lundi 25 octobre 2010

l'héritage 3

Mélanie

Par la route goudronnée qui, de l'Accueil, descend en méandres jusqu'au bord de la rivière, tous les six remontent vers le mobil home. Clément a pris le couffin où l'on a mis les serviettes. Fabienne porte son paréo jeté sur une épaule. Clément et elle s'arrêtent un instant pour admirer le panorama le la vallée. Zoé, qui courait devant avec son frère revient vers eux en sautillant.

- Tu me portes, Papa ? Je suis fatiguée !

- Tu en as l'air, ça fait peur ! Allez grimpe sur mes épaules, coquine !

***

Devant le mobil home, Fabienne et Clément, prêts au départ, se dirigent vers la moto.

- Vous ne voulez pas manger un morceau avant de partir ? propose Monique. Ça va vous faire tard ! Une petite omelette, vite fait !

- Il ne faudrait pas rater mon train, s'inquiète Fabienne.

- Bah, si on le rate, je n'aurai plus qu'à t'amener jusqu'à Lyon, dit Clément.

- Moi je ne dis pas non ! répond Fabienne.

- Alors va pour l'omelette, Maman, conclut Clément. Mais ne t'inquiète pas si tu ne me vois pas rentrer ce soir !

- On va manger ? demande Thibaud.

- Seulement ton père et son amie, qui ont de la route à faire mon chéri. Nous, nous dînerons un peu plus tard. Celui-là, continue Monique en riant, il est toujours prêt à manger ! Allez donc vous doucher en attendant tous les deux !

Elle explique pour Fabienne :

- Il y a une douche dans le mobil home, mais c'est tout petit, alors ils préfèrent les sanitaires collectifs, là, juste au-dessus.

- Quand Papa sera parti ! plaide Zoé. Tu seras là demain, Papa ?

- Bien sûr ma puce !

***

Dans la nuit, la moto s'arrête devant une petite villa semblable à beaucoup d'autres, avec son jardinet séparant le bâtiment de la rue. Fabienne ôte son casque et dit :

- Tu entres ?

Elle ouvre le portail qui fait face à une entrée de garage et Clément pénètre dans l'allée longue de quelques mètres avant d'arrêter le moteur et de mettre la moto sur sa béquille. Il extrait des sacoches les bagages de Fabienne et la suit dans la maison. Dans le petit vestibule, il les pose à terre puis il ôte à son tour son casque. Fabienne a allumé l'électricité. Le couple passe dans un salon de dimensions médiocres, à l'ameublement banal. Fabienne se pend au cou de Clément.

- Tu n'as pas besoin de repartir avant demain matin ?

Il lui sourit et la prend dans ses bras.

***

Dans la cuisine de Fabienne, Clément et elle, nus, prennent un petit déjeuner. Clément se lève et se dirige vers l'évier avec sa tasse.

- Laisse, je m'en occupe ! dit Fabienne se levant à son tour.

Clément la regarde et sourit.

- Tu t'habitues, on dirait !

- À quoi ?

- À rester nue ! Avant tu mettais un paréo pour déjeuner !

- C'est vrai !... Et je pense à mes enfants : je crois que c'est de voir les tiens tellement bien dans leur peau qui m'a impressionnée.

Clément rit :

- Bien dans leur peau… ils ont intérêt quand ils ne portent rien dessus !

Il s'est approché de la porte vitrée et regarde dans le jardin.

- Mais dis donc ! Tu as un jardin qui a l'air bien à l'abri des regards, et avec une piscine ! Et tu n'en profites pas ?

- Une piscine, c'est beaucoup dire ! Au départ c'était un bassin à poissons rouges : trente centimètres d'eau et une margelle de vingt. Puis quand Bruce a commencé à marcher, on a pensé qu'on pouvait faire d'une pierre deux coups en la remontant de soixante centimètres. Le petit ne risquait plus de tomber dedans, et ça donnait assez de profondeur pour qu'on puisse s'y baigner… Il n'y avait plus qu'à carreler et ajouter un petit groupe de filtration. Mais avec mon mari c'était en maillot ! Et c'est vrai qu'on pourrait s'en passer mais… Honnêtement je n'y avais jamais pensé. Ça te tente un petit bain ?

- Pourquoi pas ? Mais vite fait alors : mes enfants m'attendent ! Au fait, pour les tiens, ce serait le cadre idéal pour commencer, rien que vous trois !

- Peut-être… Faudra que j'y pense !

Fabienne ouvre la porte et, après un regard circonspect, court dans le jardin, puis se ravise :

- Zut, j'ai oublié de prendre des serviettes !

- Attends, je vais chercher celle de la salle de bains, ça nous suffira, non ?

Elle s'est assise sur la margelle pour l'attendre. Machinalement, ou peut-être parce qu'il fait encore frais, elle a croisé les bras sur ses seins et le regarde arriver, à l'aise, la serviette à la main.

Il se retourne et regarde la maison.

- Dis donc, tu n'es pas mal logée !

- Petite villa bourgeoise classique ! Elle est à mon ex. Il nous l'a laissée, c'est sa façon de payer la pension des enfants. Tu sais… C'est pas Crésus mais il a quand même les moyens.

- Vous êtes restés en bons termes ? Pour les enfants…

- Au départ je l'ai plutôt mal pris, moi j'étais encore amoureuse, mais comme tu dis, pour les enfants…

Ils sont entrés dans l'eau et après quelques brasses qui suffisent à traverser la petite piscine elle reprend.

- Les enfants d'abord ! Le plus fort c'est que c'était son alibi pour me plaquer. Il en avait fait un à une petite stagiaire et comme un avortement était hors de question il m'a expliqué qu'il était obligé de divorcer pour pouvoir l'épouser, pour que l'enfant ne soit pas un bâtard.

- Remarque… C'est pas faux ! Comme ça, juridiquement au moins, il assume ses trois enfants à égalité !

- Ouais !... Sa vertu chrétienne l'obligeait à être bigame, quoi !... Parce qu'en fait il me laissait entendre que lui et moi… Je suis toujours sa femme devant Dieu, n'est-ce pas ? Et l'autre, il ne l'épousait pas pour la laisser… seule dans son lit !

- Ah oui ? Là c'est vrai que… Et donc ?

- Ben comme tu vois ! Il l'a épousée, il a légitimé leur fille, je crois même qu'il y en a un autre en route d'ailleurs, et moi… j'ai repris ma liberté. Ou plutôt je l'ai prise parce qu'avant lui… J'étais plutôt sage, quoi ! Faut dire que j'étais jeune ! On a trouvé un modus vivendi, qui ne marche pas trop mal. Je n'en veux même plus vraiment à sa femme. Elle est gentille avec mes enfants, un peu coincée mais gentille, et ils aiment bien leur petite sœur, alors…

Un peu plus tard, Clément enfourche sa moto. Fabienne, seulement vêtue d'un paréo l'embrasse avant qu'il mette son casque.

- Tu connais le chemin et tu as mon téléphone !

- Et toi le mien !

Clément lui sourit et démarre.

Fabienne rentre dans la maison, rêveuse. Elle va vers son sac, laissé sur un guéridon, en sort une cigarette qu'elle allume, puis une brochure de La Sablière, qu'elle feuillette. Enfin elle prend un livre, sort dans le jardin et après avoir une fois encore vérifié que personne ne peut la voir, elle dénoue le paréo, l'étend sur l'herbe et s'allonge dessus pour lire.

***

Le soleil est plus haut dans le ciel.

La moto traverse le Rhône à Pont-Saint-Esprit.

Dans son jardin, Fabienne est toujours en train de lire quand un téléphone sonne dans la maison. Elle se lève et ramasse machinalement le paréo sur lequel elle était allongée pour rentrer en le tenant simplement d'une main sur sa poitrine.

- Allo ?... Caro ?... Ah tu es rentrée ? Eh bien, oui, moi aussi. Excuse-moi de ne pas t'avoir attendue il faut que je te raconte. Et toi, ce voyage en Grèce ?... Moi d'abord ? Bon ! Comme tu veux mais… Je te fais la version courte : un beau mec m'a ramenée à moto, on a fait une halte chez les naturistes pour voir ses enfants… non, pas marié et séparé de la mère… Non, ils sont là avec ses parents à lui. Enfin il m'a ramenée hier soir, il est reparti les retrouver ce matin et moi, quand tu m'as appelée je lisais dans mon jardin toute nue au soleil… Oui, moi !... Convertie, peut-être pas tout à fait mais… Là si je t'explique ça va être la version longue ! Alors toi d'abord : la Grèce, les amours, raconte ?

***

Devant le mobil home, Thibaud et Zoé sont en train de mettre la table sous un grand parasol, quand Clément arrive. Ils se précipitent vers lui.

- Papa ! Tu es revenu !

Clément ôte son casque pour les embrasser.

- Évidemment mes chéris ! Je vous l'avais promis, non ?

Il rentre dans le mobil home pour se déshabiller, suivi par les enfants.

- Tu as dormi avec Fabienne ? demande carrément Zoé.

- Zoé ! On ne pose pas ce genre de question ! gronde Monique qui enchaîne : Bonjour mon grand.

- Pourquoi ? demande Zoé.

- Oui, pourquoi ? sourit Clément. Oui ma puce : je l'ai ramenée jusque chez elle et ça n'aurait pas été prudent de reprendre la route tout de suite sans avoir un peu dormi.

- C'est ta copine ? demande Thibaud.

- C'est une copine que j'ai rencontrée il n'y a pas longtemps et que j'aime bien, mon grand. Et toi, elle te plaît ?

Thibaud réfléchit avant de faire le bilan.

- Elle est plutôt belle et plutôt sympa : elle fait pas de manières, quoi. Mais elle arrêtait pas de nous regarder.

- C'est parce qu'elle a deux enfants, elle aussi : un garçon un peu plus grand que toi et une fille un peu plus petite que Zoé. Mais ils sont pas naturistes et elle dit que de vous voir ça la fait réfléchir.

- Réfléchir à quoi ? demande Zoé.

- Réfléchir que c'est peut-être dommage. Que c'est peut-être votre maman qui a raison. Bon : on finit de la mettre cette table ?

***

Fabienne est toujours au téléphone. Elle a laissé tomber le paréo sur une chaise et s'est assise dessus.

- Un bon coup, ben oui mais… pas seulement. C'est un garçon… je ne sais pas, il est reposant…

Elle rit.

- En plus, oui, parce que la nuit… Non, tu vois, j'ai l'impression qu'il triche pas : il a quand même vécu des trucs… mais il en parle simplement, comme quelqu'un qui n'a rien à cacher.

Elle rit à nouveau.

- Tu crois que ça a un rapport ? Au fond c'est vrai qu'il y aurait une cohérence… Bon, ben je te raconte. Donc on est arrivés en fin de matinée et… Ben non ! Rien à voir avec une plage grecque ! Imagine des mobil homes disséminés dans le maquis sur tout un versant de montagne, avec au fond la rivière. De l'Accueil - l'Accueil c'est tout en haut et tout le monde est habillé, donc pas de problème - donc de là au campement de ses parents peut-être cinq cents mètres de route sans rencontrer personne. Après… Déjà ses parents : des gens de leur âge nus, esthétiquement… Je craignais un peu, quoi. Eh bien c'est pas qu'ils étaient plus beaux que ce que j'imaginais mais… J'ai pas été choquée. Ils se comportaient exactement comme s'ils avaient été habillés et… en rien de temps je ne voyais plus qu'ils étaient nus. C'est vrai que je ne les regardais pas beaucoup. Enfin pas plus que s'ils avaient été habillés, quoi ! Et au fond c'est normal. Parce qu'on s'imagine… mais quand tu parles à quelqu'un, c'est son visage que tu regardes. Mais surtout ce qui m'a tout de suite fascinée c'est les enfants avec Clément. Thibaud, neuf ans et Zoé, huit, magnifiques. Un père et ses enfants, qui s'adorent. Complètement normal, sauf qu'ils sont nus tous les trois et qu'ils n'ont absolument pas l'air de s'en rendre compte. Je pensais aux miens avec leur père ! Inimaginable ! Toi aussi ça te fait rire ! Et j'ai tout de suite eu l'impression que c'était dommage. C'est drôle ! Et encore, là on était devant le mobil home, mais l'après-midi, au bord de la rivière… Tu vois, dans ce cadre là, leur nudité allait de soi en quelque sorte. Ils étaient à leur place dans le paysage – Superbe d'ailleurs le paysage. Un rêve d'innocence… Peut-être rien qu'un rêve mais ça fait envie…

Elle se tait, rêveuse en effet…

- Tu dis ?... Moi ? Ben… Moi j'ai déjeuné en paréo, ils m'avaient mise à l'aise, et pour descendre à la rivière pareil, ça fait quand même un bout. Mais une fois là, j'ai fait comme tout le monde… Ben comme disait Papa : « À Rome, comme les Romains ! » Tu te souviens ?… Pas trop, non… Quand même… Honnêtement, trouver ça naturel pour les autres c'est une chose, mais pour soi-même, quand on a trente trois ans de pudeur derrière soi… Oui mais toi, tu as toujours été moins pudique, même quand on était petites, souviens-toi, tu traînais facilement toute nue, dans notre chambre ! Moi, il m'a quand même fallu un petit effort mais finalement… Oui, c'est ça… Ben écoute, moi, passer mes vacances comme ça, tout de suite je ne sais pas. J'ai encore du mal à me libérer de… notre conditionnement éducatif. Mais déjà, seule, depuis ce matin, je suis restée toute nue dans le jardin. Clément m'a fait remarquer que personne ne peut m'y voir : je le savais bien mais avant j'y aurais même pas pensé… Oui, je t'ai dit il m'a ramenée chez moi et il est reparti ce matin. Ben oui, c'est agréable et je le sais que tu me l'avais dit… Mais justement à propos de conditionnement et de liberté je reviens aux enfants : qu'est-ce que j'aimerais que les miens puissent être à l'aise tout nus comme les siens ! Pas forcément pour vivre comme ça mais… que ce soit pas un problème pour eux quoi, tu vois !... En fait je crois que pour Anaïs… Elle est encore petite et j'ai pas l'impression que ça la tourmente mais Bruce ! Et puis chez leur père, autant que je sache, c'est… comme nos parents, quoi ! Enfin… tout ça demande réflexion. Allez, je te laisse : je te rappellerai quand j'aurai décanté !... Tu es bête ! Allez, bisous !... Non, les enfants je les récupère dimanche : ça me laisse du temps pour le bronzage intégral, si le soleil nous lâche pas !

***

Clément sort du mobil home et s'étire dans l'air matinal. Sa mère sort derrière lui, une enveloppe à la main.

- Clément, dit-elle, Mélanie m'a donné cette lettre pour toi, mais elle m'avait fait promettre de ne pas te la donner avant ce matin. Je profite de ce que les enfants ne sont pas encore levés …

- Bizarre, dit Clément en prenant l'enveloppe. Au bout de quatre ans !...

- Je te laisse lire. Mais je lui ai trouvé mauvaise mine…

Clément lit la lettre en silence et son visage reflète une intense émotion. Enfin il la tend à sa mère qui lit à son tour :

Bonjour Clément.

Je préfère t'écrire parce que ce ne serait pas facile au téléphone.

Je sais que je ne t'ai pas fait de cadeau à un moment où tu avais besoin d'aide, mais c'est aux enfants que je pensais, tu peux le comprendre. Maintenant aussi, c'est à eux que je pense et j'espère que toi aussi.

Voilà. Je vais probablement mourir. Ce n'est pas du roman : c'est comme ça. J'ai une tumeur au cerveau. Un cancer. On va essayer d'opérer parce que c'est la seule chance de me guérir, mais il y a un gros risque, et même si je survis à l'opération ce n'est pas gagné. J'en aurai pour un bout de temps à l'hôpital avec les traitements complémentaires et personne ne sait comment j'en sortirai.

Les enfants ne se doutent de rien pour l'instant. Je ne veux rien demander à mes parents. Tu connais leur situation : leurs petits-enfants, eux ils les aiment bien mais ni le mari de ma mère ni la femme de mon père n'en ont rien à foutre. Et de toutes façons, si j'ai répudié leur éducation pour moi ce n'est pas pour leur confier celle de mes enfants … Et puis quoi c'est toi leur père, même si j'ai eu l'air de l'oublier depuis quatre ans.

Je sais que tu les vois quand ils sont avec tes parents, je sais que ça se passe bien. Je sais aussi que tu peux compter sur eux au besoin pour les enfants. Tu es probablement avec eux à la Sablière en ce moment. Il paraît que tu n'as plus bu depuis presque deux ans. J'espère que pour eux tu auras la force de continuer.

Je n'ai ni le temps ni la force de tourner autour du pot, alors voilà ce que je voudrais que tu fasses, si c'est possible. Sinon … fais pour le mieux.

Quand vous quitterez la Sablière, je serai déjà à l'hôpital. J'y entre lundi prochain. Ça va être dur pour les enfants. Alors si tu pouvais venir habiter avec eux … Tu comprends, je voudrais qu'ils soient dans leur cadre, dans leurs habitudes, qu'à part moi, rien ne soit changé pour eux. Tu n'aurais qu'à dormir dans ma chambre.

Fais- moi juste signe pour me dire si tu es d'accord. Tu trouveras un trousseau de clés dans une poche du sac de Thibaud, et sur mon bureau toutes les explications dont tu auras besoin pour préparer la rentrée.

Dis à tes parents que je les remercie pour tout et que je les aime. Je compte sur toi.

Je t'embrasse quand même, si tu ne m'en veux pas trop.

Mélanie

- Mon Dieu mon petit ! dit Monique. Moi qui espérais…

- Tu as son téléphone ?

Il frissonne et va chercher une serviette sur le séchoir pour se la mettre sur les épaules.

- Le numéro est enregistré dans la liste des contacts, mais il est encore tôt, elle dort peut-être, objecte Monique, tout en lui tendant son portable.

- Ça m'étonnerait. Elle a retardé mais mon signe, elle doit l'attendre. Pour les enfants …

Il s'éloigne de quelques pas.

- Mélanie ? … Oui, c'est moi. Je … Je suis bouleversé naturellement. Évidemment tu peux compter sur moi pour les enfants mais… Je voudrais te voir, qu'on en parle. Je peux venir ? … Je devrais être là en fin de matinée. Je … je t'embrasse.

Il revient vers sa mère.

- J'y vais !

- Déjeune d'abord mon grand. Ne pars pas à jeun !

- Pas très faim, tu t'en doutes… Mais je vais être prudent, d'accord.

***

Les enfants sortent alors que Clément embrasse ses parents avant de prendre sa moto.

- Tu t'en vas Papa ? demande Zoé.

- Il faut que j'aille à Lyon ma chérie.

- Tu vas voir ta copine ? demande Thibaud. T'avais dit que tu restais avec nous jusqu'à samedi prochain !

- Non mon grand. Je suis obligé d'y aller, mais ce n'est pas pour elle. Je… Je reviendrai vite… Ce soir… Ou demain… Et je vous expliquerai, c'est promis.

Il les embrasse tous les deux très fort, puis il coiffe son casque et démarre doucement.

***

La sonnerie retentit dans l'entrée de l'appartement de Mélanie.

- Oui ?

- C'est moi, Clément.

- Je t'ouvre.

Elle hésite un instant puis s'enveloppe d'un paréo qu'elle noue derrière sa nuque avant d'ouvrir la porte de l'appartement devant Clément qui sort de l'ascenseur. Ils se regardent longuement dans les yeux. L'émotion est palpable.

- Merci d'être là, dit enfin Mélanie en s'effaçant pour le laisser entrer.

Clément a pris ses mains.

- J'ai longtemps espéré que tu m'appellerais tu sais. Puis je ne l'attendais plus et j'avais fini par me persuader que je ne le souhaitais plus. Et puis…

- Je t'avais viré pour les enfants, je te rappelle pour les enfants… Enfin… les enfants ont bon dos. Je t'en voulais de m'avoir déçue et j'étais trop orgueilleuse pour te rappeler. Toi aussi sans doute… Mais maintenant c'est moi qui ne suis plus en état de les assumer et ils ont besoin de toi. Et tu es là. Tu sais quand la mort s'approche les choses prennent une autre perspective … Tu veux un café ?

- Je veux bien.

Il la suit dans la cuisine.

- Mais tu ne vas pas mourir ! Si on t'opère c'est tout de même bien pour te guérir !

- Tu sais j'ai réclamé la vérité et comme j'étais seule avec les enfants, qu'il fallait bien que je m'organise, on me l'a donnée. Pour l'instant, à part des migraines et des nausées, des sautes d'humeur aussi qui m'ont inquiétée pour les enfants, ça va. Mais sans opération ça va se dégrader rapidement et sans espoir. Des fonctions qui vont se bloquer sans prévenir. L'opération c'est la seule chance, mais je peux y rester et de toutes façons ça ne suffira pas… Si j'y survis, on ne sait pas trop dans quel état ni pour combien de temps. même avec les traitements complémentaires. Très peu de chances d'en sortir vraiment.

- À ce point ?

- À ce point. Au point que je ne suis pas sûre de souhaiter me réveiller après l'anesthésie. De toutes façons, il va bien falloir que les enfants s'habituent à vivre sans moi. Au moins ils seront avec toi… Toujours deux sucres ?

- Non, je n'en mets plus.

- C'est vrai qu'en quatre ans les habitudes peuvent changer. Mais s'il te plaît… je voudrais que pour les enfants ça change le moins possible …

- Tu penses à l'habitude de vivre nus ? C'est vrai que chez moi je l'avais plus ou moins perdue mais ne t'inquiète pas à ce sujet : au retour de la Sablière on continuera tout naturellement, eux et moi. Tu les as trop bien réussis pour que je prenne le risque de les abîmer ! Ce sera déjà assez dur …

Ils se sont assis pour boire leur café. Elle sourit.

- Merci de me dire ça. C'est vrai qu'on les sent bien dans leur peau. Tout le monde me le dit, même ceux qui n'imaginent pas pourquoi. Parce que je reste persuadée que le naturisme y est pour beaucoup.

- En tout cas le résultat est là et je n'ai aucune raison de penser le contraire. Je sais que tu es une maman formidable.

- J'ai essayé mais… je ne suis pas vraiment fière de t'avoir écarté. Trop intransigeante… Et de les élever seule m'a peut-être servi d'excuse pour l'être aussi avec eux. C'était beaucoup d'orgueil. J'espère qu'ils n'en ont pas souffert…

Clément sourit.

- Ils n'en ont pas l'air ! Et ce qui est clair c'est qu'ils t'adorent. Ils parlent de toi comme on parle du Bon Dieu… quand on y croit !

Elle sourit à son tour.

- Tu n'exagères pas un peu ? Et je sais que tu as fait de ton mieux de ton côté dans le peu d'espace que je t'ai laissé. Les enfants t'aiment et ils seront heureux avec toi.

Sur la table, Clément a pris la main de Mélanie. Elle hésite à continuer.

- Tu es… vraiment disponible pour eux ?… Je veux dire… Je suppose que depuis le temps… Enfin tu n'as personne ?

Il hésite.

- J'aurais honte de te mentir. Des brèves rencontres et puis… Il y a seulement quelques jours une jeune femme divorcée avec deux enfants avec qui ça aurait peut-être pu… Mais on se connaît à peine, on ne s'était rien promis et ça n'a plus aucune importance… C'était quand je croyais que je t'avais oubliée. Et de toutes façons plus rien ne compte que les enfants.

- Tu avais le droit et tu l'as encore… Mais nous sommes d'accord : les enfants d'abord.

Elle le regarde intensément.

- Je te fais confiance. Vraiment. Pas juste parce que je n'ai pas le choix.

- Tu peux.

Elle se lève et va vers son bureau, dans le living où il la suit.

- J'ai pensé à quelques détails pratiques. Les enfants hériteront de l'appartement.

Répondant à un geste de protestation de Clément elle continue :

- D'accord, je vais peut-être m'en tirer mais bon : tout ça c'est au cas où. Il fallait bien l'envisager, non ? Il n'y aura pas de droits de succession, on est dans la limite de l'abattement, mais il y aura des frais de notaire. Ne t'inquiète pas : je gagnais assez d'argent pour élever nos enfants alors je leur ai ouvert un compte à chacun, où j'ai mis tout ce que tu m'as envoyé pour eux. Ils auront largement de quoi payer. Tu trouveras tous les papiers dans ce tiroir. J'ai aussi écrit à mes parents, pour qu'ils sachent bien que si tu t'installes ici avec les petits c'est parce que je te l'ai demandé, que je te fais confiance et qu'ils doivent en faire autant. Ils ne demandent sûrement pas mieux mais ils auraient pu se croire obligés de… Et puis j'ai pensé aussi : toi tu as une moto, pour les enfants ça ne va pas. Moi, même si finalement je m'en sortais, ce n'est pas demain que je serais en état de conduire sans risque. Alors j'ai préparé un certificat de vente… fictif évidemment…

Elle s'assoit devant le bureau, sort un papier du sous-main et le signe.

- Voilà. Je vais te donner la carte grise et tu n'auras qu'à la faire mettre à ton nom.

Il la regarde, admiratif.

- Tu as pensé à tout ! Et je suppose que ce n'est pas la peine de discuter !

- À tout, j'espère. Il faut bien. Et il va falloir que tu t'habitues à le faire à ma place ! Tiens, tu as pensé à mes obsèques ?

Elle a dit cela d'un ton enjoué. Il baisse la tête, pinçant les lèvres.

- J'ai parlé de ça aussi à mes parents, reprend-elle. J'ai laissé mes instructions à une société de Pompes Funèbres. Le contrat est aussi dans ce tiroir. Il suffira de les appeler le moment venu. Et ils récupèreront l'argent sur mon compte en banque : il paraît que ça se fait et il y a ce qu'il faut. Je veux une incinération sans office religieux. Une urne biodégradable que vous irez immerger dans le Rhône en aval de Lyon. L'île de la Table Ronde peut-être… Tout ça se diluera et s'en ira vers la mer. En aval parce que je veux que les petits puissent voir passer l'eau, en ville, sans se dire que mes cendres sont peut-être dedans.

- Comment fais-tu pour en parler avec… ce détachement ?

- « Mourir, la belle affaire » comme chantait Brel … Dormir et ne plus se réveiller, voilà tout… Simplement, j'aurais bien aimé voir grandir les enfants… Je n'ai pas voulu leur en parler, je ne veux pas les revoir avant l'opération, pas d'adieux, c'est trop dur. Pour moi et encore plus pour eux. Je préfère qu'ils se souviennent de moi… normale, quoi. Tu leur diras que je suis à l'hôpital, que c'était urgent et que je les aime. Qu'ils se souviennent de ça. Que leur maman et leur papa les aiment plus que tout au monde. Je crois que ça les aidera à grandir.

Des larmes ont jailli de ses yeux pendant qu'elle parlait. Ceux de Clément débordent à leur tour. Il prend les mains de Mélanie et les baise avec ferveur. Elle vient enfin contre lui et il referme ses bras sur elle.

- Ce n'est pas juste !...

Elle ne répond pas. Elle reste blottie contre lui, le visage contre son épaule. Il reprend :

- Je me sens tellement… nul… Je voudrais pouvoir t'aider et je ne peux rien…

- Si. Tu me fais du bien. En ce moment il me semble que tu m'aimes et ça me fait du bien.

Il caresse ses cheveux et y pose des baisers.

- Je n'ai aimé personne comme toi …

- Je ne sais pas. C'est peut-être seulement que tu es ému mais… ça m'aide à te demander une dernière chose…

- Quoi mon amour ?

- Tu veux bien me faire l'amour encore une fois ?

Clément ne dit rien. Ses yeux s'emplissent de larmes tandis que ses mains caressent le corps de Mélanie avec une infinie tendresse, puis dénouent le paréo qui glisse sur le parquet. Il s'agenouille et sa bouche glisse sur les seins, le ventre. Elle dit : « Viens ! » et l'entraîne vers la chambre…

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