samedi 30 octobre 2010

l'héritage 7

Automne

Léa et les enfants rentrent de l'école sous une pluie battante que le vent rabat violemment contre les vitres latérales de la voiture. Le temps d'embarquer ils sont sérieusement mouillés.

- Heureusement que j'ai pris un jogging pour David, remarque Léa. Je vais pouvoir le changer.

Arrivés dans l'appartement Zoé et Thibaud vont tout droit vers leur chambre tandis que, dans le salon, Léa s'occupe de David. Pendant qu'elle commence à le déshabiller, son regard s'accroche au linge étendu sur un séchoir, sur le balcon, et qui prend la pluie de plein fouet.

À ce moment on entend la voix de Thibaud :

- Léa ! T'as pas vu nos joggings ?

- Comment tu veux ? dit Zoé. C'est Papa qui les a lavés hier, elle peut pas savoir où ils sont !

- Aïe aïe aïe ! s'écrie Léa. J'ai bien l'impression que vous les aviez laissés à sécher sur le balcon et alors !...

- Ah là là ! Comment on va faire ? s'inquiète Zoé.

- Vous n'en avez pas d'autre ?

- Ben non ! Papa a dit qu'il nous en achèterait mais on a oublié.

Léa, qui a fini de mettre le haut de son jogging sec à David, s'approche de la porte ouverte de la chambre pour répondre :

- Vous n'avez qu'à mettre vos pyjamas !

- Quels pyjamas ? demande étourdiment la fillette.

- Ben, ceux de la colo, maligne ! intervient son frère. Maman les avait rangés dans notre armoire quand on est revenus !

C'est seulement à ce moment qu'arrivée devant la porte, Léa s'aperçoit que Zoé est nue et que, derrière elle, c'est dans la même tenue que Thibaud est en train d'ouvrir le meuble. Elle ne paraît pas scandalisée, non, mais tout de même étonnée. Assez pour que Zoé se rende enfin compte de la situation.

- Oh pardon ! s'excuse-t-elle, sans pour autant esquisser le moindre geste pour se cacher. On était déjà déshabillés quand on a vu que …

- Pas la peine de vous excuser, répond Léa en souriant. À votre âge… Je peux bien vous voir tout nus si, vous, ça vous dérange pas !… Et ça a pas l'air ! continue-t-elle en riant. Mais qu'est-ce que c'est que cette histoire de pyjamas de la colo ? Vous ne pouvez pas mettre ceux avec lesquels vous avez dormi la nuit dernière ?

- Ben… hésite Thibaud. C'est que…

- Ya qu'à lui dire ! décide Zoé. On va pas tout le temps faire des cachotteries ! En fait, des pyjamas, Maman nous en avait acheté pour la colo, bien sûr, mais ici on n'en met jamais. Elle trouvait que c'est mieux.

Léa est visiblement surprise. Instinctivement, elle regarde la petite fille de la tête aux pieds.

- Ah bon ? Je comprends mieux… murmure-t-elle. Et…

- Ben oui ! On est naturistes ! avoue Thibaud.

- Papa voulait pas qu'on te le dise parce qu'il avait peur que ça te choque et que tu veuilles plus t'occuper de nous. Tu vas pas nous laisser tomber, dis, Léa !

- Naturistes ? Ah oui ? Les gens qui passent leurs vacances tout nus ? C'est pour ça que tu es bronzée de partout ! Bien sûr que non mes poussins, je vais pas vous laisser tomber ! répond-elle en caressant les cheveux de la petite. Moi j'ai pas été élevée comme ça. Je ne dors pas toute nue et David non plus. Et quand j'avais votre âge, avec mes frères, même celui qui a juste un an de moins que moi, on se voyait jamais tout nus. Mais si vos parents pensent que c'est bien, ça les regarde. Moi ça ne me dérange pas !

- T'es super cool ! s'écrient les deux enfants en se précipitant sur la jeune femme pour l'embrasser.

- En fait, reprend Zoé, apparemment soulagée de pouvoir enfin parler librement, les joggings, c'est pour toi qu'on les met ! Nous, avec Maman on restait tout nus tout le temps à la maison, comme à la Sablière. Et avec Papa aussi.

- C'est quoi la Sablière ?

- C'est là où on était en vacances avec Papa, Mamie et Papy, explique Thibaud. Si tu veux on te montrera les images. C'est vachement grand, et en bas il y a une rivière et tout le monde est tout nu, sauf des fois dehors le matin quand il fait trop froid, ou le soir. Mais ici Maman disait qu'avec vingt degrés dans l'appart on n'a pas besoin de s'habiller. Et c'est vrai qu'on n'a pas froid. On a l'habitude !

- Et… vous préférez ? Vous aimez pas être habillés ?

- Si ! Quand il faut, ça nous gêne pas, on a l'habitude aussi !

- Puis on aime bien les habits, quand ils sont jolis, ajoute Zoé. Mais quand on peut, on préfère nus. On est plus à l'aise ! T'as jamais essayé ? Toute seule…

C'est à ce moment que, cherchant machinalement son fils des yeux, Léa l'aperçoit au milieu de la chambre en train d'essayer de se déshabiller.

- Hé ben David ! Qu'est-ce que tu fais ?

Le petit s'arrête, hésitant.

- Tu vois, lui aussi il préfère, s'exclame Zoé en riant.

- Bien sûr, tiens, reprend Léa en riant aussi. Il vous voit rester comme ça depuis un moment qu'on bavarde, alors comme il veut toujours faire tout comme vous ! Mais Zoé et Thibaud vont pas rester tout nus, David ! Ils vont mettre leurs pyjamas !

- C'est vrai ! dit Thibaud en retournant vers l'armoire. Tant pis David ! Une autre fois peut-être ! ajoute-t-il sur un ton de parodie.

- Passe moi le mien ! soupire Zoé.

Léa semble réfléchir intensément.

- Vous savez, dit-elle enfin, si vos parents voulaient vous élever comme ça, peut-être qu'il faudrait pas vous en empêcher pour moi ! C'est eux qui décident et moi, en fait, ça m'est égal !

- Alors on n'est pas obligés ? s'empresse de demander Zoé.

- Vous êtes bien sûrs que votre père serait d'accord ?

- Papa, il veut qu'on fasse tout comme avec Maman, explique Thibaud. C'est juste qu'il osait pas te parler de ça. Mais si tu es d'accord !

- Je suis d'accord pour que vous fassiez… comme votre maman voulait, conclut Léa, visiblement émue.

Les pyjamas retournent sans plus tarder dans l'armoire et David, qui attendait, hésitant, reprend son déshabillage où il l'avait laissé.

Léa le regarde faire, hésitante à son tour. Comment interdire à son fils ce qu'elle autorise aux deux autres ?

- Après tout, dit-elle… C'est normal qu'il veuille faire comme vous !

- Et ça t'embête ? demande Thbaud.

- Pas vraiment, à son âge. Faudrait juste pas qu'il fasse ça à l'école !

- Ya qu'à lui expliquer, tu sais ! assure Zoé. Nous on s'est jamais mis tout nus à l'école ! Je peux l'aider ? Regarde ! Il essaye d'enlever son pantalon mais c'est ses chaussures qui le gênent.

- D'accord : aide-le, décide Léa.

Zoé s'agenouille pour dénouer les lacets et, dans cette position, elle fait soudain une découverte.

- Il est drôle son zizi ! s'étonne-t-elle. Il est pas comme celui de Thibaud !

Léa semble embarrassée.

- Ben ya pas que lui ! intervient Thibaud. T'as pas remarqué ? Y en a plein des hommes et des garçons qui ont le zizi comme ça !

- Ben non ! Moi tu sais, les zizis ça m'intéresse pas, c'est juste parce que là je vois celui de David juste devant mon nez !

- J'en reviens pas de vous entendre parler comme ça tous les deux, pas gênés ! dit Léa, admirative. En fait David, c'est parce qu'on est juifs, dans ma famille.

- C'est quoi, juifs ? demande Zoé.

- Vous croyez en Dieu ?

- On a des copains qui y croient, dit Thibaud, mais nous…

- Eh bien nous les Juifs, et les Musulmans aussi, on croit que Dieu veut qu'on coupe un petit bout de peau au bout du zizi des petits garçons. On appelle ça la circoncision. Et il y en a aussi qui font ça parce qu'il les gêne pour faire pipi, ce petit bout de peau, ou juste parce qu'ils trouvent que c'est mieux.

- Et ça fait pas mal ? s'inquiète Thibaud.

- Pas trop, je crois. À David, on lui a fait quand il était tout petit, il se souvient pas.

- En tout cas, moi, il me gêne pas mon bout de peau. Je peux même le retrousser pour être comme David, si je veux. Mais après, quand je bouge, ça reste pas.

- Fais voir ! dit Zoé, curieuse.

- Bon, allez, conclut Léa, moins à l'aise que les enfants. On va pas passer la soirée à parler de zizi. Vous faites comme vous voulez et ce soir on en parlera à votre papa. C'est pas que je vous crois pas, sinon je vous ferais mettre vos pyjamas, mais quand même, faut qu'on s'explique.

***

- Bonne nuit les schtroumpfs !

- Bonne nuit Ppa !

Clément embrasse ses deux enfants dans leurs lits, éteint la lumière et va s'installer devant son ordinateur pour consulter ses messages.

Celui de Fabienne s'affiche :

De tout cœur avec vous trois, très sincèrement, et crois bien que je te comprends. Mais si tu le veux bien, nous pourrions peut-être rester en relations sur cette messagerie. J'aimerais avoir des nouvelles de tes enfants, t'en donner des miens…

Tu permets que je dise « amicalement » ?

Fabienne.

Clément reste un moment rêveur. Puis il clique sur « répondre » et tape :

C'est gentil de ta part. Mes enfants vont bien. Bien mieux que je n'aurais cru. Ils sont vraiment forts et c'est sûrement à leur mère qu'ils doivent cette force et cet équilibre. Même, ils ont si bien séduit la baby-sitter qu'elle admet leurs habitudes naturistes. Sans les partager, évidemment.

Et les tiens ?

Amicalement,

Clément.

***

Zoé court décrocher le téléphone qui sonnait dans le salon.

- Papa ? D'accord, je te passe Léa. Bisou. Léa, Papa veut te parler !

Léa prend l'appareil.

- Bonsoir Mons… pardon : Clément… Non, pas de problème !... À tout à l'heure !

Elle raccroche.

- Votre papa est un peu retardé, il ne sera là que dans une demi-heure.

- On pourrait peut-être faire quand même notre bain en l'attendant, propose Thibaud. D'habitude on le fait à cette heure-ci.

- Bien sûr ! approuve Léa. Il n'y a pas de raison !

Mais elle s'étonne en voyant les deux enfants entrer ensemble dans la salle de bain :

- Vous le prenez ensemble ?

C'est au tour de Zoé de s'étonner.

- Ben… Oui ! On l'a toujours pris ensemble, pourquoi ?

Léa hésite, prise de court, puis,

- C'est vrai en fait, il n'y a pas de raison puisque vous êtes tout le temps tout nus ensemble. Vous savez, il faut que je m'habitue ! Moi, je vous l'ai dit, avec mon petit frère, on se voyait jamais tout nus, alors prendre notre bain ensemble, vous pensez !

- Nous, c'est ça qu'on trouve drôle, explique Thibaud. On sait bien que pour la plupart des gens c'est comme tu dis, Maman nous l'avait dit, mais on comprend pas vraiment pourquoi.

- Et comme on n'en parle pas avec eux… ajoute Zoé. Tu comprends pourquoi, toi ?

- Je crois. Mais… c'est un peu difficile à expliquer. Il vaudrait mieux demander à votre père. Puis au fond peut-être que c'est vous qui avez raison.

Thibaud rit.

- T'oses pas en parler parce que ça a un rapport avec le sexe ? Ça on a compris, mais à notre âge, et en plus frère et sœur, le sexe…

La mimique qui achève cette déclaration signifie clairement que Thibaud ne se sent pas du tout concerné par la question.

Pendant cet échange, les enfants ont préparé un bain moussant dans lequel, après y avoir jeté quelques accessoires destinés à leur jeux aquatiques ordinaires, ils entrent maintenant. David les a suivis dans la salle de bain et manifeste clairement son intention de les y rejoindre.

- Non, David ! dit Léa. Toi, ton bain, tu l'auras tout à l'heure, chez nous !

- Tu sais, s'il a envie, il nous gêne pas ! Pas vrai Thibaud ?

- Non, il nous gêne pas, confirme Thibaud.

Léa soupire et ses bras font un geste d'impuissance, puis elle cède et soulève le petit pour le placer dans la baignoire, entre les deux grands.

Ils n'en sont pas encore sortis quand Clément rentre.

- C'est eux qui ont voulu, s'excuse Léa. Je n'ai pas osé leur dire non !

- Est-ce que vous savez leur dire non quelquefois ? s'amuse Clément.

Léa réfléchit.

- En fait s'ils ne m'avaient pas expliqué, l'autre jour, je crois que leur aurais défendu de rester tout nus. Moi, mes parents étaient tellement stricts là-dessus ! Mais puisque ça, c'est leur maman qui les a habitués et que vous êtes d'accord, bien sûr je n'ai rien à dire. C'est peut-être bien vous qui avez raison, d'ailleurs. Quand je vois faire le mien… Lui, il ne se pose pas de question, c'est clair. Sinon ils sont tellement gentils ! Je n'ai jamais eu besoin de leur dire non !

- Bon, dit Clément. Tant mieux ! Mais méfiez-vous quand même ! Des enfants de leur âge qui ne font pas de bêtises, ça n'existe pas ! Des adultes non plus d'ailleurs, ajoute-t-il en riant pour prévenir leurs protestations. Mais non, pour le bain en ce qui me concerne, pas de problème. Vous savez, je comprends vos scrupules : si vous mettez tout d'un coup tout nus ensemble des enfants de l'âge des miens à qui on a toujours appris à cacher soigneusement leur sexe, au premier abord ils vont ne penser qu'à ça, c'est évident. Mais en général ça ne durera pas. Et quant à ceux qui, comme les miens, ont été habitués à ne rien cacher, un sexe nu ne les trouble pas plus que n'importe quelle autre partie du corps. C'est l'obligation de le cacher qui lui donne une importance… qu'il ne devrait pas avoir à leur âge.

- C'est logique, il n'y a pas à dire ! En tout cas il est tellement heureux ici, mon David ! Chez nous c'est petit, pour la toilette j'ai juste une cuvette pour le doucher devant le lavabo, alors vous imaginez !

- Non, je n'imaginais pas, dit Clément. Vous savez, vous pouvez lui donner son bain ici autant que vous voulez ! Et vous-même, si vous voulez profiter de la salle de bains, ne vous gênez pas !

Léa rougit subitement.

- Oh ben non ! Quand même !

- Je veux dire quand vous êtes seule, naturellement ! Vraiment, vous auriez tort !

Il sourit, et elle rougit de plus belle.

- Je ne cherche pas à vous convertir au naturisme, Léa. Mais si le sujet vous intéresse, j'ai une vidéo qui pourra vous donner une idée assez juste, bien qu'elle date déjà de quelques années. Ça s'appelle « Vivre nu. À la recherche du paradis perdu. » Quand vous aurez le temps, parce que c'est quand même assez long.

- Tu veux qu'elle regarde ça ? intervient Thibaud, qui sort de la salle de bain en finissant de s'essuyer. Zoé et moi on trouve que c'est un peu ch… ennuyeux parce que ça parle beaucoup, mais si tu la regardes tu verras où on va en vacances. C'est génial !

- En tout cas, pour le bain, pensez-y ! Vous auriez tort de vous gêner !

- Si vous insistez… Merci. Je ne dis pas non. Maintenant je vais rhabiller David !

***

La porte de la salle de bain est ouverte et Léa rêve dans un bain de mousse. Elle se revoit dans une autre salle de bain, pareillement allongée, de l'eau jusqu'au menton, tenant David assis sur son ventre, puis à la maternité et cette fois, sur son ventre nu, c'est David nouveau-né. Il vient juste d'en sortir et le cordon ombilical n'est pas encore coupé. Puis elle se souvient de David partageant le bain de Thibaud et Zoé.

Léa sort de son bain, ouvre la vidange, s'enroule dans une serviette pour s'essuyer puis, devant la glace où l'on peut se voir en pied, la laisse tomber pour se regarder quelques secondes. C'est une jeune femme aux hanches pleines, aux seins un peu lourds, mais sans excès. Elle ôte la charlotte qui retenait ses cheveux pour les laisser tomber sur ses épaules et sourit à son image. Elle retourne à la baignoire, pour la rincer, puis va vers les vêtements accrochés à la patère.

- T'as jamais essayé ? Toute seule…

Elle se souvient de la question de Zoé, à laquelle elle n'avait pas répondu. Elle laisse retomber la main déjà tendue et, timidement, comme s'il y avait dans l'appartement quelqu'un qui pût la surprendre, elle s'y aventure après avoir éteint la lumière dans la salle de bain.

Les vastes baies coulissantes qui donnent sur le balcon n'ont pas de rideau, mais jusqu'au lointain massif du Mont Blanc, il n'y a pas de vis-à-vis. Toujours hésitante, Léa en ouvre une, se risque dans l'embrasure où le vent s'engouffre puis bat en retraite, frissonnante.

Elle se dirige vers la salle de bain mais, passant devant la cuisine, elle s'y arrête pour préparer le goûter des enfants. Ses gestes sont d'abord si empruntés qu'elle fait tomber le couteau dont elle se servait pour les tartines.

- Merde !

Comme si l'incident avait rompu un enchantement, c'est tout à fait naturellement qu'elle le ramasse rapidement, le pose dans l'évier où elle prend une éponge, sur laquelle elle verse quelques gouttes de détergent pour effacer les traces de Nutella sur le sol, puis qu'elle utilise pour nettoyer le couteau avant de rincer l'un et l'autre. Enfin elle s'essuie les mains, regarde l'affichage du four, qui marque 16 heures, et regagne la salle de bain.

Quelques minutes plus tard, rhabillée et recoiffée, elle quitte l'appartement.

***

Tu sais, tape Clément sur le clavier de son ordinateur, la baby-sitter m'apporte une aide considérable sur le plan pratique, mais en plus elle a très bien su trouver sa place avec les enfants. Pas du tout un substitut de leur mère – d'ailleurs elle est beaucoup plus jeune – mais justement, de ce fait, plutôt une sorte de grande sœur. Leur mère…Ils n'en parlent presque jamais et quand ils le font c'est très sereinement, mais elle est totalement présente. En eux et même en moi. Cette sérénité, c'est elle. Je suis agnostique, mais pour moi, la survie après la mort, elle est là. Dans la trace qu'on laisse à l'intérieur des gens avec qui on a partagé quelque chose. Pas le souvenir, non : plus profond, dans l'inconscient.

***

- Non, ma grande, il faut que je me fasse une raison, dit Fabienne au téléphone. Sa Mélanie, vivante, il avait quand même un contentieux avec elle, j'aurais peut-être eu ma chance. Mais là, morte, elle a tous les atouts : le chagrin, les enfants, l'appartement qui était le sien ! Il est complètement possédé !... Ben non, écoute ! Il est heureux comme ça, j'ai pas envie de lui casser sa cabane juste pour pouvoir prendre mon pied avec lui, ce serait trop égoïste, tu trouves pas ?... Tu me connais, je suis pas une sainte mais… Trop ou pas assez ! pas assez de passion et trop d'amitié… Oui d'amitié, tout compte fait, dès l'instant qu'on fait une croix sur le sexe… Allez, bonne nuit Caro. Bisou !

Elle raccroche son téléphone et rouvre sa messagerie sur l'ordinateur allumé devant elle. Elle tape.

Je suis heureuse pour tes enfants de ce que tu me dis. Leur équilibre m'avait frappée à La Sablière, tu te souviens ? Et je te disais que j'aimerais bien que mes enfants aient le même. Si vraiment le naturisme y est pour quelque chose, Anaïs est sur la bonne voie. Je n'ai pas eu à la pousser beaucoup pour qu'elle prenne goût, ou plutôt qu'elle découvre son goût pour la nudité. Mais Bruce… Je crois que sur ce point, et d'une façon générale en matière de morale et de religion, il est complètement sous l'emprise de son père. Et pourtant son père, il est soit hypocrite soit incohérent mais ça, je ne peux pas le dire à Bruce !

Elle s'interrompt, hésitante, avant de taper.

On pourrait vraiment pas trouver un petit créneau pour bavarder un peu autour d'une tasse de café ?

Elle relit son message et hésite encore, puis se décide à cliquer sur « envoyer ».

***

Léa achève d'habiller David puis dit au revoir à Clément, qui vient de rentrer, et aux enfants.

- Vous avez un parapluie ? demande Clément. Il commence à pleuvoir !

- Ça ira ! répond Léa en sortant. Ma voiture n'est pas loin de l'entrée.

Clément se déchausse, va boire un verre d'eau à la cuisine puis revient vers ses enfants, qui ont allumé la télévision dans le salon.

- Bon ! Les enfants, vous êtes douchés ?

- Ben oui Papa, dit Zoé. Et David aussi. T'as pas senti comme on sent bon en nous faisant la bise ?

- C'est vrai ! Où avais-je la tête ? Bon, eh bien à mon tour alors. Ça va me faire du bien, c'était une grosse journée. Faites pas de bêtises pendant ce temps !

Et il disparaît dans le couloir qui conduit aux chambres et à la salle de bain. Mais presque aussitôt on entend une clé dans la serrure de la porte d'entrée et Léa rentre, trempée, portant David.

- Papa ! appelle Thibaud. C'est Léa !

Clément revient en peignoir de bain.

- Qu'est-ce qu'il se passe ? Mais vous êtes trempée !

- J'ai un pneu crevé ! répond Léa. Je peux vous laisser David pendant que je change la roue ?

- Sous cette pluie ? Ce n'est pas raisonnable ! Non, écoutez, laissez-moi vos clés et je m'en occuperai demain matin de bonne heure. Il fera jour et d'ici là la pluie se sera bien calmée, je pense. En attendant je vais vous ramener chez vous !

- C'est gentil mais… ça m'ennuie de vous faire rhabiller à cette heure-ci et puis… Demain matin comment je vais faire sans voiture ? Le mieux, je crois ce serait d'appeler un taxi, et je lui dirai de me ramener demain matin.

- Ça va te coûter des sous ! s'inquiète Zoé. T'as qu'à dormir ici, comme ça demain matin tu seras déjà là !

- Ce n'est pas une mauvaise idée, ça ! dit Clément. Le canapé du salon est transformable et vous verrez, il est assez confortable !

- Ça, dit Léa, ce n'est pas ce qui m'inquiète, et David pourrait dormir avec moi pour une fois mais… On n'a pas nos affaires de nuit !

- Écoutez, plaide Clément en souriant, on a déjà des brosses à dents neuves, j'en ai acheté un paquet samedi dernier. Pour le reste…

- T'as qu'à faire comme nous, dit Thibaud.

- Ben oui, reprend Zoé. Vous avez qu'à dormir tout nus David et toi ! On vous dérangera pas !

- Après tout… concède Léa.

- Ouais ! triomphe Thibaud.

- J'ai une idée encore meilleure, dit Zoé. Thibaud et moi on peut dormir dans le canapé avec David et comme ça toi tu peux dormir bien tranquille dans notre chambre. C'est pas une bonne idée ?

- Géniale !approuve Thibaud.

- Pas bête, opine Clément. Mais ça, ça va être un bon prétexte pour ne pas dormir de bonne heure !

- Demain c'est mercredi ! Allez Léa, Papa, dites oui !

- Et toi, David, dit Clément se penchant. Qu'est-ce que tu en penses ?

David le regarde, le pouce dans la bouche, sans répondre.

- Il a rien compris le pauvre ! constate Zoé.

Elle s'agenouille pour être à sa hauteur et reprend :

- Tu veux dormir dans un grand lit avec Thibaud et moi cette nuit ?

- Dormir avec toi, approuve David, retirant son pouce de sa bouche pour faire un bisou à Zoé.

- Léa ? interroge Clément.

- Bon, ben alors d'accord !

- Mais vous grelottez ma pauvre petite ! Il ne faut pas garder ces vêtements mouillés. Voyons… Je peux vous proposer un jogging à moi, en retroussant un peu les jambes et les manches, vous croyez que ça ira ?

- Oui, merci… accepte Léa, rougissante.

- Je vous mets ça à la salle de bain avec une serviette propre. Prenez donc une douche, ça vous réchauffera. Je prendrai la mienne après.

Quelques heures plus tard, Léa, empaquetée dans un jogging de Clément et celui-ci, qui en a passé un autre, se penchent pour embrasser les enfants, sagement couchés dans le canapé-lit, Thibaud et Zoé encadrant David.

- Ils sont mignons ! s'attendrit Clément en sortant du salon.

- C'est trop joli ! approuve Léa.

Ils sont devant la porte de la salle de bain. Clément propose :

- Je me lave les dents et je vous laisse la place, d'accord ?

Léa entre dans la chambre des enfants, baisse le store puis s'allonge sur le lit de Zoé, les bras sous la nuque, rêveuse.

Un moment plus tard, Clément sort de la salle de bain et lance :

- Bonsoir Léa ! Faites comme chez vous, je ne sors plus de ma chambre !

- Bonne nuit ! répond Léa.

Elle se relève, va se laver les dents, puis ôte le pantalon de jogging, ne gardant que le haut qui lui descend à mi-cuisse, pour laver sa petite culotte qu'elle accroche, pour la mettre à sécher, au robinet de la baignoire. Avant de quitter la pièce, le pantalon à la main, elle sourit à son image dans la glace, se ravise et décide de natter ses cheveux pour la nuit. Puis elle regagne la chambre dont elle referme la porte sur elle, éteint la lumière avant d'achever de se déshabiller et se couche.

Le petit jour entre dans la chambre de Clément, dont le store n'est pas baissé. Clément regarde l'heure puis se lève en bâillant, va vers la chambre des enfants et pose la main sur la poignée de la porte, puis la retire vivement et murmure en secouant la tête :

- Oh ! Putain !

Dans la pénombre de la chambre, Léa dort profondément, à demi découverte.

Clément retourne dans la sienne pour enfiler un tee-shirt, un jean et des baskets, se gratte la tête puis va vers le salon sur la pointe des pieds, y récupère sur une table les clés de voiture de Léa non sans jeter au passage un coup d'œil sur le joli tableau des trois enfants endormis, puis prend au portemanteau un blouson, met les clés de l'appartement dans sa poche et sort.

Le bruit de la porte qu'on ferme a réveillé David qui regarde autour de lui, étonné, puis se penche sur l'oreille de Zoé et, à voix basse :

- Zoé !

La fillette ouvre les yeux.

- Où elle est Maman ?

- Tu veux voir ta maman ? Viens ! Réveille pas Thibaud.

Zoé se lève, suivie par David, et, le tenant par la main, le conduit à la chambre où Léa dort. Elle en ouvre la porte et le pousse doucement dans la pièce en disant à voix basse :

- Tiens ! Tu vois ? Elle est là.

- Léa ouvre les yeux et s'assoit en prenant soin de remonter le drap sous ses bras.

- David te réclamait, explique Zoé en s'approchant. Bonjour Léa. Je te le laisse. Moi, je retourne dormir avec Thibaud.

Entre David qui grimpe sur elle et Zoé qui approche sa tête pour lui faire la bise, Léa doit renoncer à retenir le drap. Elle regarde Zoé repartir tranquillement vers la porte et se retourner pour lui sourire avant de la refermer derrière elle. Pendant quelques secondes son regard reste fixé sur cette porte, rêveur. Puis elle attire David dans ses bras :

- Tu refais un petit dodo avec Maman mon chéri ?

- Dodo ! approuve le petit, se calant contre elle en reprenant son pouce.

Un peu plus tard. David dort, mais Léa, allongée sur le dos près de lui, a les yeux grands ouverts. Soudain le bruit de la porte d'entrée la fait sursauter. À la hâte, elle enfile le haut de jogging, se lève pour chercher fébrilement quelque chose qu'elle ne trouve pas, se décide enfin à mettre le pantalon et sort de la chambre pour se heurter à Clément qui poussait du coude la porte de la salle de bain pour y aller se laver les mains.

- Oh pardon ! Je vous ai réveillée ? Bien dormi ? Ça y est, votre roue est changée. Je la laisserai à réparer en passant, comme ça on pourra la remettre ce soir parce que votre roue de secours… ça va à la rigueur pour dépanner mais…

- Vous êtes trop gentil Mons… Clément ! Et moi qui ne vous ai même pas préparé un café !

- Attention Léa ! N'oubliez pas : pas de Monsieur !

- Je me suis reprise ! plaide Léa. Mais ça me gêne de vous appeler Clément ! Vous êtes mon patron, quand même !

- Mais non, mais non ! Vous savez bien que les vrais patrons, ce sont les enfants ! Vous verrez, vous vous y ferez ! Mais en attendant, pour le café, je ne dis pas non !

- Oh pardon ! J'y vais !

Clément s'essuie les mains et se retourne pour la suivre à la cuisine. Au passage son regard accroche la petite culotte mise à sécher et il sourit. À la cuisine, Léa est occupée à préparer le café. Clément regarde ses pieds nus, son jogging trop grand et ses nattes. Il sourit encore.

- Vous moquez pas de moi ! proteste la jeune femme.

- Je ne me moque pas, Léa ! Vous avez l'air d'une collégienne comme ça ! Quoique les collégiennes d'aujourd'hui… Disons que vous avez l'air d'une gentille petite collégienne d'autrefois. C'est gentil d'avoir accepté de rester : pour la roue c'était la meilleure solution et je crois que les enfants étaient ravis.

- Zoé m'a ramené David tout à l'heure ! Elle est trop mignonne ! Avec lui c'est une vraie petite maman vous savez !

Pendant que Clément boit son café, Léa s'éclipse pour quelques secondes. Il attend son retour pour pouvoir répondre sans élever la voix.

- J'ai vu ça… À cet âge-là les enfants sont des anges, ce n'est pas moi qui dirai le contraire !

- Pas tous ! Pas tous, croyez-moi ! Il y a aussi de vrais petits diables ! Des hyperactifs, on ne peut pas leur en vouloir mais il faut les supporter ! Mais les vôtres… On est obligé de les aimer !

Clément a fini son café.

- Bon, c'est bien bon de s'attendrir, mais il faut encore que je me rase et que je me change. J'occupe la salle de bain !

Il y entre et constate avec un sourire que la petite culotte a disparu.

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