

- On peut jouer avec vous ?
Le soleil du matin caresse les dunes, la grève, les vaguelettes qui viennent y mourir, avant d'illuminer, quelques centaines de mètres plus loin à l'Ouest, les bâtiments du Cap d'Agde. Il n'y a pas encore grand monde sur cette partie de la plage, à mi-chemin entre campings textile et naturiste où, dans l'eau jusqu'aux genoux, Morgane et Kévin sont en train de jouer au frisbee.
Ils sont arrivés hier soir à Marseillan, chez la grand-mère de Morgane qui les attendait pour dîner. Trop tard pour aller à la plage. Juste un moment, au plus près, là, en face du village, à la rigueur ils auraient pu mais ce n'était pas de ça qu'ils avaient envie. Ce n'était pas "leur" plage, cet espace de jeu quasi illimité où ils s'étaient rencontrés, au soleil, l'année dernière. Pour se rafraîchir ils se sont donc contentés de la petite piscine hors-sol installée dans le jardin.
- On ira de bonne heure demain matin ? a demandé Morgane.
- Laisse nous respirer ! a répondu son père. Nous sommes là pour trois semaines, on a le temps ! La plage, pour ton petit frère, ce n'est pas vraiment l'idéal et moi j'ai envie de passer un peu de temps avec lui, ta mère et ta grand-mère.
- On pourrait peut-être y aller tout seuls, Morgane et moi, a proposé Kévin. Le trajet, en marchant au bord des vagues, on le faisait déjà tout seuls des fois, l'an dernier. Pourtant on n'avait même pas dix ans. Et après on s'arrête là où on allait et on joue tout le temps dans l'eau. On risque rien ! Et vous nous rejoignez quand vous voulez.
Le Comte a interrogé sa femme du regard.
- Bon, d'accord, a-t-elle dit. Mais vous ne restez pas trop longtemps sans vous remettre de la crème solaire. Oui, je sais, vous êtes déjà bien bronzés et vous jouez dans l'eau, mais ça ne suffit pas. Et quand ça commence à taper trop fort, si nous ne vous avons pas rejoints vous revenez quand même. Promis ?
- Promis ! ont répondu Morgane et Kévin avec un ensemble parfait.
- J'aime mieux que vous ayez fixé la règle tout de suite, a dit la grand mère. Comme ça je suis au courant moi aussi. Tels que je les connais, demain matin ils sont capables de filer sans rien dire à personne pendant que nous serons occupés avec le bébé.
Et c'est bien ce qu'ils ont fait ! Laissant les adultes bavarder jusque tard dans la nuit, ils sont allés se coucher de bonne heure et dans leurs lits jumeaux, se tenant la main par-dessus la ruelle, ils se sont endormis rapidement. Tôt réveillés, ils se sont levés sans faire de bruit, ont constaté que tout le monde dormait encore et ont décidé de partir sans plus attendre. Pendant que Kévin mettait dans un couffin deux serviettes, de la crème solaire, une bouteille d'eau, un paquet de biscuits et un frisbee, Morgane a brossé ses cheveux, attaché sa queue de cheval avec un chouchou et noué sur sa nuque le paréo dans lequel elle s'enveloppait. Kévin a enfilé son bermuda aux couleurs du LOSC et ils sont partis, main dans la main dans la fraîcheur du matin d'été.
Dix minutes plus tard ils abandonnaient sur le sable sec couffin, serviettes, paréo et bermuda pour aller se rouler dans l'eau fraîche. Puis, décidés à tenir leur promesse, ils se sont séchés et enduits de crème et ils ont avalé un peu d'eau et quelques biscuits avant de commencer une partie de frisbee.
- On peut jouer avec vous ?
Dans une détente digne d'un gardien de but Kévin arrête le disque que Morgane vient de lancer et se tourne dans la direction d'où vient la voix. Ou plutôt les voix, car il en a entendu deux parlant à l'unisson. Et là, à une dizaine de mètres en direction du large, ils sont bien deux se tenant par la main, qui avec lui et Morgane forment un triangle équilatéral parfait. Deux enfants, comme eux dans l'eau seulement jusqu'aux genoux car ici la pente est très faible, apparemment à peu près de la même taille qu'eux et comme eux garçon et fille. Visiblement, ils viennent de sortir de l'eau, car elle ruisselle encore de leur chevelure que tous deux portent assez longue et sur leur peau couleur café. Mais, tout à leur jeu, Morgane et Kévin ne les ont pas vus arriver.
- Bien sûr ! répond Kévin en lançant le frisbee dans leur direction.
C'est la fille qui l'attrape et aussitôt le relance à Morgane. Tandis que le disque décrit une courbe superbe avant d'atteindre sa destinataire, elle et le garçon s'écartent de façon à transformer le triangle en carré. Et pendant quelques minutes ils continuent la partie à quatre sans plus parler, chacun s'appliquant, lorsqu'il a attrapé l'engin, à le relancer le plus rapidement possible. À ce jeu, les nouveaux venus s'avèrent vite particulièrement efficaces.
- Vous êtes drôlement bons ! dit enfin Morgane. Vous jouez souvent ?
- Nous on aime bien mais on n'avait pas joué depuis l'année dernière, commente Kévin. Il faut de la place pour que ce soit marrant.
- C'est la première fois, dit la fille.
- Nous avons appris en vous regardant, dit le garçon. C'est facile à comprendre.
- C'est vrai, admet Morgane, mais quand même, vous êtes doués. Moi, au début, quand je lançais, je savais pas trop où ça allait partir.
- Ah bon ! s'étonne Kévin. Moi qui croyais que tu le faisais exprès pour me faire courir !
Et tous les quatre éclatent de rire.
- J'ai envie qu'on se parle un peu et j'arrive pas à bien jouer en même temps, reprend Morgane. On s'arrête un moment ?
- Nous pourrions aller nager, propose le garçon inconnu. Un peu plus loin, après le banc de sable, c'est plus profond, on peut. Nous parlerons avec vous là-bas.
Et reprenant la main de sa compagne, il l'entraîne vers le large. Kévin lance vers la plage le frisbee qui va docilement se poser à côté de leurs affaires et prend la main que lui tend Morgane pour les suivre.
- Ils sont sympas ! lui souffle-t-il.
- Ils sont beaux ! répond-elle.
- J'osais pas le dire parce que j'avais peur que tu sois jalouse.
Morgane s'arrête pour le regarder en souriant :
- Tu plaisantes ?
- Bien sûr !
Et il porte à ses lèvres la main qu'il tient.
- Tu as vu leurs yeux ? reprend Morgane.
- Oui. Des yeux verts comme ça à des blacks, j'avais jamais vu ! Même à des Gaulois d'ailleurs. Impressionnant.
- Et tu as remarqué comment ils parlent ?
- Oui : ils ont l'air de bien parler français, mais en s'appliquant. Ils doivent être étrangers : il y en a beaucoup en vacances ici.
Devant eux, leurs nouveaux amis se sont retournés pour les attendre.
- Vous venez, les amoureux ? dit la fillette en leur souriant.
Kévin et Morgane ne sont pas surpris : même leurs parents les appellent souvent comme ça. Mais Kévin précise tout de même, comme pour s'excuser :
- On est jumeaux !
- Jumeaux mais pas frère et sœur, rectifie Morgane.
Pour l'effet recherché, c'est raté : les autres non plus n'ont pas eu l'air surpris.
- Nous c'est jumeaux frère et sœur, dit simplement le garçon. Elle c'est … et moi c'est …
Des noms brefs, sans doute, mais que ni Morgane ni Kévin n'ont captés, car en même temps qu'il parlait, le garçon a fait en courant dans l'eau quelques pas dont le bruit a couvert sa voix, avant de plonger.
- Rou et Lou. Lui Rou et moi Lou, répète sa sœur avant de l'imiter.
- Drôles de noms, remarque Kévin. On y va ?
Ils n'ont encore de l'eau que jusqu'à la poitrine, mais à quelques mètres d'eux ils aperçoivent Lou et Rou qui nagent comme des poissons dans une eau un peu plus profonde. Ils plongent à leur tour. C'est un peu comme à la piscine de la Sablière, avant-hier encore. Un petit tour pour se retrouver face à face et se faire un bisou, puis ressortir la tête en riant pour respirer. Et pendant que personne ne les regarde, puisque pour l'instant Lou et Rou continuent à nager sous l'eau, pourquoi pas encore un petit bisou ? Ils sont si heureux ! Pendant un petit moment ils restent là, face à face, se tenant par les deux mains à se regarder dans les yeux en se souriant. Plus heureux, on ne doit pas pouvoir.
Mais c'est drôle : Lou et Rou ne ressortent pas ! Ils continuent à nager. Comme des poissons, c'est bien le cas de le dire.
- Dis donc, en apnée ils sont champions ! s'exclame Kévin. Tu les as vus sortir, toi ?
- Ben non ! On y retourne ?
Morgane et Kévin plongent à nouveau. Sous l'eau, sans lunettes on n'y voit pas très bien mais quand même, il leur semble que, revenant vers eux en nageant côte à côte, Lou et Rou leur sourient. Et c'est seulement quand ils ressortent, à bout de souffle, que les jumeaux couleur café se décident enfin à émerger aussi, mais toujours souriants et pas le moins du monde essoufflés.
- Comment vous faites ça ? questionne Kévin. C'est pas possible, vous avez des branchies !
- Oui, répond Rou simplement.
- En réalité, ça ne ressemble pas aux branchies des poissons, précise Lou, mais ça fonctionne de la même façon.
- Une surface assez importante de contact avec l'eau et qui absorbe l'oxygène qu'elle contient, complète Rou. Chez nous ce sont la peau et surtout les cheveux qui jouent ce rôle : les cheveux, on ne croirait pas mais cela fait une très grande surface de contact. Mais nous avons aussi une respiration pulmonaire, bien sûr.
- En fait nous sommes parfaitement amphibies, conclut Lou.
- Amphibies … comme les grenouilles ? Ouah, le pot ! s'exclame Kévin sans réfléchir.
- Attendez ! Des humains amphibies, ça n'existe pas ! objecte Morgane en portant la main à son front. Qu'est-ce que vous êtes en train de nous dire ?
- Le pot ? répète Rou.
- Le pot ! La chance ! Je veux dire que vous avez de la chance, traduit Kévin. Moi j'aimerais bien être amphibie. Mais c'est vrai ça, Morgane a raison, qu'est-ce que ça veut dire ?
Lou et Rou se consultent du regard.
- Ma sœur et moi nous croyons que vous commencez à comprendre, reprend Rou. Et puisque vous ne paraissez pas effrayés, nous croyons que nous pouvons vous expliquer. Ça va ?
- Vous posez des questions et nous répondons ? propose Lou. Ou si vous préférez nous racontons.
- Si vous respirez dans l'eau avec vos cheveux, c'est sûrement que vous venez d'une autre planète, ça c'est évident, confirme Morgane. Mais les questions … Il y en a tant … Il nous faut le temps de réaliser …
- Effrayés, pourquoi ? s'interroge Kévin. Ça fait déjà un bon moment qu'on joue ensemble, si vous vouliez nous faire du mal, ce serait déjà fait !
- C'est vrai, dit Morgane. N'empêche que la peur, ça ne se commande pas. Mais, c'est un fait qu'on n'a pas peur de vous.
- Pour les questions … Si vous n'êtes pas des enfants humains comme nous, qui êtes-vous et qu'est-ce que vous venez faire sur la terre ? résume Kévin.
- Toi, tu vas directement à l'essentiel ! sourit Rou. Mais qui nous sommes, à part le fait que nous sommes presque comme vous, comme vous voyez, on ne peut pas répondre en deux mots à cette question. Est-ce que vous pourriez ? Je crois que cela viendra après. C'est plus facile de dire d'abord ce que nous venons faire sur la terre. En résumé, nous savons que vous avez des difficultés à cause du gaz que vous appelez CO2. Sur notre planète nous avons eu aussi des difficultés il y a longtemps et nous venons vous dire comment nous avons fait.
- Nous avons décidé cela pour avoir une raison sérieuse et ce n'est pas un mensonge, précise Lou. Mais en fait, mon frère et moi nous avions surtout une grande envie de faire votre connaissance.
- Attendez, dit Morgane. Vous nous aviez déjà vus avant ce matin ?... Dites, on pourrait aller s'asseoir sur la plage ? Parce que ça fait déjà beaucoup. Il nous faut un peu de temps pour digérer !
- Digérer ? Vous ne digérez pas bien votre alimentation ? s'étonne Rou.
Kévin rit.
- Non, c'est une manière de parler. Morgane veut dire … Comment tu expliquerais ça, toi ?
- C'est vrai ! Vous avez l'air de bien connaître notre langue mais il y a des façons de parler qui vous échappent, dit Morgane, pour se donner le temps de réfléchir. Digérer … Pourquoi on dit ça ? Je ne m'étais jamais posé cette question … Quelquefois notre estomac a du mal à digérer ce qu'on a mangé et là c'est notre cerveau qui a du mal à … traiter les informations que vous nous donnez. C'est un peu la même chose et c'est pour ça qu'on emploie le même mot.
- Ouaouh ! s'exclame Kévin, admiratif. C'est ça ! Je crois que la maîtresse appelle ça une image, mais tu expliques mieux qu'elle ! Je ne savais pas que tu étais capable de parler comme ça !
- Quelquefois, Rou m'étonne aussi, dit Lou. Nous nous ressemblons beaucoup, vous et nous. C'est pour ça aussi que nous désirions vous rencontrer. Allons nous asseoir, si c'est mieux pour vous. C'est seulement mieux pour nous si nous restons au bord de l'eau.
Le retour vers la plage se fait en silence. Morgane a pris la main de Kévin et Lou celle de Rou, et tout le monde réfléchit intensément. Comme souvent ici, la brise du matin ride à peine la surface de la mer et ce ne sont que des vaguelettes qui viennent mourir sur la grève.
- Ici ? propose Morgane quand l'eau ne leur arrive plus qu'aux chevilles.
- Ici c'est bien, répond Rou en s'agenouillant pour s'asseoir sur ses talons.
- J'ai réfléchi, annonce Kévin en l'imitant, et je trouve ça bizarre. Si les gens de votre planète veulent expliquer à ceux de la terre comment régler le problème du CO2, pourquoi c'est avec nous qu'ils établissent le contact et pas avec des scientifiques ? Nous, on n'est que des enfants, le problème du CO2, on en a entendu parler mais on n'y comprend pas grand-chose. Et pourquoi c'est vous qu'ils envoient ? Vous comprenez bien, vous ? Au fait, est-ce que vous êtes vraiment des enfants de notre âge ?
- Exactement de votre âge, répond Lou, qui s'est assise de côté, dans la pose de la Petite Sirène de Copenhague. Nous sommes nés exactement le même jour que vous selon votre calendrier, et c'est même un morceau de la réponse à l'autre question.
- Mais comment vous savez ça ? s'étonne Morgane, qui s'est installée à plat ventre.
- Nous expliquerons cela dans un moment, répond Rou. D'abord je réponds à la première question de Kévin. Les gens de notre planète observent la vôtre depuis longtemps parce que nos deux planètes se ressemblent beaucoup, comme nous avons déjà dit, et leurs habitants aussi, comme vous voyez. Mais pour établir le contact il y avait plusieurs grandes difficultés. Nous profitons d'un concours de circonstances exceptionnel.
- Tu peux traduire ? demande Kévin.
- Traduire ? Pour vous parler nous traduisons les mots que nos parents emploient dans notre langue. Je crois qu'ils veulent dire que plusieurs parmi les grandes difficultés pour le contact n'existent pas avec vous et nous parce que nous avons plusieurs choses semblables en plus, répond Lou. C'est pour cela qu'ils ont pensé que nous pourrions venir vous parler même si nous comprenons votre problème seulement un peu..
- Mais comment vous savez ça ? s'étonne à nouveau Morgane.
- Nous pouvons raconter seulement cela pour commencer ? demande Lou à son frère.
- Oui nous pouvons, reprend-il. Depuis avant notre naissance, nos parents sont dans un vaisseau spatial, ce que vous appelez une soucoupe volante, je crois, pour observer votre planète. Il faut plusieurs années pour le voyage depuis notre planète, même si nos vaisseaux vont beaucoup plus vite que les vôtres. Lou et moi, nous sommes nés dans le vaisseau. Nos scientifiques et nos techniciens ont mis au point des moyens très efficaces pour capter et analyser toutes les ondes qui servent à vos communications. Cela leur a permis de savoir à peu près tout de vous, les habitants de la terre, sans avoir besoin d'établir un contact direct. Mais nos appareils enregistrent aussi les anomalies qui se produisent quelquefois dans le champ magnétique de votre planète. Et il y a à peu près un an, ils ont enregistré une perturbation instantanée de l'espace-temps qui s'est produite ici. Vous comprenez de quoi il s'agit ?
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