lundi 30 novembre 2009

Puzzle (3ème partie I - 2)

Seule dans son lit, au moment de s’endormir, Fabienne ne pouvait s’empêcher de penser à Clément et d’espérer qu’il allait l’appeler. Les vacances finies, il avait sans doute repris son travail, mais que faisait-il de son temps libre ? Pensait-il à elle ? Pourquoi ne donnait-il pas signe de vie ? Ne fût-ce qu’un SMS ! Il avait pourtant bien eu l’air d’en avoir l’intention quand ils s’étaient quittés au matin d’une nuit dont elle se souvenait, quant à elle, avec émotion.

Ces pensées l’occupèrent d’une façon qu’elle-même jugeait excessive lorsque, le second week-end de septembre venu, elle se retrouva seule chez elle. Elle avait essayé de prendre un livre et, le temps s’y prêtant encore, de se plonger dans sa lecture nue au soleil dans son jardin. Mais elle ne parvenait pas à y fixer son attention. Que faisait Clément. Avait-il oublié qu’elle était libre ces deux jours ? S’il avait décidé de ne plus la revoir, la qualité des rapports qu’ils avaient eus n’aurait-elle pas dû lui inspirer, du moins, d’avoir la courtoisie de le lui dire ?

- Et moi qui me mettais au naturisme à cause de lui !

Dans un mouvement de mauvaise humeur, elle rentra dans la maison pour prendre un maillot, commença à l’enfiler puis se ravisa. Mettre un maillot ou pas alors qu’elle était seule, il n’y avait pas de raison qu’elle en prît la décision par rapport à lui ! La vraie question était seulement de savoir ce qu’elle préférait, elle, pour lire au soleil et se tremper de temps à autre. Elle s’efforça de se poser honnêtement la question, emporta son maillot dans le jardin et ne le mit pas.

En fait ce silence tout de même discourtois, ça ne lui ressemblait pas, à Clément. Ou alors elle s’était lourdement trompée à son sujet. Il est vrai que ce qu’ils avaient vécu ensemble dans un contexte de vacances azuréennes, de kilomètres parcourus en moto, d’expérience naturiste complètement nouvelle pour elle, c’était une sorte de parenthèse, étrangère, en dépit de leur dernière nuit ici, à leur vie lyonnaise ordinaire. Elle avait pu s’y tromper. Lui aussi. Il avait pu en prendre conscience avant elle. Mais il aurait quand même dû le lui dire. Non. Il y avait peut-être une autre raison. Quelque chose avait dû l’en empêcher. Et elle se prenait à craindre qu’il ait eu un accident et à se reprocher de lui avoir fait grief d’un silence peut-être forcé.

Et si tout bêtement il avait égaré son numéro de téléphone ? Il connaissait certes le chemin de sa maison mais pouvait hésiter à s’y présenter sans s’être annoncé. Après tout, elle non plus ne lui avait pas donné signe de vie. Il fallait être cohérente : pourquoi, alors qu’elle avait décidé de vivre « comme un mec », continuait-elle à considérer spontanément que c’était obligatoirement à l’homme de faire le premier pas ?

L’appeler ? Il pouvait être maladroit de lui imposer ainsi une conversation à un moment qui peut-être ne lui conviendrait pas. Elle s’avoua que ce scrupule cachait en réalité la crainte d’une réponse décevante, voire humiliante. Un SMS : c’était la solution. Un SMS très neutre, qui permettrait de renouer le dialogue et auquel au pire il ne répondrait pas.

Elle prit son téléphone et tapa simplement : « Bonjour ! Quoi de neuf ? ». Inutile de rappeler son numéro : il s’afficherait automatiquement. Il n’y avait plus qu’à attendre.

***

Quand le signal de son portable retentit dans sa chambre, Clément était dans la cuisine en train de préparer le déjeuner, de sorte qu’il ne l’entendit pas. Ce n’est que dans l’après-midi qu’il découvrit le message. Il avait profité de cette journée de soleil qui risquait d’être une des dernières de la saison pour emmener les petits à Miribel, sur la portion de plage où le naturisme était toléré, et il s’attendrissait à les voir jouer comme si leur mère avait été près d’eux. C’est en prenant son téléphone pour les photographier qu’il y trouva l’indication du SMS reçu. Il comprit l’appel, en ressentit la timidité et se reprocha de n’avoir pas pris les devants.

Il serait excessif de dire qu’il avait oublié Fabienne. Mais depuis la lettre de Mélanie, son existence avait à ce point été bouleversée que ce qui s’était passé auparavant lui paraissait lointain, comme appartenant à une autre vie. Quand il lui arrivait de se souvenir de Fabienne, c’était comme d’une fille sympathique, une sorte de camarade avec qui il s’entendait bien aussi au lit, mais à qui il n’avait aucune place à offrir auprès de lui. Son message l’obligeait à réaliser qu’elle avait pu croire le contraire il n’y avait guère que cinq semaines et qu’elle ignorait tout de ce qui s’était passé depuis.

Il lui devait donc une explication. Mais comment faire ? Pour éviter tout malentendu, toute réaction émotionnelle rendant l’explication impossible aussi, le mieux était certainement de lui écrire. Mais s’il connaissait le chemin de sa maison à Caluire, il ignorait son nom de famille et son adresse postale. Et il ne pouvait pas expédier la chose par un SMS. En revanche ce qu’il pouvait faire par SMS … Il sélectionna l’option « répondre » et tapa : « Excuse-moi. Si tu peux me donner ton adresse, poste ou net, je t’expliquerai. »

Fabienne attendait une réponse, elle lut donc celle-ci immédiatement et répondit en envoyant son adresse électronique, sans autre commentaire. Le message de Clément était aussi neutre que le sien. Il prouvait au moins que son auteur était vivant et en état de répondre, quant à l’explication qu’il annonçait, elle semblait supposer l’existence d’un problème mais qui pouvait être n’importe quoi. À nouveau donc, il n’y avait plus qu’à attendre en essayant de penser à autre chose.

De son côté, Clément entendit cette fois le signal et répondit immédiatement : « Bien reçu, merci, je t’écrirai ce soir. »

***

Les enfants étaient couchés. Clément s’installa devant son ordinateur. Depuis l’après-midi il retournait des phrases dans sa tête. Il allait informer Fabienne de la situation aussi objectivement que possible. Elle en tirerait les conséquences. Mais il sentait bien qu’il fallait, pour qu’il raisonnât ainsi, qu’elle lui fût devenue à peu près totalement indifférente et il se le reprochait : elle n’avait pas mérité ça. Elle avait dû espérer autre chose, il l’y avait encouragée, lui aussi l’avait envisagé sincèrement. Mais quoi, ce n’avait été qu’un brève aventure et si elle en souffrait un peu, ce serait sans commune mesure avec ce que lui venait de subir. En définitive, ce qui le gênait n’était pas tant qu’elle pût souffrir que d’en être tenu pour responsable. Il ne pouvait pas se contenter de l’informer sèchement : il fallait qu’elle le comprît, qu’elle l’excusât et pour l’obtenir, il ne pouvait faire l’économie d’une sincérité totale.

Il écrivit : « Chère Fabienne, » puis corrigea en : « Ma chère Fabienne » qui lui sembla moins froid. Finalement, après bien des corrections, il envoya ce texte :

Ma chère Fabienne,

L’explication de mon silence tient en quelques mots : Mélanie, la mère de mes enfants, a été emportée il y a trois semaines par une tumeur au cerveau.

Elle m’a demandé avant de mourir de prendre sa place auprès de nos enfants, dans l’appartement qu’elle leur laisse en héritage, pour que leur vie sans elle soit le moins possible différente de ce qu’elle était avec elle.

Tu peux comprendre que ces événements ne m’ont pas laissé le loisir de penser à autre chose. Une vie à réorganiser. Dans cette vie nouvelle, la nécessité de leur donner tout le temps que me laisse mon travail. Ma mère m’a aidé quelques jours, puis nous avons trouvé une jeune femme pour les prendre à la sortie de l’école et attendre auprès d’eux que je rentre, s’occuper d’eux aussi le mercredi. Mais je leur dois tout mon temps libre. Et pas seulement mon temps.

Notre relation, à toi et moi, a été belle : je te dois donc une totale sincérité. La mort de Mélanie m’a bouleversé. Elle a réveillé, révélé l’amour que j’avais eu pour elle. Elle m’a mis, vis-à-vis des petits, face à une responsabilité dans laquelle je trouve actuellement un bonheur d’autant plus total qu’ y entre aussi le sentiment d’avoir ainsi renoué avec cet amour.

J’aimerais que tu ne m’en veuilles pas. Le souvenir de ce qui a été et de ce qui aurait pu être entre nous restera pour moi une belle chose. J’espère qu’il en sera de même pour toi.

Clément.

Il était minuit passé quand il l’envoya. Il alla se coucher en passant par la chambre des enfants sagement endormis et ne fut pas long non plus à trouver le sommeil.

***

Fabienne avait passé la soirée en activités diverses sur son ordinateur, guettant le signal qui lui annoncerait la lettre attendue. Elle put donc la lire immédiatement. Il lui fallut en revanche un peu de temps, le premier choc passé, pour en percevoir clairement le contenu.

Elle ne connaissait pas Mélanie. Mais c’était une jeune femme de son âge à peu près, elle avait passé une demi-journée avec ses enfants, à travers ce que Clément lui avait raconté de sa vie, elle l’avait imaginée passionnée, intransigeante, tellement vivante ! Sa mort brutale était quelque chose d’inimaginable, d’inacceptable.

Et Clément... Si elle-même, n’ayant jamais vu Mélanie, ressentait aussi fortement ce drame, comment ne pas imaginer que Clément en fût bouleversé. Tous deux avaient évoqué leurs sentiments à l’égard de leurs « ex » comme des amours anciennes et désormais éteintes, mais elle devait bien s’avouer que son mari, à qui elle en avait tant voulu de l’avoir quittée pour une autre, qu’elle pensait n’aimer plus puisqu’elle lui en voulait moins, ne lui était pas réellement devenu indifférent. Elle ne pouvait imaginer sans émotion qu’il mourût peut-être demain.

Encore la disparition du père de ses enfants n’eût-elle pas profondément modifié sa vie. Elle y aurait seulement perdu, en pratique, ces espaces de liberté que lui laissaient les séjours des enfants chez lui. Celle de Clément, outre qu’à l’évidence il n’avait jamais cessé de vénérer la mère des siens, ce qui sans doute rendait le deuil plus difficile, se trouvait tout à coup entièrement bouleversée. Il avait vécu entièrement libre et il ne l’était plus du tout.

C’était ce qu’il lui fallait bien se mettre dans la tête. Clément n’était effectivement plus disponible du tout pour elle et peu importait qu’il l’eût voulu ou non.

Cela lui importait pourtant, à elle. Car il lui fallait bien l’admettre, elle n’était pas prête à s’y résigner.

J’aimerais que tu ne m’en veuilles pas. Il n’était évidemment pas question de lui en vouloir dans ces circonstances. Le souvenir de ce qui a été et de ce qui aurait pu être entre nous restera pour moi une belle chose. J’espère qu’il en sera de même pour toi. Elle ne parvenait pas à se résigner comme lui à ce que ce ne fût plus qu’un souvenir, à ce que « ce qui aurait pu être » ne soit jamais. Si lui aussi pensait que quelque chose aurait pu être, elle pouvait comprendre que, dans sa situation, il y ait renoncé, admettre qu’il montrait à le lui dire quelque délicatesse, puisque pour le présent il n’avait rien à lui offrir. Mais elle pouvait encore, elle, chercher un moyen pour qu’entre eux subsistât autre chose qu’un souvenir.

Il ne fallait pas lui parler d’amour. Ce mot-là, il ne l’avait jamais employé avec elle qu’en parlant de Mélanie, elle ne l’avait non plus ni employé ni attendu de lui. Mais justement le laissant à Mélanie, à qui elle ne pouvait actuellement se mesurer, elle pouvait peut-être offrir autre chose.

S’ils avaient partagé l’envie de prolonger une relation commencée sous le seul signe du sexe, c’est qu’ils avaient ressenti entre eux quelque chose qu’elle définissait pour elle-même comme étant de l’ordre de l’amitié. Savoir si l’on pouvait écrire une équation du genre sexe + amitié = amour, c’était un thème de débats à perte de vue qu’elle n’avait jamais éprouvé le besoin de trancher. Quoi qu’il en soit, Clément n’était de toute évidence pas disponible actuellement pour le sexe, elle l’admettait et n’en refusait pas moins que cela marquât la fin de toute relation entre eux. C’est donc qu’il restait ce quelque chose « de l’ordre de l’amitié » et cela, elle pouvait encore le lui proposer.

Elle repoussa la tentation de lui répondre immédiatement. Dans les dispositions où il était, il fallait, pour être crédible dans ce registre, montrer plus de sérénité en prenant un temps plus raisonnable. Elle en avait besoin du reste pour être effectivement plus lucide et plus maîtresse de ses émotions. Elle se coucha, mit assez longtemps à trouver le sommeil, ne pouvant s’empêcher de tourner des phrases dans sa tête mais s’endormit enfin et ne se réveilla qu’assez tard dans la matinée. Elle s’imposa alors de prendre calmement son petit-déjeuner, puis de faire sa toilette du matin en appliquant son esprit aux gestes ordinaires. Puis elle s’assit devant son ordinateur, ouvrit sa messagerie, relut posément le message de Clément et cliqua sur « répondre ».

Ce qu’elle allait écrire s’ordonna alors tout naturellement.

Bien cher Clément,

Ai-je besoin de te dire combien je suis bouleversée ?

Permets-moi de t’épargner les banalités d’usage. Je mesure ta peine et je comprends ta situation.

Mais que tu évoques « le souvenir de qui a été et de ce qui aurait pu être entre nous » m’autorise, je crois à te dire ceci.

Notre rencontre s’est faite sous le signe de ce que chantait Jacques Brel : « il fallait bien passer le temps, il faut bien que le corps exulte ». Elle restera pour moi à ce titre un joli souvenir et je comprends qu’après ce bouleversement de ta vie elle ne puisse plus être rien d’autre. Mais à cause de tout ce que tu m’as raconté, de ce que tu m’as fait découvrir, de tes parents et de tes enfants que j’ai rencontrés, elle a donné naissance pour moi à un sentiment d’amitié pour la famille que vous formez. Un sentiment que votre deuil ne fait que renforcer.

Il me suffit de voir mes enfants pour penser aux tiens dont j’imagine la douleur. Je comprends qu’il te reste bien peu de temps disponible, mais si tu en trouvais un peu pour m’écrire encore, j’aimerais que tu me parles un peu d’eux, de la façon dont vous gérez ensemble cette nécessité de continuer à vivre. D’expérience, je crois que dire les choses aide souvent à les vivre et j’aimerais, si tu le veux bien, pouvoir t’apporter cette écoute qui te donnerait occasion de les dire.

Me permets-tu de signer votre amie ?

Fabienne.

Elle relut son message d’un œil qu’elle voulait critique. Il devait pouvoir atteindre son objectif : ouvrir entre Clément et elle un canal de communication qu’il puisse accepter sans trahir cet amour pour Mélanie que sa mort brutale avait réveillé. Pour autant, il n’y avait pas là un machiavélisme qui lui aurait inspiré quelques scrupules : à la lettre, ce qu’elle avait écrit était actuellement vrai. L’avenir serait ce qu’il serait et si cette offre sincère d’amitié avait en outre l’avantage de lui laisser une chance, elle n’avait pas de raison de se le reprocher.

Elle cliqua sur « Envoyer ».

***

Ainsi commença une correspondance par e-mails à travers laquelle, sans jamais se rencontrer, Fabienne et Clément se dirent, morceaux par morceaux, quantité de choses sur ce qu’était leur vie.

Répondant à la question de Fabienne, Clément parla de sa vie quotidienne avec ses enfants, de leur façon de n’évoquer presque jamais leur mère si ce n’est pour le guider dans son effort pour ne rien changer à leurs habitudes, comme ils auraient fait si elle s’était absentée pour quelque temps et qu’elle allât revenir bientôt. Il admirait leur sérénité apparente sans parvenir à démêler si elle était surtout faite de pudeur ou si elle naissait d’une force profonde que Mélanie avait implantée en eux et qui lui survivait. À Fabienne, qui restait marquée par son éducation chrétienne, il disait que c’était pour lui la vraie façon de vivre au-delà de la mort. Mélanie était vivante en eux, ils le sentaient même s’ils n’auraient pas su le dire et c’est ce qui faisait qu’elle paraissait à peine leur manquer. Et lui-même, dans son application à tenir auprès d’eux sa place, à elle, plutôt que celle qu’il n’avait pas occupée jusque là, il avait l’impression qu’elle le guidait de l’intérieur.

En le lisant, Fabienne prenait conscience de qu’avait de dérisoire le souvenir d’une soixantaine d’heures passées ensemble face à cette possession. Elle se disait qu’il ne fallait décidément plus attendre de leur relation autre chose que cette amitié qu’elle lui avait proposée. Et en même temps elle s’attachait de plus en plus à cet homme qui savait si bien aimer. À lui, mais aussi, à travers lui, à ses enfants. Elle pensait aux siens. Elle se demandait si, venant à mourir tout à coup, elle laisserait en eux une force semblable.

Elle le disait à Clément. Elle lui racontait leur vie familiale, à eux. Une vie bourgeoise sans histoire dans les premières années. Charles, son mari, jeune cadre d’une firme pharmaceutique dont il possédait en outre une quantité significative d’actions, plus âgé qu’elle de huit ans, propriétaire de la villa de Caluire, époux et père modèle jusqu’au jour où … Son catholicisme traditionaliste ne l’avait pas empêché de faire un enfant à une jeune stagiaire et de divorcer pour assurer un cadre familial légitime à l’enfant et à sa mère. Elle avait accepté le divorce pour limiter les dégâts dans la vie des siens. Dans le même esprit, il leur avait laissé la jouissance de la villa, sa valeur locative tenant lieu de pension alimentaire, et s’était installé à Saint-Cyr-au-Mont d’Or avec sa nouvelle épouse. Du coup, si elle avait la garde principale des enfants, ils passaient tout de même un week-end sur deux et la moitié des vacances dans une autre famille. Alors que les enfants de Clément avaient grandi dans un cadre d’autant plus homogène qu’il se distinguait systématiquement des usages ordinaires, alors que Clément mettait tout son effort à le préserver pour eux, ceux de Fabienne avaient deux cadres de vie, de plus en plus divergents. Car tandis qu’elle remettait de plus en plus en cause les principes catholiques dans lesquels elle avait été élevée, son ex-mari et sa nouvelle femme - était-ce par besoin de compenser leur situation irrégulière au regard de ces mêmes principes ? – semblaient s’y attacher de plus en plus aveuglément.

Elle lui racontait par exemple cette anecdote qu’elle tenait d’Anaïs, à propos de la culotte de sa petite demi-sœur. Certes, les enfants semblaient avoir bien intégré l’idée que les règles pouvaient être différentes de l’un à l’autre de leurs deux foyers. Mais elle craignait tout de même qu’ils n’aient parfois du mal à s’y retrouver.

À un âge où on les reçoit comme fondées sur l’autorité naturelle des adultes et donc applicables dans son domaine sans y chercher de rationalité, de la même façon qu’on accepte qu’elles soient contradictoires d’un jeu à l’autre on peut aussi accepter sans plus de difficulté qu’elles le soient d’un espace familial à l’autre. C’était évidemment encore le cas pour Anaïs.

Bruce en revanche, avec ses quatre ans de plus, avait besoin qu’elles se réfèrent à une vérité supérieure et infaillible, fondée soit sur la raison soit sur la volonté révélée de Dieu. Que des raisonnements qu’il n’était pas capable de prendre en défaut puissent, selon qu’ils étaient exposés par son père ou par sa mère, conduire à des conclusions différentes, que se référant l’un et l’autre à Dieu, connu par la révélation biblique et le magistère de l’Église catholique, ils puissent définir différemment les exigences de Sa volonté, cela était manifestement pour lui source de trouble.

Or il était clair que son père n’était pas prêt à renoncer à sa fidélité rigoureuse aux enseignements traditionnels de l’Église. Il avouait que son divorce y faisait exception mais il lui en donnait une explication que sa mère du reste ne contredisait pas. Ariane et lui avaient commis une faute et n’avaient pas trouvé dans ces enseignements une façon acceptable de la réparer. Seule la solution qu’ils avaient choisie lui permettait d’assumer convenablement son rôle de père auprès de ses trois enfants et il s’était donc résolu à faire cette exception dans son obéissance à l’Église. Fabienne, exposant à Clément cette justification, relevait avec malice que pour être tout à fait cohérent il aurait dû, épousant civilement Ariane, s’abstenir néanmoins avec elle de relations que l’Église considérait comme adultérines, ce qui ne devait pas être le cas puisqu’Ariane était à nouveau enceinte. Bruce ne pourrait pas manquer un jour où l’autre de relever cette autre défaut dans l’infaillibilité paternelle.

Elle, de son côté, tenait pour une lecture plus libre d’enseignements dans lesquels elle voyait, sur un fond de doctrine constitutif d’une foi en Dieu et en l’amour prêché par Jésus, beaucoup d’essais d’application pratique à des conditions sociologiques et historiques dont l’Église peinait à suivre l’évolution. Elle n’était pas prête non plus à renoncer à cette position de roseau capable, pensait-elle, d’assurer chez ses enfants la persistance d’une référence religieuse quand le chêne paternel serait déraciné. C’était du reste dans ce contexte que, impressionnée par ce qu’elle avait vu à la Sablière, elle avait pensé que le naturisme aurait pu être bon pour ses enfants et que,à défaut de mieux, elle avait du moins entrepris de les inciter à plus de liberté dans leur relation avec leur propre corps.

En attendant il était clair que Bruce vivait mal cette divergence. Si à cette entreprise la réaction d’Anaïs avait été franchement encourageante, il restait, lui, crispé sur sa pudeur qui, certes, n’était pas un mal en soi, mais dans laquelle elle s’inquiétait de détecter, parmi d’autres, le signe d’une rigidité peut-être héritée de son père.

Clément répondait qu’il n’y avait pas forcément lieu de s’inquiéter, qu’autant qu’il sache, et en tant qu’enseignante elle avait bien dû le remarquer aussi, on s’accrochait d’autant plus fort à ses convictions qu’on en était moins sûr Quant à la pudeur physique, lui-même, bien que l’attitude de ses parents ait été plutôt souple, en avait connu dès l’âge de neuf ou dix ans une poussée spectaculaire qui ne s’était guère apaisée qu’après ses premières aventures sexuelles.

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