


Lou et Rou sont là, en effet. Tranquillement assis sur le sable, ils regardent depuis un moment leurs amis approcher. Kévin leur fait de loin un signe pour leur indiquer la direction des dunes. Les jumeaux ont compris et sans plus attendre se lèvent et se mettent en marche.


- Tu as vu, ils ont compris tout de suite, dit Kévin.


- Oui, dit Morgane : on attirera moins l'attention comme ça.


Deux minutes plus tard les quatre enfants sont réunis hors de la vue des baigneurs.


- On y va tout de suite pendant qu'il n'y a personne, dit Morgane. On se racontera à la maison.


- Le jardin, pas la piscine, dit Lou.

Aucun commentaire: