mercredi 2 décembre 2009

Puzzle (3ème partie II - 1)

L’automne se passa ainsi dans des échanges épistolaires sur internet où se mêlaient réflexions sur l’éducation des enfants et anecdotes relatives à leur vie quotidienne. Fabienne y apprit entre autres comment Thibaud et Zoé avaient si bien fait accepter à Léa leur habitude de se déshabiller dès leur retour de l’école qu’elle avait autorisé son petit David à les imiter.

Quelle sorte de femme était Léa ? Vingt-quatre ans selon son numéro de Sécurité Sociale, mère célibataire, assez juive pour avoir fait circoncire son fils mais apparemment peu religieuse. Jolie ? Oui, plutôt jolie. En fait il la connaissait assez peu puisqu’elle partait chaque soir dès qu’il était rentré. Il l’avait engagée sur la recommandation de la directrice de l’école des enfants, dont elle était la belle-sœur, et ce qui lui importait surtout était qu’avec eux tout se passait à la perfection.

Un changement se produisit pourtant vers la mi-novembre. Un mardi soir au moment de reprendre sa voiture elle avait trouvé un pneu crevé. Elle avait demandé à Clément s’il pouvait garder un moment David chez lui pendant qu’elle changerait sa roue, mais de nuit et sous la pluie, il n’avait pas trouvé que ce fût raisonnable. Là-dessus, alors qu’il hésitait à appeler un taxi pour la reconduire chez elle ou à embarquer tout le monde dans sa propre voiture, sans oublier que le problème se poserait à nouveau à elle pour revenir le lendemain matin, Thibaud et Zoé avaient suggéré que le plus simple était qu’elle restât là ce soir. Il y avait un clic-clac dans le salon, les enfants avaient balayé les timides objections de Léa et cette solution avait donc été adoptée. Clément s’était occupé de la roue crevée le lendemain de sorte que la jeune femme pût rentrer chez elle le soir. Mais forts de cette expérience, les enfants avaient décrété que « Léa avait qu’à rester tous les mardis soirs » puisque le mercredi elle devait être là dès le matin. Clément n’avait pas trouvé l’idée mauvaise et, cette fois encore, Léa avait fait ce que les enfants voulaient.

Il n’y avait pas de raison que ce raisonnement ne s’appliquât pas aux autres jours de congés scolaires où elle aurait à les garder, à commencer par une bonne partie des vacances de Noël. Il était donc évident qu’à partir de là elle et Clément se connaîtraient mieux et Fabienne commença à se poser des questions sur ce qui pourrait en advenir.

C’est sans doute ce qui la décida à prendre une initiative hardie. Sur la base de leurs précédents échanges, elle risqua l’idée que peut-être ce serait bien si les enfants de Clément et les siens pouvaient faire connaissance. Que peut-être, s’il lui était présenté par un garçon presque de son âge avec qui il sympathiserait, le naturisme apparaîtrait moins diabolique à Bruce. Il ne s’agissait pas de l’y convertir mais, dans la mesure où elle tenait sa pudeur crispée pour quelque chose comme la partie émergée d’un iceberg d’intolérance, il lui semblait que s’il commençait par admettre la possibilité que, pour d’autres, la nudité soit une chose simplement naturelle ce pourrait être le début d’un dégel salutaire.

Peut-être un samedi ou un dimanche où Bruce et Anaïs ne seraient pas chez leur père Clément pourrait-il venir déjeuner chez elle avec ses enfants ? Cela ne devrait pas leur poser de problème puisqu’ils avaient déjà fait connaissance avec elle à la Sablière. Il pourrait leur dire qu’il n’était pas interdit d’en parler tandis que, de son côté, elle en informerait les siens à l’avance autant qu’elle les trouverait capables de l’entendre. Cela devrait suffire pour que Bruce ait envie de les questionner et il n’y aurait qu’à les laisser s’expliquer.

Clément mentionna donc à ses enfants cette invitation de « la dame qui était venue avec lui à la Sablière ». Il leur expliqua qu’il ne l’avait pas revue depuis mais qu’ils correspondaient sur internet, qu’elle avait un fils de dix ans et une fille de presque sept et qu’elle avait envie de les revoir tous les trois. Immédiatement soupçonneux, Thibaud demanda s’il avait l’intention de se marier avec elle et, la réponse négative de Clément lui ayant paru sincère, ni lui ni Zoé ne firent d’objection.

Rendez-vous fut donc pris pour le début janvier : si, comme elle l’espérait, Bruce commençait à mettre en question les principes inculqués par son père, il valait mieux qu’il n’allât pas là-dessus passer chez lui toute une semaine. Fabienne annonça donc d’abord à ses enfants qu’elle avait invité à tirer les rois les Girard, une petite famille rencontrée en vacances et qui se trouvait habiter Lyon. Elle dit que la maman était morte à la fin du mois d’août, et qu’elle correspondait avec le papa qui s’était donc retrouvé tout seul avec un Thibaud de neuf ans et une Zoé de huit. Ce drame les rendit immédiatement sympathiques à Bruce et Anaïs. Ils voulurent naturellement savoir comment leur mère les avait connus. Elle avait préparé un petit résumé qui, sans mentir, n’en dît pas plus qu’il n’était nécessaire.

- Quand j’ai rencontré le papa, personne ne s’imaginait que la maman allait mourir. Comme il m’avait parlé de ses enfants j’ai eu envie de les connaître, alors il m’a emmenée les voir dans le centre de vacances où ils étaient, au bord d’une rivière, à mi-chemin entre la Côte et ici.

- Et c’était beau cet endroit ? demanda Anaïs.

- Très beau. Je crois que tu aurais aimé, ma chérie.

C’était le moment de risquer le plus difficile. Elle continua :

- Mais ton frère peut-être pas parce que c’était un centre naturiste.

- Et c’est quoi, ça ? demanda Bruce, dès lors qu’il était mis en cause.

- C’est un endroit où les gens se baignent tout nus.

- Tout nus ! Dans la rivière ? Ensemble ?

- Oui !

- Mais c’est dégoûtant !

- Je pensais bien que ça ne te plairait pas, mon grand. Mais ce n’est pas dégoûtant, tu sais. C’est comme au lac de Miribel, ils sont là en famille pour profiter de la baignade. Simplement ils n’ont pas de maillots et comme ils n’ont pas l’air de s’en apercevoir, au bout d’un moment on ne s’en aperçoit plus non plus.

L’adresse de sa mère ayant été de se placer dans une perspective de spectatrice et non pas d’actrice, il ne vint pas à l’esprit de Bruce qu’elle non plus n’avait peut-être pas de maillot à ce moment-là. Il avait déjà assez de difficulté à admettre qu’elle ne jugeât pas ce spectacle dégoûtant. Pour bien marquer que lui ne changerait pas d’avis, avant de tourner les talons pour en finir avec ce sujet il proféra simplement :

- Beurk !

Quant à Anaïs, du moment que sa mère disait qu’elle aurait aimé et que ce n’était pas dégoûtant, elle était toute prête à le croire. Mais du coup rien ne lui interdisait de pousser plus loin son investigation.

- Et Zoé et son frère aussi ils se baignaient tout nus ?

- Oui ma chérie.

- Et toi aussi tu t’es baignée avec eux ?

- Oui ma chérie, sinon ça n’aurait pas été poli !

Anaïs prit un moment pour y réfléchir.

- Tu crois qu’on pourrait y aller l’été prochain ?

- Avec ton frère ?

- C’est vrai !... Il est chiant !

- Anaïs ! Tu sais que je n’aime pas les gros mots !

- Non mais c’est vrai ! Il en fait des histoires avec son robinet ! Et même, rien que s’il me voit toute nue ! Il a qu’à pas me regarder !

De son côté, Clément devait seulement avertir ses enfants que, si Fabienne était venue pour quelques heures à la Sablière, elle n’était pourtant pas naturiste et ses enfants non plus, mais qu’il n’était pas interdit d’en parler avec eux.

Ce que ni lui ni Fabienne n’avaient prévu en projetant cette rencontre, c’est qu’après trois mois de confidences écrites ils n’auraient, se retrouvant en présence de leurs enfants, rien à se dire. Tout en échangeant donc quelques banalités dont l’inconsistance les mettait mal à l’aise, ils s’observaient donc curieusement. Elle lui trouvait dans le regard une gravité que n’avait pas dans son souvenir le célibataire disponible rencontré en vacances. Ce veuf et ses enfants en vêtements d’hiver composaient un groupe qui ne ressemblait guère au trio nu de la Sablière. Il la voyait de son côté pour la première fois en mère de famille dans un cadre bourgeois auquel il n’avait guère prêté attention quand il l’y avait accompagnée. Entre ces deux personnages nouveaux, ils sentaient l’un et l’autre qu’il n’y avait plus de place pour les jeux érotiques qu’ils avaient partagés et chacun d’eux faisait de ce sentiment, plutôt rassurant pour lui, un peu décevant malgré tout pour elle, ce qu’il pouvait.

Pendant ce temps les enfants faisaient connaissance. D’emblée Anaïs était toute fière de recevoir une grande et Bruce assez satisfait d’accueillir un petit. Ils visitèrent la maison en ne parlant guère que de leurs écoles avant le repas, pendant lequel Fabienne prit soin de faire quelques allusions à la Sablière. Au dessert, comme par hasard Anaïs eut la fève et elle choisit Thibaud pour roi. Puis ils allèrent jouer dans les chambres et c’est là que le sujet fut abordé.

- Alors à cette Sablière vous vous baignez tout nus ? demanda la petite que décidément le sujet intéressait.

- Ben oui ! répondit Zoé. Puisqu’on est tout nus tout le temps !

Cette révélation allait plus loin que celles de leur mère. Bruce sursauta :

- Tout nus tout le temps ! Et c’est tout le monde ?

- Ben oui ! Ceux à qui ça plaît pas ils vont ailleurs ! répondit tout naturellement Thibaud.

- Mais comment vous faites ? Vous avez pas honte ?

- Ben non ! Pourquoi ? On sait bien qu’il y en a qui auraient honte qu’on les voie tout nus, ça les regarde ! Mais nous notre maman nous a habitués comme ça. Le zizi ou la zézette, ça fait partie de notre corps, pourquoi on devrait les cacher ?

Bruce allait répliquer vertement, mais il se contint : l’éducation donnée par une maman qui était morte, on ne pouvait pas l’insulter. Il essaya de raisonner.

- Mais parce que ça se fait pas de les montrer ! À l’école, tu vas pas te mettre tout nu devant tout le monde !

- Bien sûr que non ! reprit Zoé. On fait comme tout le monde ! Toi tu te mettrais pas non plus en caleçon au milieu de ta classe !

- Non, d’accord, mais même … par exemple quand on va à la piscine : vous, vous vous baigneriez sans maillot ?

- Ça dépend, expliqua Thibaud. Si tout le monde était tout nu, oui. Mais comme tout le monde est en maillot on fait comme tout le monde. Et à la Sablière aussi on fait comme tout le monde puisque là-bas tout le monde est tout nu.

- Et il y en a beaucoup, du monde ? demanda Anaïs.

- Ben oui, plein ! Et il y a beaucoup d’autres endroits aussi. Même ici à Miribel, il y a un club, et il y a aussi une plage où c’est permis et on fait comme on veut.

Bruce n’en revenait pas. Ces deux enfants n’avaient pas l’air de se rendre compte qu’ils disaient des horreurs. Ils paraissaient pourtant bien élevés et ne semblaient pas mentir. Il fallait les mettre à l’épreuve :

- Alors vous seriez capables de vous mettre tout nus, là, maintenant ?

- Non ! T’as rien compris ! protesta Zoé. Chez nous on a l’habitude de rester tout nus, mais ici, on voit bien que vous, vous avez pas l’habitude, alors on va pas le faire ! Ce serait comme si on faisait exprès de vous montrer nos … le zizi de Thibaud et ma zézette ! Et ça, c’est pas bien.

- Ben oui ! approuva Anaïs. C’est comme Maman m’a dit la fois où je t’ai montré la mienne pour te faire enrager : si tu la vois ça fait rien, mais la montrer exprès c’est pas bien.

Il fallait s’y attendre, se dit Bruce. Cette petite dévergondée d’Anaïs se mettait du parti des autres. Il renonça à leur faire entendre raison.

- Bon, après tout ça me regarde pas ! conclut-il. On parle d’autre chose ? Tu as vu mes bionicles, Thibaud ?

- Ils sont supers ! Combien t’en as ? Moi aussi j’ai commencé la collection.

- Tu viens voir mes Barbies ? proposa Anaïs à Zoé.

Une bonne partie de l’après-midi se passa ainsi, les garçons dans la chambre de Bruce et les filles dans celle d’Anaïs. Un peu plus tard Fabienne proposa une partie de Nain Jaune à six. Thibaud et Zoé ne savaient pas y jouer mais ils eurent vite fait d’apprendre et quand on se sépara après le goûter les quatre enfants étaient les meilleurs amis du monde.

Dans les jours qui suivirent, Anaïs parla souvent de Zoé. Bruce, lui, se taisait au sujet de Thibaud, avec qui il s’était finalement plutôt bien entendu mais dont les idées concernant la nudité continuaient à le choquer. D’autant plus qu’en y réfléchissant il avait réalisé que si à la Sablière « tout le monde » était tout nu, ce tout le monde-là devait inclure sa mère, et aussi Clément. Thibaud, Zoé, leurs parents, après tout c’était leur affaire - Régis était bien son meilleur ami bien qu’il n’allât pas à la messe - mais sa mère toute nue avec Clément, c’était décidément trop.

Le laissant digérer doucement ces idées dérangeantes, Fabienne songea à favoriser la sympathie d’Anaïs pour Zoé. Le mercredi de la semaine suivante Bruce devait justement passer l’après-midi chez Régis, dont c’était l’anniversaire, elle demanda à Clément s’il verrait une objection à ce qu’elle emmenât sa fille en visite chez lui. Elle évita de s’avouer qu’en fait elle grillait d’envie de connaître Léa. Avec l’accord des intéressés, enthousiaste de la part de Zoé qu’Anaïs avait séduite, il approuva le projet.

En présence de Léa, il y eut un petit débat entre Thibaud et sa sœur sur le point de savoir s’il faudrait s’habiller pour les recevoir. Thibaud penchait de ce côté puisqu’Anaïs n’était pas naturiste et sa mère pas vraiment non plus. Mais Zoé argumenta :

- Écoute : elles sont peut-être pas naturiste, mais Fabienne est déjà venue à la Sablière et Anaïs m’a dit qu’elle aimerait bien. Et elles le savent qu’ici on a l’habitude de rester tout nus, on le leur a dit l’autre dimanche. Alors quand on est allés chez eux c’était normal qu’on reste habillés comme eux, mais si elles viennent chez nous on reste comme on est et elles font comme elles veulent. Si Bruce venait je dis pas, mais tu vois bien, elles viennent sans lui !

- Et ça te gênera pas, toi, d’être toute nue si elles restent habillées ?

- Fabienne, elle nous a déjà vus. Elle, elle va peut-être rester habillée pour faire comme Léa. Mais Anaïs, si sa mère lui permet, je suis sûre qu’elle fera comme nous. Tu paries ? Et si elle le fait pas et qu’on est gênés, on aura qu’à mettre nos joggings et voilà tout !

De son côté, pendant le trajet Anaïs disait à sa mère :

- Zoé a dit que d’habitude chez eux ils restaient tout nus.

- Je suis au courant ma puce.

- Tu crois qu’il vont s’habiller parce qu’on vient les voir ?

- Je ne sais pas. Ils feront comme ils le sentiront.

- Et s’ils sont tout nus, qu’est-ce que je fais, moi ?

- Eh bien toi aussi, tu feras comme tu le sentiras ! Ça te va ?

- Je peux ?

- Oui ma chérie.

Il ne fallut à Anaïs que le temps de se déshabiller pour adopter la tenue de ses amis dès qu’elle l’eut constatée. Les quatre enfants s’amusèrent ainsi tout l’après-midi pendant que Fabienne bavardait avec Léa. Elle lui trouva un physique agréable et de la fraîcheur, et put se convaincre qu’entre elle et son fils d’une part, Thibaud et Zoé d’autre part, des liens profonds s’étaient d’ores et déjà créés. Elle se dit qu’un jour ou l’autre, quand il aurait digéré son deuil, Clément ne manquerait sans doute pas d’être sensible au charme de cette jeune femme qui, de son côté, parlait de lui, sans doute inconsciemment, avec une chaleur significative. Et, non sans quelque regret, elle du s’avouer qu’après tout ces pensées ne lui inspiraient aucune amertume.

Elles repartirent avant le retour de Clément car il fallait passer récupérer Bruce. Anaïs était ravie. Dans la voiture elle demanda à sa mère :

- Tu crois qu’on le dit à Bruce ?

- Quoi donc, ma chérie ?

- Qu’on était tout nus pour jouer.

- Ça t’a plu ? En tout cas tu n’as pas hésité !

- Ben quand on est arrivées ça m’a quand même fait un peu drôle de les voir comme ça et moi j’ai tout de suite eu envie de voir comment ça faisait !

- Et alors ?

- Ben … Comme eux ça les gênait pas, moi ça m’a pas gênée de faire comme eux et après …en fait ça fait rien du tout. On n’y pense même plus. On était bien, mais Bruce … D’ailleurs Thibaud m’a dit que s’il était venu avec nous, eux ils se seraient habillés puisque lui ça le choque.

- Eh bien tout ça me paraît très raisonnable ! Ma foi, s’il le demande il ne faudra pas lui mentir mais s’il ne demande rien … Puisqu’on sait que ça ne lui plaît pas, ce n’est pas la peine de lui en parler.

- À Papa et à Ariane non plus alors ?

- Pareil : on ne ment pas. Il ne faut pas mentir et d’ailleurs tu n’as rien fait de mal. Mais tu n’as pas besoin d’en parler.

Anaïs n’en parla donc pas, si ce n’est quand elle était seule avec sa mère. Mais cette expérience eut sans doute une influence sur quelques événements ultérieurs qui devaient amener une véritable crise.

D’abord, séduite par la nouveauté de la chose autant que par la gentillesse de Zoé et de Thibaud, elle eut tout de même envie de poursuivre l’aventure. Avec son frère, il n’était évidemment pas question de vivre toute nue à la maison. Mais quand elle jouait dans sa chambre tandis qu’il était dans la sienne, qu’est-ce qui l’aurait empêchée ?

Elle trouva toute seule une solution astucieuse. L’idée était de prendre sa douche du soir immédiatement en rentrant de l’école, au lieu de ne le faire que juste avant ou même après le dîner.

- Comme ça, après je reste en chemise de nuit, comme les matins où ya pas école ! J’aime bien !

Fabienne n’y fit pas d’objection. En fait, l’idée qu’Anaïs avait derrière la tête était qu’une chemise de nuit ça s’enlève et ça se remet en un clin d’œil et que dès lors elle pourrait jouer nue dans sa chambre quand elle en aurait envie sans avoir à s’en expliquer. Elle s’essaya aussi à l’enlever sous la couette, après le bisou du soir et trouva plutôt agréable d’être nue dans son lit. Fabienne s’en aperçut lorsqu’elle passa dans sa chambre avant de se coucher pour la regarder dormir un peu et la recouvrir au besoin, comme elle le faisait souvent. Elle se demanda si elle devait en parler, pensa que cela pourrait contribuer à la réflexion qu’elle espérait en marche chez Bruce et s’inquiéta donc, au petit-déjeuner de savoir si Anaïs n’avait pas eu froid cette nuit. La petite répondit tout naturellement que non, qu’elle avait très bien dormi et, saisissant d’emblée ce que la question impliquait, ajouta que ça lui plaisait bien de ne pas se réveiller toute entortillée dans sa chemise de nuit.

- Ça fait rien ? demanda-t-elle. Je peux ?

- Si ça te plaît … répondit la mère en souriant. Dans ta chambre tu fais ce que tu veux ! Mais il ne faudra quand même pas oublier de la mettre quand tu iras chez ton père !

Le visage de Bruce exprimait sa réprobation, mais il ne dit rien.

Ces changements-là dans le comportement habituel d’Anaïs ne concernaient effectivement qu’elle et semblaient sans autre conséquence. Ils ne furent pourtant peut-être pas étrangers à ce qui se passa un peu plus tard à Saint-Cyr.

Au début des vacances de février, dont Bruce et elle devaient passer la première semaine chez leur père, Ariane parla par hasard devant les enfants du problème que lui posait la toilette de Lisa. Celle-ci commençait bien à savoir se laver seule, mais c’était encore un peu trop approximatif au goût de sa mère qui, fatiguée et gênée dans ses mouvements par sa fin de grossesse, se plaignait d’avoir du mal à prendre en charge ses oublis. Du haut des sept ans qu’elle venait de fêter, Anaïs déclara qu’elle pourrait, elle, « aider sa petite sœur à bien laver partout. Seulement ça risquait de la faire mouiller, alors le plus pratique ce serait si elles prenaient leur bain ensemble. »

Le bain ensemble, Ariane le leur avait donné du temps où Anaïs aussi avait besoin d’aide, mais dès que celle-ci avait pu s’en passer, fidèle à ses principes de pudeur sourcilleuse elle avait préféré la laisser seule dans la salle de bain pour sa toilette. Elle admettait cependant que les deux petites, partageant la même chambre, puissent s’y retrouver nues le temps, par exemple d’enfiler un maillot. Charles fut d’avis que puisqu’Ariane était provisoirement en difficulté, il n’y avait pas vraiment de problème à ce que deux petites filles de ces âges-là, qui plus est demi-sœurs, prissent leur bain ensemble, d’autant qu’il ne se voyait pas, lui, intervenir dans la toilette de la petite. Ariane l’admit et ce bain partagé devint pour les deux fillettes le moment le plus amusant de la journée. La conséquence en fut une tendance accrue à traîner toutes nues un peu, le temps d’une grimace ou d’une cabriole, le matin, au moment du passage de la tenue de nuit à la tenue de jour. Lisa prenait plaisir à cette complicité avec sa grande sœur, d’autant qu’inhabituelle dans cette chambre, strictement interdite ailleurs, la chose était relevée d’un zeste de clandestinité.

Mais quand l’accouchement fut tout proche, d’autres dispositions furent prises. D’abord, puisque c’était une petite Coralie qu’on attendait, c’était dans la chambre des filles qu’il fallait préparer son accueil. Deux lits superposés vinrent donc remplacer celui d’Anaïs. Tandis que celui de Lisa, qui commençait du reste à être petit pour elle, allait passer à Coralie, elle occuperait désormais celui du bas et Anaïs celui du haut. Les deux petites prirent possession sans plus attendre de ce nouveau domaine. Celui d’Anaïs, avec ses planches de sécurité, lui donnait vraiment la sensation d’un espace clos bien à elle où personne ne viendrait la déranger. La première fois qu’elle y dormit, elle eut du coup envie de s’y « mettre à l’aise », c’est-à-dire d’ôter sa chemise de nuit. Ce qu’elle n’avait pas prévu, c’est qu’un geste maladroit la fit tomber. Il fallait évidemment la récupérer. À la faible lueur de la petite veilleuse destinée à lui permettre de se lever au besoin pour aller aux toilettes sans risquer de se cogner, Lisa vit donc avec surprise sa grande sœur descendre l’échelle.

- T’es toute nue ? s’étonna-t-elle.

- J’ai fait tomber ma chemise de nuit.

- Tu l’avais enlevée ?

- Ben oui, sinon elle serait pas tombée !

- Je peux faire pareil ?

- Ben non Lisa ! Ta maman serait pas contente ! Tu lui diras pas que moi je l’ai enlevée ! Promis ?

- Promis ! Bisou !

La petite ne dit rien à personne de l’incident mais s’en souvint.

Or, après ce changement destiné à être définitif, la naissance du bébé en entraîna un provisoire. Les parents avaient décidé que, tant que la nouvelle petite sœur ne ferait pas ses nuits, le mieux était de la laisser dans son moïse dans la chambre presque toujours vide de Bruce, dûment équipée d’un dispositif d’écoute, afin qu’elle ne réveillât pas Lisa. Exceptionnellement, pour les quelques week-ends où il serait là, Bruce pourrait bien dormir avec les filles, et d’ici les vacances de printemps on espérait que la question serait réglée.

Cela n’enchantait guère le garçon, ni du reste Anaïs qui prévoyait quelques difficultés avec lui, mais il fallait en passer par là. La première fois qu’ils revinrent après la naissance, il fallut donc décider qui dormirait où. Le plus simple eût été que Lisa regagnât exceptionnellement son ancien lit. Mais la petite déclara que c’était désormais celui de Coralie, que le sien était le grand lit du bas et ne voulut pas en démordre. C’est Anaïs qui proposa la solution.

- Et moi, tu veux bien que je dorme avec toi dans ton lit ? Comme on n’est pas grandes on n’a qu’à se mettre chacune à un bout, on se gênera même pas. Comme ça Bruce dormira en haut et voilà tout !

Lisa n’aurait pas admis n’importe qui dans son lit, mais Anaïs n’était pas n’importe qui, et elle accueillit donc sa proposition avec assez d’enthousiasme pour que ses parents renoncent à imposer une autre solution.

Ainsi se trouvèrent réunies les circonstances dans lesquelles la crise ne pouvait plus guère manquer d’éclater… Elle n’y manqua pas.

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