vendredi 29 octobre 2010

l'héritage 6

septembre

Sortie d'école primaire à Caluire, sous un soleil de septembre. Fabienne est parmi les parents qui attendent leurs enfants. Anaïs est déjà auprès d'elle et Bruce arrive, accompagné d'un camarade.

- Maman, c'est Régis.

- Bonjour Madame, dit Régis, très poliment.

- C'est donc toi le fameux Régis dont Bruce me parle tout le temps ? Bonjour Régis, répond Fabienne en lui tendant la main.

Une autre jeune femme, qui attendait un peu plus loin avec deux garçons paraissant six ou sept et huit ans, s'approche en souriant.

- Maman, c'est Bruce avec sa maman et sa petite sœur, lui dit Régis.

- Bonjour Madame, bonjour Bruce, bonjour la petite sœur ! dit la jeune femme.

- Elle s'appelle Anaïs, dit le plus petit des garçons. Elle est dans ma classe.

- Bonjour Anaïs, corrige la jeune femme.

- Bonjour Madame répondent en chœur Fabienne et Anaïs.

- Et lui, c'est Marco continue Anaïs.

- Et moi, c'est Thomas, dit Toto, se présente l'autre garçon.

- Je suis contente de vous rencontrer, reprend la jeune femme. Figurez-vous que depuis la rentrée Régis ne me parle que de Bruce ! Et… Il voudrait bien l'inviter à venir jouer avec lui un mercredi. Vous seriez d'accord ?

- Ma foi… Pourquoi pas ? À charge de revanche, du reste ! Moi c'est Fabienne, dit-elle en tendant la main avec un sourire cordial.

- Moi Chantal ! Écoutez, je ne sais pas vous mais moi, quand mes enfants sont invités, j'aime bien voir où ils vont. Alors si vous avez un moment, ce n'est pas loin, vous m'accompagnez chez nous, comme ça vous verrez et nous pourrons un peu faire connaissance pendant que les enfants goûteront ?

- D'accord ! Vous êtes en voiture ?

- Non, c'est à cinq minutes à pied ! Mais je n'ose quand même pas laisser les enfants tout seuls. Régis, ça irait, mais je ne veux pas lui donner la responsabilité des petits !

- Alors nous vous accompagnons. Nous, nous sommes en voiture, mais nous la récupérerons tout à l'heure.

C'est une petite villa, dans un lotissement résidentiel pour classes moyennes : rez-de-jardin surmonté de combles, avec Velux dans le toit pentu couvert de tuiles brunes et, derrière la maison, petite pelouse avec portique de jeux, entourée de haies de fusains.

Pendant que les cinq enfants mangent leurs tartines dans le jardin en bavardant, Chantal fait visiter les combles à Fabienne. Elles sont dans un couloir un peu sombre, où la lumière du jour vient par un vasistas qui éclaire l'escalier.

- Ici, c'est le domaine des enfants, explique Chantal, alors… Faites pas attention au désordre : on les laisse vivre !

Elle ouvre une porte et la lumière du Velux éclaire le couloir. C'est une grande chambre, toute en lambris de pin. Sous le Velux, du côté le plus bas, une étagère à hauteur de bureau court d'une cloison à l'autre. Un lit bas d'un côté, deux autres superposés de l'autre. Les couvertures sont à peu près tirées mais trois chaises et des jouets, pêle-mêle, jonchent le plancher.

- …comme vous voyez ! continue Chantal. Ils ont leurs WC au bout du couloir, leur salle d'eau à côté…

Elle en ouvre la porte. On voit en face une étagère accueillant deux vasques, surmontée d'un miroir et garnie de gobelets, brosses à dents et dentifrice. Contre la cloison gauche un séchoir à serviettes chauffant. À droite une cloison de carreaux de verre sépare le compartiment lavabos d'un compartiment douche à l'italienne revêtu d'une mosaïque en camaïeu de verts.

- C'est magnifique ! s'exclame Fabienne.

- C'est mon mari qui a tout installé. Quand on a acheté c'était des combles aménageables, comme ils disent, mais pas aménagés. On a bien réfléchi ensemble et il a tout réalisé.

- Eh bien ! Bravo à vous deux ! Et vous avez raison, pour les enfants, la douche, c'est mieux qu'une baignoire !

- Oui, on n'a pas besoin de les surveiller, on est sûrs qu'ils ne se noieront pas ! Puis vous voyez, ils ont de la place. Pas de rideau ou de porte embêtants à entretenir et ils peuvent chahuter sans éclabousser partout… Et ils ne s'en privent pas ! Avant ils dormaient en bas dans la chambre d'amis, et ils utilisaient la baignoire, comme nous, mais alors, les inondations ! Maintenant je suis tranquille !

- C'est vrai qu'il y a de la place ! remarque Fabienne.

- Ils y vont souvent à trois ! Comme ça, tout en s'amusant avec eux, Régis contrôle la toilette des petits, ça m'arrange bien ! Enfin maintenant qu'ils commencent à grandir, à trois c'est quand même un peu juste, mais d'un autre côté les petits savent se débrouiller, ils n'ont plus besoin du grand.

Fabienne est rêveuse.

- C'est vrai que vous avez trois garçons… C'est pratique ! Moi, avec un garçon et une fille…

- C'est vrai… Remarquez, mes neveux, enfin… les neveux de mon mari, ça a beau être un garçon et une fille ça les a jamais gênés non plus pour faire leur toilette ensemble. Mais faut dire qu'ils sont jumeaux, alors… Je ne sais pas jusqu'à quand ils continueront mais il paraît que pour l'instant, à dix ans et demi… Leurs parents n'y voient pas de problème et après tout…

- C'est vrai ! Moi je serais assez d'accord. Par contre mon ex-mari… Et je ne sais pas si c'est lui qui a chapitré Bruce, mais alors… depuis qu'il se lave tout seul plus question qu'on voie son zizi !

- Régis, ça fait un bout de temps que je ne l'ai pas vu tout nu non plus mais… En fait c'est parce que ça ne s'est pas trouvé sinon je ne crois pas que ça lui poserait un problème… Et maintenant que j'y pense, en vacances, dans la caravane, j'ai pas remarqué qu'il se cachait plus que ses frères pour se changer ! Mais vous savez c'est tellement naturel qu'on n'y prête pas attention ! Et mon mari aussi trouve que c'est bien qu'ils soient à l'aise avec leur corps. Lui il jouait au foot, alors dans les douches… Sinon il va bientôt avoir sa chambre à lui, mon Régis : il reste une pièce à aménager à côté. Quand il sera en sixième il faudra qu'il puisse travailler sans que ses frères le dérangent.

- Hé bien Chantal, je vois que c'est le paradis des enfants ici. Régis doit être bien dans sa peau et je comprends pourquoi il plaît à Bruce, qui est un peu moins bien dans la sienne ! Il ne peut que lui faire du bien !

- Alors vous voulez bien me le laisser ? Pourquoi pas mercredi prochain ? Depuis le matin, qu'ils profitent de la journée !

- D'accord. Je vous l'amènerai, puisque maintenant je connais le chemin. Et au retour je vous ferai visiter chez moi, pour que vous soyez tranquille quand Régis viendra.

Elles redescendent l'escalier.

Dans le jardin, Fabienne appelle :

- Bruce, Anaïs, dites au revoir à vos copains, on y va !

- Déjà ! regrette Bruce.

- Mais tu reviendras mercredi pour la journée annonce Chantal.

- Et moi ? dit Anaïs.

- Écoute ma puce, répond Fabienne, ils sont déjà trois garçons, avec Bruce ça va faire quatre et vous n'avez pas les mêmes jeux ! Tu verras, on va bien s'amuser toutes les deux.

***

Clément, prêt à partir à son bureau, entre dans la chambre où ses enfants sont encore endormis.

- Allez les schtroumpfs ! On se réveille ! C'est mercredi mais Léa va arriver !

Thibaud s'assoit dans son lit en se frottant les yeux.

- J'ai pas envie de me lever tout de suite ! T'as qu'à lui dire de nous laisser dormir encore un peu !

- Je veux bien mon grand mais… N'oubliez pas de vous habiller quand vous vous lèverez !

Après l'avoir embrassé ainsi que Zoé, qui semble encore profondément endormie, il sort de la chambre et en referme la porte. On entend une clé dans la serrure de la porte d'entrée.

- Bonjour Léa ! Bonjour David, dit Clément à mi-voix, en les accueillant dans le vestibule. Je vous laisse ! Les enfants ne sont pas encore réveillés. Ils ne devraient pas tarder, en attendant laissez les dormir ! Il y a du café chaud à la cuisine. Si ça vous dit…

- D'accord ! Tu as entendu David ? Il ne faut pas faire de bruit : Thibaud et Zoé dorment. Bonne journée Monsieur !

- Léa ! Appelez-moi Clément sinon je vous appelle Mademoiselle ! Ça ferait un peu vieille gouvernante, vous ne trouvez pas ?

Léa rit sans répondre et se dirige vers la cuisine tandis que Clément sort. Mais alors qu'elle se sert une tasse de café, David file tout droit vers la chambre où il se précipite vers Zoé. Brusquement réveillée, celle-ci s'accoude dans son lit pour lui faire un bisou puis se lève et va tranquillement chercher son jogging sur une chaise.

David la regarde faire, attentivement.

- Qu'est-ce que tu regardes ? lui demande Zoé en souriant.

- T'as pas de kiki ! constate le petit.

Zoé rit.

- Ben non mon bébé ! répond-elle en s'habillant. Les filles en ont pas. C'est comme ça ! Viens, on laisse dormir Thibaud.

Elle l'entraîne par la main dans le couloir où Léa arrive.

- Mon Dieu ma chérie ! Il t'a réveillée le petit monstre ! Je lui avais pourtant dit… Je suis désolée ! Tu as vu ? Je l'ai amené en jogging, comme ça, pas besoin de le changer ! Tu veux déjeuner ?

- C'est rien, Léa ! Non, je vais attendre Thibaud, on déjeunera ensemble !

***

Fabienne en double file dépose Bruce chez Régis. Chantal sort sur la porte. Fabienne s'excuse :

- Bonjour ! Je ne m'arrête pas, il n'y a pas de place ! À ce soir !

- Je vous le ramènerai ! Bruce n'aura qu'à m'indiquer le chemin !

- Tu sauras, Bruce ?

- De toute façon, avec votre adresse et un plan… assure Chantal. Allez, à ce soir !

- À ce soir ! lance Anaïs, du fond de la voiture.

Elles sont rentrées. Anaïs a l'air boudeur.

- À quoi veux-tu qu'on joue ensemble, ma puce ?

Anaïs relève la tête pour répondre :

- On pourrait pas se baigner ? Regarde, il y a du soleil, je suis sûre qu'elle est pas froide.

- D'accord ma chérie. Allez, on va mettre nos maillots.

Elles se dirigent vers le séchoir où ils sont restés étendus, et commencent à se déshabiller.

- À moins que… dit soudain Fabienne.

Anaïs, déjà à moitié nue, s'arrête, le regard interrogateur.

- Après tout, continue sa mère, puisqu'on n'est que nous deux on n'en a peut-être pas besoin, des maillots ! Qu'est-ce que tu en penses ?

- Tu veux dire nous baigner toutes nues ?

Le ton d'Anaïs exprime un grand étonnement.

- Pourquoi pas ? Quand on prend notre bain ensemble dans la baignoire, on n'en met pas ! Et puisque dans le jardin personne nous voit, c'est pareil !… Mais si tu préfères qu'on les mette, on fait comme tu veux, ma puce.

La petite achève de se déshabiller sans rien dire, prend le petit slip à ficelles, et le regarde, hésitante.

- Il est joli mon maillot, tu trouves pas ?

- Bien sûr ! Et il te va très bien… Mais moi je te trouve encore plus jolie comme ça, mon bébé ! continue-t-elle en s'agenouillant pour l'embrasser. C'est comme tu as envie.

Anaïs hésite encore une seconde puis se décide :

- On les met pas.

Elle fait quelques pas vers la piscine puis se ravise :

- Je vais chercher mes Barbies !

Et elle disparaît dans la maison.

***

Dans le jardin de Régis, où un soleil de fin de matinée donne à plein, les quatre garçons jouent au ballon.

- Ouf j'ai chaud ! dit Marco en s'arrêtant, tout rouge. Maman, crie-t-il, je peux enlever mon tee-shirt ?

- Tant que tu cours, d'accord ! répond la voix de Chantal. Mais si tu t'arrêtes à l'ombre, tu le remets ! Promis ?

- Promis, Maman !

- Et c'est valable aussi pour les autres !

Les quatre garçons reprennent leur jeu torse nu.

***

Léa est en train de passer l'aspirateur dans le salon. Thibaud et Zoé sortent de leur chambre habillés en Robin des Bois et Lady Marianne et viennent se montrer à elle. David trotte derrière eux. Elle arrête l'appareil pour leur dire :

- Ils sont beaux vos costumes !

- On en a plein ! dit Zoé. Mais ça donne envie à David. Il va falloir qu'on recherche à la cave s'il nous en reste pas de quand on était petits. Quand il a vu qu'on se changeait il voulait se déshabiller !

- On demandera à Papa où il a rangé la clé, dit Thibaud.

***

À la fin de l'après-midi, Fabienne et Anaïs, sont encore nues dans le jardin, la mère lisant allongée sur un drap de bain, la fille à genoux sur un autre, assise sur ses talons, coiffant ses poupées.

- Il va falloir se rhabiller, ma puce, dit Fabienne. Chantal va pas tarder à ramener Bruce. Et de toutes façons, il n'y a presque plus de soleil sur le jardin et je trouve que le vent fraîchit.

- Dommage, on était bien, tu trouves pas Maman ? dit la petite en se levant. Pourquoi on peut pas rester tout le temps toutes nues ?

Fabienne sourit.

- Déjà parce qu'on aurait froid ! Et puis… Parce que dans nos pays on est habitués comme ça. Il y a des gens qui ont décidé il y a déjà longtemps qu'on doit cacher certaines parties du corps et maintenant c'est la loi. Mais chez nous, si personne peut nous voir de dehors, on fait comme on veut.

***

Chantal et ses enfants ramènent Bruce. Pendant que Fabienne fait visiter la maison à Chantal, les garçons vont dans le jardin.

- Ouaouh ! s'exclame Marco. Vous avez une piscine ?

- Dommage qu'on n'a pas nos maillots, dit Toto.

- Elle est petite, répond Bruce. Et puis… elle commence à être plutôt froide !

- Avec Maman on s'est baignées cet après-midi, proteste Anaïs. Et même ce matin !

- Oui mais au soleil ! Maintenant il fait trop froid ! tranche Bruce.

Les mamans les rejoignent.

- Tu as vu la piscine, Maman ? insiste Marco.

- Je n'avais pas pensé à vous le proposer, dit Fabienne, mais s'il fait encore beau mercredi prochain, vous pourrez peut-être venir vous baigner l'après-midi ! Je ne vous propose pas samedi parce que les enfants sont chez leur père.

- Nous n'allons pas vous envahir ! proteste Chantal.

- On verra bien le temps qu'il fera, répond Fabienne. Mais en tout cas, Régis peut venir passer la journée.

***

Au moment où Fabienne reconduit Chantal et ses enfants au portail le téléphone sonne dans la maison.

- Excuse-moi Chantal dit Fabienne avec un petit geste de justification. À bientôt ! On se rappelle pour mercredi !

Et elle rentre pour répondre.

- Ah c'est toi ?

Puis aux enfants qui l'ont suivie :

- C'est Tante Caro, allez jouer !

Elle s'assoit.

- Bon, alors raconte ! Qu'est-ce qu'il t'arrive ?... Ma pauvre chérie ! Mais je croyais que c'était le grand amour ! Et cette lune de miel en Grèce !... Attends, si c'est toi qui l'as viré, c'est lui qui devrait pleurer, pas toi !... Non, ma chérie, je ne me moque pas de toi, je t'aime !... Non, je plaisantais pour essayer de te faire sourire mais je comprends !... Écoute, ce week-end j'ai pas les enfants : tu veux pas venir le passer avec moi ? Ça te changerait les idées !... Bon d'accord, c'est moi qui descends mais… Bon, je vais demander à Charles si ça l'ennuie pas de les prendre vendredi soir, comme ça je pourrai partir de bonne heure samedi matin… Ou même vendredi soir, d'accord, s'il les prend assez tôt… Bien sûr Caro ! Tu sais bien que tu peux toujours compter sur ta grande sœur ! Allez, mouche-toi, bois un coup et respire !... Enfin, bois un coup, j'ai comme l'impression que c'est déjà fait alors il faudrait plutôt arrêter, non ?... Bon. Écoute, je devrais être là vendredi soir vers onze heures minuit : tu seras sage d'ici là ?... D'accord. Je t'aime.

***

- Thibaud ! Tu dors ?

Les perforations du store laissent filtrer un demi-jour dans la chambre des enfants. Zoé est encore dans son lit et elle a parlé à voix basse sans quitter sa position allongée sur le dos.

- Non. On se lève ?

- Oui ! Attends, je vais faire pipi !

En attendant que sa sœur revienne, Thibaud a un peu remonté le store et l'on peut apercevoir un lambeau de ciel bleu.

- Qu'est-ce qu'on va faire aujourd'hui ? demande-t-elle en le rejoignant. T'as vu ? Il fait beau ! Moi, j'aimerais bien que Papa nous emmène nous baigner. Tu crois qu'il dort encore ?

- On va voir ?

Sur la pointe des pieds, les enfants se glissent dans la chambre de leur père, s'approchent du lit.

Clément attend qu'ils soient à sa portée pour se redresser d'un coup et les prendre dans ses bras.

- Bonjour mes amours !

Les amours grimpent sur le lit et s'installent chacun d'un côté de leur père.

- Papa ! commence Zoé sans traîner. Il fait beau ! Tu veux bien qu'on aille se baigner ?

- Se baigner ? répond Clément. Où ça ?

- On pourrait aller au Club ! propose Thibaud.

- Le Club ? J'ai pas trop envie mes chéris. Vous savez, on va nous poser des questions et…

- T'as raison se hâte de répondre Thibaud. Alors…

- On pourrait pas aller à La Sablière ? lance Zoé.

- À La Sablière ? Ça fait loin, ça ! Aller-retour, au moins cinq heures de route, c'est pas un peu beaucoup pour aller se baigner ?... À moins que… Après tout si c'était pour les deux jours…

- Oui ! Génial ! s'écrie Thibaud.

- Quoi ? interroge Zoé qui n'a pas tout compris.

- On dort à La Sablière et on revient que demain soir ! explique Thibaud.

- Ouiiiii ! s'exclame à son tour la petite en s'accrochant au cou de son père pour le couvrir de bisous.

- Pas si vite ! objecte Clément. Attendez : il faut d'abord que je téléphone pour savoir primo quel temps il y fait, et secundo si on peut louer une tente pour ce soir, en bas, près de la rivière.

***

Fabienne et Caro s'installent sur les galets, sur la plage bien ensoleillée de Cagnes. Caro est une belle blonde de trente ans, un peu plus pulpeuse que son aînée. Elle déroule un matelas de plage sur les galets, s'y assoit, se déshabille rapidement et s'allonge sur le dos, seins nus. Fabienne a déplié son matelas à côté d'elle et se déshabille à son tour avant de s'y asseoir. Elle porte un deux-pièces noir. Elle pose sur sa sœur un regard plein de tendresse.

- Ton bronzage est superbe ! Tu es superbe !

Caro s'accoude pour lui répondre.

- Merci. Tu n'es pas mal non plus, ma grande ! Mais tu gardes ton soutif ? Je croyais que tu avais franchi le pas !

- Tu as raison, répond Fabienne en le dégrafant. Mais sur une plage publique, ça ne me vient pas encore tout seul. Puis tu vois, ils sont plus tout à fait blancs mais…

Elle s'allonge à son tour.

- Ça on s'en fiche ! déclare Caro. D'ailleurs, regarde : on est pas les seules !

En ce samedi de mi-septembre, la plage n'est pas surpeuplée mais il y a tout de même quelques familles, quelques couples âgés et, à portée de regard des deux sœurs, deux ou trois femmes entre deux âges qui ont en effet les seins nus.

Fabienne s'est assise.

Tu vois ? continue Caro. Il y en a des toutes bronzées, comme moi, et des comme toi. Enfin… pour le bronzage, parce que t'es quand même mieux !

- Merci. Mais t'as remarqué ? Les petites filles qui jouent dans les vagues, elles ont toutes des soutifs, elles, même les plus petites ! Quelle connerie !

- Tu en mets pas, toi, à la tienne ?

- Pour l'école elle a un maillot de piscine et jusqu'à présent elle en avait pas d'autre, mais un soutif, non ! C'est quoi, ça ? Leur faire cacher leur poitrine sous prétexte que plus tard elles auront des seins ! Parce que c'est ça ! Sinon on la ferait cacher aussi aux garçons, non ? Bande d'obsédés !

- C'est les sexualiser avant l'heure, comme disait un de mes ex !

- Pas con ! Et tu l'as pas gardé celui-là ?

- Tu te souviens pas ? C'est celui que son ex-femme a récupéré en lui faisant un enfant… Enfin il paraît qu'il était de lui…

- Tu vois ! Tu parleras bientôt de Nicolas avec autant de détachement que de lui !

- Je sais ! Et de toutes façons j'allais pas me laisser mettre en cage ! Mais c'est quand même un mauvais moment à passer… Mais toi au fait ? Pas de nouvelles de ton naturiste ?

- Non ! souffle Fabienne dont le regard s'assombrit. Je lui avais pourtant dit que je serais libre ce week-end…

- Et finalement tu ne l'es pas, regarde ! Peut-être lui non plus !

- C'est vrai. Dommage. Mais je ne vais quand même pas le relancer !

- Donc tu y penses !

- Non mais de quoi j'aurais l'air ?

- S'il est aussi ouvert, aussi nature que tu me le disais l'autre jour… Tu lui fais juste un petit SMS tout simple, genre « Quoi de neuf docteur ? »

- Un SMS ? Pas bête. Ça lui laisse le choix de répondre ou pas et… Peut-être… Je vais y penser. On va se baigner ?

- Comme ça au moins tu sauras s'il a envie de reprendre le dialogue ou pas ! conclut Caro. Allez ! La première au radeau !

***

Assis sur leurs serviettes, Clément et ses enfants mangent un sandwich au bord de la rivière.

- T'as vu Papa ? dit Zoé en avalant une bouchée. Ya une dame, là-bas, elle ressemble à ta copine, tu trouves pas ?

- Ma copine ? Ah tu veux dire Fabienne ? Peut-être un peu, oui. Ça me fait penser que depuis que je l'ai ramenée chez elle… Tu sais, je l'avais juste rencontrée en vacances, sur la Côte d'Azur !... Quand même il faudra que… continue-t-il à mi-voix.

Thibaud gourmande sa sœur.

- Pourquoi tu parles d'elle ? On est pas bien tous les trois ?

- Ben oui ! se défend la petite qui tombe des nues. N'empêche que la dame là-bas, elle…

- Papa ! coupe Thibaud. J'aimerais bien qu'on saute des rochers tous les trois en se donnant la main tout à l'heure ! Tu voudrais bien, dis ?

- Ça vous ferait plaisir ?

- Oui ! s'écrie Zoé, enthousiaste.

***

Dans un parking en ville, Clément vient de s'installer seul au volant de sa voiture quand son téléphone sonne.

Sur le petit écran s'affiche une seule phrase : « Quoi de neuf docteur ? » Il fait une grimace et reste un instant perplexe puis se décide.

Il sélectionne l'option « répondre » et tape : « Excuse-moi. Si tu peux me donner ton adresse, poste ou net, je t'expliquerai. »

***

C'est le soir. Fabienne tape à la porte de la chambre de Bruce qui répond :

- Oui ?

Elle entre. Il est en train de lire dans son lit. Elle dit :

- Il est temps de dormir maintenant. Bonsoir mon grand !

- Encore une minute ! Je voudrais finir le chapitre.

- Et il est encore long ?

Bruce feuillette :

- Trois pages !

- D'accord, mais pas plus ! Promis ?

- Promis.

Elle lui fait un gros bisou qu'il lui rend du bout des lèvres, pressé de reprendre sa lecture.

Elle passe dans la chambre d'Anaïs, qu'elle trouve assise par terre, brossant les cheveux d'une poupée Barbie.

- Allez, ma puce ! Dodo !

Elle se penche pour l'embrasser mais la petite court se coucher.

- Un câlin, Maman.

Fabienne ressort de la chambre en éteignant la lumière après un gros câlin.

Elle se dirige vers son bureau, appelle d'un clic un texte sur l'écran de son ordinateur devant lequel elle s'installe, le téléphone à la main, et fait un numéro.

- …Caro ? Tu es disponible ? Bon alors je te raconte. Il m'a répondu par une vraie lettre sur ma messagerie. Je te la lis :

Ma chère Fabienne,

L'explication de mon silence tient en quelques mots : Mélanie, la mère de mes enfants, a été emportée il y a trois semaines par une tumeur au cerveau.

Elle m'a demandé avant de mourir de prendre sa place auprès d'eux, dans l'appartement qu'elle leur laisse en héritage, pour que leur vie sans elle soit le moins possible différente de ce qu'elle était avec elle.

Tu peux comprendre que ces événements ne m'ont pas laissé le loisir de penser à autre chose. Une vie à réorganiser. Dans cette vie nouvelle, la nécessité de leur donner tout le temps que me laisse mon travail. Ma mère m'a aidé quelques jours, puis nous avons trouvé une jeune femme pour les prendre à la sortie de l'école et attendre auprès d'eux que je rentre, s'occuper d'eux aussi le mercredi. Mais je leur dois tout mon temps libre. Et pas seulement mon temps.

Notre relation, à toi et moi, a été belle : je te dois donc une totale sincérité. La mort de Mélanie m'a bouleversé. Elle a réveillé, révélé l'amour que j'avais eu pour elle. Elle m'a mis, vis-à-vis des petits, face à une responsabilité dans laquelle je trouve actuellement un bonheur d'autant plus total qu' y entre aussi le sentiment d'avoir ainsi renoué avec cet amour.

J'aimerais que tu ne m'en veuilles pas. Le souvenir de ce qui a été et de ce qui aurait pu être entre nous restera pour moi une belle chose. J'espère qu'il en sera de même pour toi.

Clément.

Un silence. Puis,

- Comme tu dis, oui, c'est du lourd !... Tu sais j'ai reçu ça tout à l'heure et… Non, j'ai pas encore vraiment digéré, quoi !... Ben non ! Exclus ! Non, je t'ai dit, c'est le gars qui triche pas ! Il a dû peser ses mots mais il triche pas. Non, moi, tu vois, sa Mélanie, je la connaissais pas mais juste, d'après ce qu'il m'en a dit c'était pas n'importe qui comme fille et puis… dans nos âges ! Rien que ça, ça m'a fichu un coup ! Alors lui, j'imagine ! Puis avec les enfants à reprendre en charge tout seul !... Non ! Je veux dire question temps libre bien sûr, mais sentimentalement aussi, je comprends qu'il sache plus très bien où il en est !... J'y ai pensé oui, forcément ! Mais… Matériellement je vois le merdier mais sentimentalement, non, j'arrive pas vraiment à imaginer. On a beau dire, Charles, bien sûr je lui en ai voulu mais maintenant… J'ai quand même l'impression que ça me ferait un sacré vide, si tu vois ce que je veux dire !... Ce que je vais faire ? Qu'est-ce que tu veux que je fasse ? J'ai le choix ?... D'accord je te la transmets et on en reparle à tête reposée. Toi ça va ?... D'accord, je te l'envoie. À plus ma grande, bisous !

***

La voiture de Clément s'arrête pour déposer ses enfants devant l'école. Au même moment, une jeune femme passe juste à côté, accompagnée d'une fillette.

- Papa, c'est Clara avec sa maman ! dit Zoé en les arrêtant pour embrasser sa camarade, tandis que Thibaud descend à son tour de voiture.

- Bonjour Zoé ! dit la jeune femme. Ça tombe bien que ton papa soit là. Bonjour Monsieur !

- Sans arrêter le moteur, Clément sort de la voiture pour aller serrer la main de la jeune femme.

- Ce n'est pas le lieu ni le moment pour une conversation, mais je voulais juste vous demander : Clara me dit que Zoé voudrait l'inviter samedi. Vous êtes au courant ?

- Bien sûr ! Mais je lui avais dit de vous demander votre téléphone pour vous appeler à ce sujet.

- Clara le lui donnera ! Je ne vous retarde pas davantage !

***

C'est à nouveau le soir et Fabienne est à nouveau devant son ordinateur, en train de téléphoner.

- Oui, c'est clair ! Sa lettre est pesée mot par mot, mais ça n'exclut pas la sincérité : le souci d'être juste, quoi… Voilà : une forme de respect, c'est ça… Eh oui, c'est d'autant plus dommage : il est décidément bien ce mec !... Bien sûr que j'en aurais envie mais il faut se faire une raison, c'est vrai qu'il n'est pas disponible ! À aucun point de vue !... De toutes façons, je lui dois une réponse mais… Ce ne serait pas un peu hypocrite ? Et cousu de fil blanc en plus !... Tu trouves ? Pour moi sa dernière phrase, c'est plutôt un façon délicate de solder un compte !... Honnêtement oui, je me sentirais. Tu sais, c'était tout de même pas la passion ! Tu sais bien, c'était la formule classique à l'envers : sexe d'abord, et plus si affinités. Plus, c'est bien quelque chose de l'ordre de l'amitié et du coup, le sexe, c'était bien mais ce n'est plus l'essentiel… Gagner du temps, oui, tu as raison. Je vais essayer.

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